Discours sur les prix de vertu 1983

Le 15 décembre 1983

Pierre MOINOT

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE

tenue le jeudi 15 décembre 1983

DISCOURS

DE

M. PIERRE MOINOT
Directeur

 

Messieurs,

L’idée de porter secours à la vertu, de la récompenser d’argent et de vouloir sa louange publique porte à quelque rêverie. Un censeur y trouverait le signe d’une candeur qui, par une sorte de transmutation des grâces, voudrait voir le bienfaiteur lui-même paré des mérites qu’il a voulu honorer ; un moraliste décèlerait quelque certitude assez innocente pour être assurée de connaître la mesure des âmes ; un soupçonneux se demanderait ce que de telles générosités veulent effacer d’une vie ou d’une fortune, et si ce ne sont pas des remords qui tressent des couronnes à la vertu ; un sceptique dénoncerait un ingénu souci d’éternité liant un nom pour des siècles à une institution prise au piège de sa propre immortalité, qui a déjà prononcé ce nom cent-soixante et une fois et va le louer une cent-soixante-deuxième. Rien de tout cela ne peut se lire dans le testament d’Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget de Montyon, dont les dispositions ont une précision de financier, une exactitude de comptable, une sûreté d’ancien conseiller d’État, à l’exception d’une seule phrase qui les éclaire d’une exigeante bonté : « Je demande pardon aux hommes de ne leur avoir pas fait tout le bien que je pouvais et que, par conséquent, je devais leur faire. »

Un peu d’argent à sa paroisse, un peu plus à ses domestiques, quatre diamants fort estimables à ses amis, beaucoup d’argent à sa filleule, une somme énorme — environ six cent mille francs de 1821 — aux hospices de Paris pour être distribuée aux pauvres à leur sortie, et voilà qu’apparaît au milieu de ces libéralités considérables, mais traditionnelles, une préoccupation plus étrange : trois mille francs seront employés « pour faire une statue en marbre formant un buste de Madame Elisabeth de France avec cette inscription : « À la vertu. » Ce buste, ajoute-t-il, sera placé dans un lieu où il pourra être vu de beaucoup de personnes. » Comme si le marbre lui-même ne paraissait pas assez sûr, M. de Montyon cherche la pérennité de l’exemple dans quatre prix fournis chacun par un fonds important ; le premier devance notre mode de l’écologie et s’adresse à « celui qui découvrira les moyens de rendre quelque art mécanique moins malsain » ; le second, qui a peut-être inspiré M. Nobel, encourage « un perfectionnement de la science médicale ou de l’art chirurgical » ; les deux autres sont destinés « à un Français pauvre qui aura fait dans l’année l’action la plus vertueuse » et « au Français qui aura composé et fait paraître le livre le plus utile aux mœurs ». Ainsi se balançaient le souci d’encourager un progrès dont l’Académie des Sciences avait charge d’apprécier qu’il était bien utile à tous et affirmait par là même qu’il servait une vertu publique, et la volonté d’exalter par l’écrit ou l’exemple les vertus privées, dont notre Compagnie accepta en 1822 de se faire juge.

Pourquoi l’Académie ? Ce point à lui seul pourrait faire l’objet de longues réflexions où s’ébaucherait peut-être l’idée qu’une institution qui maintient les mots est en même temps gardienne des valeurs qu’ils expriment. La confiance de M. de Montyon était à vrai dire beaucoup plus ancienne puisque quarante ans auparavant, dès 1782, et tout simplement sans doute parce que l’Académie était devenue l’amie des philosophes et qu’il y comptait des protecteurs, elle avait reçu de lui la charge de récompenser les actes vertueux « accomplis dans les rangs les plus humbles de la société ». Mais ce que ce bienfaiteur aimait autant que la vertu, c’était sa célébration, et qu’on parlât d’elle ; il en avait déjà le buste en tête, comme d’une déesse, et souhaitait si fort qu’un culte lui fut rendu qu’il voulait partager son offrande entre le vertueux couronné par l’Académie et l’académicien qui, dans un discours en prose ne durant pas plus d’un demi quart d’heure, en aurait été le zélateur. La Compagnie refusa naturellement cette division, qui eût privé la louange de la vertu de porter en elle-même sa propre récompense. Mais la coutume est restée de louer, et pour moi qui vais faire durer cette récompense plus d’un demi quart d’heure, je sais bien que vous auriez déjà hésité sur ma vocation à un prix de vertu, même partagé.

