Hommage prononcé en séance à l’occasion du décès de M. Jean Mistler, Secrétaire perpétuel honoraire

Le 17 novembre 1988

Pierre MOINOT

Messieurs,

Quand une devineresse, Mme Lenormand, prédisait en 1828 que cent ans plus tard Castelnaudary choisirait « le jeune homme qui rôde », peut-être voyait-elle déjà dans ses prédictions sibyllines apparaître sur la scène politique la mince silhouette élégante, le beau visage au front haut, le regard net enfoncé sous de larges sourcils, la bouche noble de Jean Mistler; peut-être savait-elle déjà que la nature de ce jeune homme, de ce rôdeur de ville en ville dont la promenade d’adolescent s’appelait « le bout du monde », était placée sous deux signes qui tour à tour s’opposeraient ou se marieraient dans des ruptures, des attirances diverses, des talents différents pour composer un destin et une œuvre dont le ciment d’unité — la constante hauteur de l’esprit — nous apparaît aujourd’hui parce que, pour notre chagrin, le destin est clos, l’œuvre arrêtée.

Toute une part de Jean Mistler, celle qu’il tenait peut-être de ses origines lauragaises, semblait marquée d’un signe solaire, qu’illustraient le robuste et logique équilibre de sa Montagne noire, le sens de l’ordre réfléchi et actif dont l’avaient nourri, avec beaucoup de latin et de grec, les dominicains de son cher Sorèze. Toute une pente de son œuvre s’appuie sur ce réalisme auquel il s’est heurté avec horreur, jeune lieutenant de 1918 dont la prudente Sorbonne et la rue d’Ulm avaient fait un messager de la culture française, en découvrant la terrible misère des peuples vaincus dans Vienne ou Budapest, ces « villes de désespoir » où « des mendiants en smoking, en redingote ou en dolman militaire couvert de décorations... tendaient la main aux portes des églises..., où les croque-morts apportaient des cercueils d’enfants sous leurs bras comme des étuis à violon ». C’est le même regard exact qui a présidé à ses études de critique littéraire, à sa science de chercheur et d’historien de la littérature ou à des récits qu’il écrivit en forme de contes voltairiens. Et ce goût de tenir en main la réalité, de participer à un pouvoir concret dont il avait vu très tôt la puissance sur la société des hommes dans Vienne décomposée, a fait qu’à trente-neuf ans, président de la commission des affaires étrangères de la Chambre, il avait déjà été trois fois ministre, avait dirigé les Œuvres françaises à l’étranger, avait organisé la radiodiffusion d’État et créé — qui s’en étonnerait ? — l’orchestre national.

Mais, en même temps, c’est en Bavière qu’il avait placé ses châteaux l’autre pente, héritée peut-être de son ascendance alsacienne, était davantage celle de l’ombre, du mystère, celle des sombres forêts germaniques où le visible et l’invisible confondent leurs reflets, celle de l’amour fou qu’il portait à la musique, où règne l’indicible. Un sortilège lui a fait découvrir en Hongrie une centaine de lettres d’amour de Mme de Staël, des affinités électives l’ont porté vers le Gobineau ami de Wagner, fabulateur chimérique de l’Allemagne, et vers Hoffmann surtout, Hoffmann le fantastique dont les fantômes transparents traversent l’opacité des murs et pour qui « la musique offre à l’homme un empire inconnu », proche de celui des songes. La musique et le rêve dominent toutes les œuvres de Jean Mistler qui tiennent à cet aspect de sa nature attiré par les ténèbres équivoques, les labyrinthes des apparences et les profonds espaces enchantés où résonnent indéfiniment les échos immatériels des voix et des sons. Celui qui avait été ministre du Commerce et stratège avisé de politique étrangère avait aussi écrit Ethelka ou La Maison du docteur Clifton, était familier d’Hoffmann ou de Novalis, vivait avec Wagner, pouvait chanter par cœur une centaine de lieder de Schubert, avait tenu le rôle de Pâris dans une représentation de La Belle Hélène à Budapest et commençait devant vous son discours de remerciements par une évocation de La Flûte enchantée. Ainsi la clarté et le mystère, la réalité et la chimère se sont-ils toujours mêlés pour accompagner le jeune garçon de quinze ans qui, partant en vacances en Allemagne vers l’imaginaire et vers la musique, avait soin de glisser dans ses malles un dictionnaire de grec.