Comme il serait tentant, Messieurs, d’imaginer le monde de sentiments, d’idées, de scènes, de portraits, que soulevait chez M. de Montyon le mot vertu, dans ce dix-huitième siècle finissant. En romançant tout le prologue, nous l’aurions vu apprenant à lire dans les Réflexions de Vauvenargues ou dans l’Esprit des lois ; il se serait fait peindre tout jeune encore par un élève de Greuze, tenant à la main l’Essai sur le mérite et la vertu de Diderot ; il aurait lui-même écrit quelque traité sur la logique qui pousse des esprits ayant réhabilité les vertus civiques, la justice des lois et le droit des gens à restaurer dans leur nécessité souveraine les vertus privées ; il aurait publié à Genève, juste après la disgrâce de Turgot, un éloge des défenseurs du bien public ; il aurait été l’auteur d’un pamphlet contre les sceptiques pour qui, aurait-il dit, la vertu n’est qu’un masque, ou l’attribut dérisoire et illusoire du mendiant refusant qu’un juron soit le prix de l’aumône de Don Juan, ou le triste et banal privilège d’un état pour beaucoup si commun qu’il détourne d’y jeter les yeux parce qu’il est de toutes façons irrémédiable : la pauvreté ; mêlant le vrai à l’imaginaire nous l’aurions vu causant avec son maître Buffon, ou écrivant de son Intendance de Saintonge à sa filleule un commentaire de l’idée simple de Candide que « les hommes sont faits pour se secourir les uns les autres », en oubliant de dire que lui-même prend à sa charge les impôts des miséreux ; dans un discours proposé par une académie de province il aurait évoqué les tourniquets d’enfants trouvés ou les ateliers de charité pour louer les premières écoles du dimanche pour les pauvres qu’il a vues s’ouvrir en Angleterre ; nous l’aurions enfin surpris feuilletant en 1782 l’annuaire de l’Académie : un léger doute peut-être sur le cardinal de Bernis, mais pour quelques autres, quels juges ! d’Alembert, d’Argenson, Buffon, Chamfort, Condillac, Condorcet, Malesherbes... M. de Montyon dans notre rêverie n’eut pas été homme, selon Chamfort justement, à « faire des cachots en Espagne », il aurait eu dans l’avenir de la vertu, en rendant sa visite de bienfaiteur, une foi de douze mille livres bien pesantes. « Mais quelle vertu ? lui aurait alors, demandé le Secrétaire perpétuel de notre Compagnie. Voulez-vous honorer la juste sérénité des constructions sociales ? la rigueur des citoyens dans leurs devoirs envers l’État ? la pureté des mœurs et jusqu’à leur retenue virginale ? ou plutôt peut-être le courage, tout simplement ? le dévouement de ceux qui choisissent de servir les autres et non de se servir des autres ? — C’est tout un, aurait répondu M. de Montyon, l’habit ne m’importe pas, jugez de la vertu toute nue, qui est la générosité du cœur. » Il aurait oublié en partant, près de sa chaise, le livre paru quelques mois auparavant, dans lequel un signet vengeur aurait marqué le récit d’une famille dans la misère dont le malheur n’est secouru que pour servir les calculs du libertin Valmont : Les liaisons dangereuses, et d’Alembert, Secrétaire perpétuel, refermant la porte après l’avoir reconduit et se souvenant du discours de Rousseau sur les sciences et les arts, aurait murmuré en souriant « O vertu, science sublime des âmes simples. »

Je ne m’aventurerai pas, Messieurs, à examiner si les âmes les plus simples ne sont pas celles dont la candide audace veut récompenser la vertu, ou nous-mêmes, dont la candide audace en décide. Nous savons pourtant de reste la force que prennent en littérature, de Justine à Jean Valjean, les malheurs d’une vertu qui n’a de couronne que dans les larmes des lecteurs, lesquels se trouvent ainsi auréolés par compassion. Sans doute M. de Montyon était-il conscient de s’inscrire dans un de ces grands mouvements de mœurs que porte parfois l’histoire ; sans doute a-t-il applaudi en 1790, de sa prudente retraite de Lausanne, en voyant notre Compagnie honorer de son prix une marchande mercière qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille, — la mercière était à la place que j’occupe et fut acclamée. Il misait sur l’exemplarité de l’acte qui serait grâce à lui souligné ; il était loin de soupçonner qu’il allait déclencher une sorte d’émulation du don, un concours sans précédent dans la bienfaisance, dont l’Académie allait devenir la principale société.

La curiosité me conduit à vous rappeler des chiffres, alors qu’il eût fallu, à côté de Montyon, reconnaître les noms de ceux qui se sont complètement identifiés à lui par des fondations identiques, en tout vingt-deux ne comptant que pour une seule dans le total des cent-vingt fondations qui, parmi les deux-cent-cinq que vous gérez, sont inspirées par un élan moral. Et les préoccupations dominantes de ces cent-vingt fondateurs éclairent d’un jour différent un moment de l’état social où la vertu s’est peu à peu défaite de ce pouvoir souverain et sacramentel auquel l’avait haussée la vague qui soulevait M. de Montyon et ses philosophes. En substituant à ce pouvoir singulier une pluralité de vertus cardinales, elle a glissé dans un mécanisme social dont elle est devenue un des rouages, elle s’est soumise à un ordre dont elle est devenue une des conditions.

Chacun de ces cent-vingt donateurs recherche bien sûr la vertu qu’il a choisie chez ceux qu’une libéralité d’argent peut soulager, et quarante d’entre eux en précisent diversement l’état : pauvre, de condition modeste, tombé dans l’infortune, nécessiteux ou plus crûment malheureux. Mais cinq seulement se rapprochent de M. de Montyon et du groupe serré de ses disciples pour lier la vertu au seul dévouement pour les autres. Ce dévouement doit être un acte de pur courage pour douze fondateurs et neuf autres ont songé à ceux que le courage laisse diminués ou solitaires, les blessés, les aveugles, ou les veuves et les orphelins des victimes de la mer, de la mine, des carrières, de la guerre. Toutes les autres fondations, près de quatre-vingts pour cent, distinguent la vertu coulant d’une source familiale : cinquante-deux la cherchent dans des familles chargées d’enfants, quarante-deux dans des enfants qui se sacrifient par piété filiale, toutes reconnaissant ainsi la famille, à ce moment de l’histoire d’une société, comme la cellule fondamentale. Il n’est à peu près pas trace dans tout cela des mœurs ; les bonnes vont, semble-t-il, de soi.

Que de signaux révélateurs, aussi bien, dans les intentions ! Elles ne s’adressent plus seulement à la vertu pauvre, mais définissent si clairement l’objet de leurs bienfaits qu’elles dessinent à elles toutes quelques grands traits d’une époque, en même temps que transparaît à travers chacune l’histoire voilée du donateur. Ainsi les élus à récompenser doivent être trente-neuf fois filles ou femmes, et seulement onze fois jeunes garçons, seize fois catholiques, quinze fois paysans, une fois laïque. Des clauses plus précises révèlent aussi ce dont celui qui les comble a manqué ou souffert, ce dont il a quelque remords ou regret, ou ce qu’il veut marquer d’un particularisme d’état ou d’appartenance : tel héroïsme doit se situer en Lorraine ; telle famille méritante doit être cherchée dans ce qui fut sans doute l’itinéraire d’une vie, la réunion du Jura, de la Seine-et-Oise et du VIIIe arrondissement, ou dans ce qui a pu être l’origine d’une fortune, la fabrication et la vente des corsets ; on peut rêver de même sur les circonstances qui amènent à vouloir récompenser une jeune fille dévouée à ses parents, à condition qu’elle soit couturière de son état ; Balzac aurait voulu savoir pourquoi la seule fondation anonyme s’adresse à « des demoiselles pauvres et bien élevées, âgées de vingt à cinquante ans, et de naissance irrégulière ». Et Flaubert aurait écrit le roman de ces « vieux serviteurs... restés chez le même maître plus de vingt années et n’ayant touché qu’une partie des gages qui leur étaient dus ».

Quant au prix décerné à un ouvrage utile aux mœurs, c’est Balzac lui-même qui nous livre un petit roman que nous pourrions appeler « 9 000 francs de récompense », puisque c’en était en 1833 le montant. Annonçant Le médecin de campagne à Zulma Carreau, « c’est un écrit bienfaisant, dit-il, à gagner le prix Montyon ». Et son ami Thomassy renchérit en lui conseillant des modifications « qui n’ont de sens que dans le cas où vous songeriez au prix Montyon ». Mais l’Académie écarte le livre à son dernier vote et Balzac en garde un aigre ressentiment : « Mon Dieu, que j’ai de choses à vous dire, écrit-il à Madame Hanska, comment l’Académie a voulu donner le prix Montyon au Médecin de campagne et comment j’ai fait, pour ne pas être mis au concours, autant de démarches qu’en font pour obtenir le prix les autres concurrents. » Bien qu’attribuant à Montyon « une vertueuse bêtise » et à l’Académie la faiblesse « d’encourager la littérature des livres de demoiselles », il continuera de penser au prix en fonction de ses dettes, pour Le Curé de Village, puis pour L’envers de l’histoire contemporaine. Pour avoir trop souhaité peut-être d’en recevoir le montant, qu’il chiffre à vingt mille francs en 1842, Balzac figure parmi nos refusés.