La carrière publique de Jean Mistler, où d’autres sibylles voyaient les prémices d’un grand avenir d’homme d’État, a injustement basculé dans les remous incertains de l’après-guerre. Il en parlait peu, regardant seulement d’un œil d’entomologiste ironique la scène politique. Les bouleversements du monde contemporain l’étonnaient moins qu’ils n’avivaient sa conscience mélancolique de la fuite des jours et des choses qui lui faisait citer Homère, « elles sont pareilles aux feuilles des arbres, les générations des hommes », et chérir les beautés périssables, les villes, les œuvres d’art, la compagnie des femmes, l’écriture.

Pendant douze ans il a été le Secrétaire perpétuel de notre Compagnie; plus encore, il en fut l’âme et la main, et elle a peut-être été son bonheur. Son étonnante culture qui ressuscitait à plaisir les Anciens et Classiques, son exigence d’une langue pure, son extrême courtoisie, son extrême attention, son stoïcisme lorsque des malheurs privés l’avaient atteint, il les vouait à l’Académie tout entière. Il lui dédiait aussi son travail, les vingt-six discours qu’il a prononcés dans des occasions et sur des sujets aussi divers que sa curiosité était étendue, examinant si minutieusement notre passé qu’il découvrit une faute d’orthographe — le mot dictionnaire avec un seul n — dans le frontispice de notre édition de 1694.

Il décida il y a trois ans de s’éloigner de sa charge : sa mémoire était plus fidèle aux classiques et à l’histoire qu’aux jours ordinaires, sa vue surtout le trahissait, son regard embué l’obligeait à garder la tête si haute que sa silhouette était plus fière encore dans la vieillesse. La crainte de ne pouvoir nous apporter autant qu’il l’avait toujours fait lui fit choisir de ne plus être perpétuel pour redevenir simple immortel. Mais il continuait d’être le berger des mots, les replaçant dans des citations de grands textes où il voyageait en terre familière, ou corrigeant précipitamment la faute d’accent qu’il était seul à avoir entendue dans la citation grecque qu’il venait de faire. Cet amour des mots avait d’anciennes sources, qu’il nous a confiées : « J’ai toujours adoré les dictionnaire. Jadis, à Sorèze, m’y voyant chaque soir plongé quand j’avais fini mes devoirs, en quatrième, le surveillant de notre étude s’était imaginé que j’y cherchais “des mots grossiers”... Non, je n’y cherchais rien de tel, mais j’éprouvais le même plaisir de dépaysement que les clercs du Moyen Âge, lorsqu’ils trouvaient dans leurs Bestiaires ou leurs Lapidaires des noms d’oiseaux fantastiques ou de pierres mystérieuses. » Ces livres de raison qui tiennent la chaîne des âges mais peuvent aussi ouvrir les grands territoires de la rêverie, il me semble qu’ils renvoyaient à Jean Mistler son propre reflet. Il glissait entre leurs pages les fleurs cueillies dans ses promenades d’adolescent : « Lorsque par hasard... je vois, entre deux feuilles, une plante sèche que j’y ai mise il y a trois quarts de siècle, et dont je ne sais plus le nom, je rêve à ces après-midi de mai ou de juin où nous allions... cueillir l’orchis-abeille et l’homme-pendu, et cette plante... qui s’effrite en poussière sous mes doigts me rend, intactes et brillantes comme un cristal, ces journées d’ombre et de lumière, de nuages et de soleil que rien, sauf la mort, ne pourra me reprendre. »

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M. Jean Mistler est décédé le 11 novembre 1988.