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Un grand silence entoure désormais le mot vertu. Notre siècle l’a délaissé comme si les images qu’il fait naître étaient repoussées en même temps que l’ordre social qui les permettait. La charité que nos donateurs ont à la fois pratiquée et honorée, le dévouement de ceux qui se donnent aux autres comme pour célébrer instinctivement la grandeur de notre propre espèce ont souffert du voisinage équivoque d’une autre démarche qui prétendait porter le même nom, qui servait de manteau à l’hypocrisie et inventait la formule « pauvre, mais honnête » pour faire accepter la misère. Ces charités d’alibi, cette bonne conscience bourgeoise que Saint-Augustin plaçait déjà parmi les « vices brillants », en s’abritant sous le mot vertu l’ont rendu suspect. Même lorsqu’ils ne sont que pureté, les grands élans généreux supposent un état que nos constructions sociales nient parce qu’elles veulent l’effacer : le malheur, et surtout ce malheur particulier qu’est le dénuement. Un autre vocable a porté à son tour des intentions, des espoirs ou des injonctions de toutes sortes, aussi souple que celui de vertu, aussi diversement habillé d’épithètes, aussi commode ou aussi exigeant selon les cas : celui de justice. Nous parlons comme si les vertus solitaires avaient fini par se fondre en un immense cortège menant à une vertu solidaire, la justice, qui les tiendrait quittes ‘de tout enjeu et ferait son affaire du malheur.

Ce vieux songe résiste à tout événement. Nous voulons croire qu’il existe une forme de société capable de dispenser à tous un bonheur réconcilié, devant lequel le bonheur de chacun cesserait d’être arrogant ou menacé ; et nous rêvons de cet âge d’or où les inégalités du sort, sinon ses coups, deviendraient improbables parce que toutes nos vertus réunies en une seule justice sauraient les conjurer. Aussi bien nos lois ont-elles tissé tout un réseau de protections qui ont allégé en partie ce que nous appelions vertu du soin de secourir les familles trop nombreuses, les vieillards trop solitaires, les déshérités et les malades trop pauvres. En même temps, puisque les lois engendrent des droits, l’idée de recevoir la charité est devenue insupportable en ce que l’offrande est accusée de vouloir remplacer le dû et de mettre en scène à nouveau une situation d’injustice. Le mot vertu, poussé par ceux qui craignent d’être dupes, glisse lentement vers le magasin des accessoires comme nous voudrions qu’y glissât derrière lui le mot malheur.

L’Académie elle-même a entouré le mot vertu des précautions qu’on réserve à un malade. Elle a renoncé à délivrer le diplôme qui en consacrait la reconnaissance et dont certains de ses lauréats se faisaient autrefois une gloire. De peur d’écarter d’elle quelque vertueux craignant les sourires, ou redoutant peut-être pour elle l’ironie du temps, notre Compagnie ne parle plus désormais que de dévouement, et bien qu’elle ait aménagé ses fondations, dans toute la mesure où la loi le lui permettait, pour les rapprocher des mœurs elle a parfois quelque mal à être informée des situations ou des actes que ce dévouement a marqués. L’habitude s’est prise de ne plus destiner notre éloge à des personnes, comme si elles dussent rougir d’être distinguées, mais de lui donner le tour abstrait d’une réflexion de moraliste nostalgique.

Ainsi l’image qu’une époque se fait de la vertu n’est-elle plus pour la suivante qu’une image d’Epinal, aux dessins gauches, aux couleurs passées, aux légendes vieillies et touchantes. Et parce que la morale est plus fermée peut-être que l’amour et plus dépendante de son temps, nous raisonnons sur un mot très anciennement prononcé dont il nous semble ne plus percevoir qu’un écho déformé. Mais ce murmure suffit pourtant à assurer que la vertu a franchi les années, échappé à la raison, dépassé la morale et rejoint l’amour. Celle qu’honoraient M. de Montyon et ses continuateurs a sans doute, sur près de deux siècles, varié dans ses intentions, sa formulation, son contexte, peut-être son nom, elle n’a pas changé de source ni d’objet.

Je retrouvais autrefois les visages familiers des vertus dans les illustrations de mon livre de morale. La piété filiale, c’était la leçon donnée à ces mauvais enfants qui écartaient de leur table un vieux père aux mains tremblantes et lui donnaient une écuelle de bois, jusqu’à ce qu’ils découvrent leur propre fils creusant au couteau dans un morceau de bois ce qui voulait être aussi une écuelle, « pour quand vous serez vieux », disait le gamin. Le chapitre courage s’ouvrait sur la femme du gardien de phare remplaçant en pleine tempête son mari blessé, puis un jeune homme se jetait aux brides d’un cheval emballé dont la voiture allait renverser son chargement d’enfants, ah ! que j’ai envié ce jeune homme et combien je rêvais de l’imiter malgré la peur qui me tenait quand je l’imaginais. La charité avait les traits de la femme en bonnet des « Pauvres gens » dont le mari songeait à recueillir les orphelins de la maison voisine : « Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! » Eussé-je su que Hugo avait volé ce vers à un Toulousain des jeux floraux dont il était juré, il ne m’aurait pas paru moins sublime. Je tremblais d’une compassion fervente à l’histoire des deux soldats blessés, un Français et un Allemand, agonisant dans le froid et dont l’un couvrait l’autre de son manteau avant de mourir : « Sois content, petit, c’était le Français. » Mais le dévouement presque terrifiant, parce qu’il supposait toutes les autres vertus réunies, c’était celui du maçon juché avec un camarade sur un échafaudage qui soudain cédait sous le poids : l’un des deux hommes était de trop et j’entends encore leur dialogue versifié, dans sa concision pathétique :

« J’ai trois enfants, Jacques, une femme...
— C’est juste !, dit cette bonne âme,
Et dans la rue il se jeta. »

Ces histoires embuaient nos yeux d’une émotion que je me refuse à croire naïve ; elles nous apprenaient en tableaux grossis le tragique du malheur, et l’exaltation qu’elles nous donnaient, le besoin instinctivement révélé de conjurer ce malheur de toutes nos forces parce qu’il devenait aussi notre lot nous faisaient entrevoir de façon confuse, ardente et pourtant apaisante que nous contenions une parcelle d’un ordre supérieur, de même nature que l’ordre de l’amour, qui nous liait fatalement à nos semblables et par là même nous emportait.

Qui douterait, quand les images des terreurs et des massacres assaillent nos jours, que cette sensiblerie désuète n’ait fini par tuer ce qu’elle voulait peindre ? Il suffit pourtant de la dépouiller des habits démodés dont chaque époque la pare, d’alléger au goût du jour le portrait trop appuyé et de lui trouver dans notre monde présent, au hasard de nos journaux télévisés, d’autres modèles pour que renaisse celle que nous n’avons plus coutume de nommer, la vertu dans sa dureté de diamant, dans sa pureté originelle, qui signifie puissance et courage. « Ne savez-vous pas que la vertu est un état de guerre, disait Rousseau après Vauvenargues, et que pour y vivre on a toujours quelque combat à rendre contre soi ? » Chacun choisit sa guerre, sans doute, et la mesure de soi qu’il veut donner. Cette exigence, nous savons maintenant qu’aucune société ne peut l’hériter de ses membres, parce qu’aucune institution ne peut remplacer l’intime dévotion, celle qui n’appartient pas plus aux pauvres qu’aux riches, celle que ne lie pas toujours la même morale et qu’on trouverait aussi bien dans la solidarité des prisons, celle qui engage jusqu’à sa vie, celle qui déploie peut-être ses trésors dans les lieux de terreur que la haine a enserrés de murs ou de barbelés, celle qui souffre dans les stades ou dans les goulags parce qu’elle a dédié ses tourments à la liberté des autres, celle qui, dans sa nostalgie d’absolu, a voulu ne serait-ce qu’un instant la virginité des êtres et du monde, qui se révolte de la savoir impossible, qui ne peut accepter d’« aimer à mi-hauteur ». Nos temps de fer connaissent aussi les difficiles délices de la fraternité et nous croyons encore à la vertu des plantes, — nous les appelons parfois des simples —, qui est de donner sans retenue tout le pouvoir enfermé dans leur suc.