Réponse au discours de réception de M. Frédéric Vitoux

Le 27 mars 2003

Michel DÉON

 

Réception de M. Frédéric Vitoux

 

 

     Monsieur,

     Vue du ciel, ou tout au moins d’un aéronef, l’île Saint-Louis s’apprête à doubler l’île de la Cité sur sa droite. Autant la Cité a des allures de porte-avions avec pour passerelle les tours de Notre-Dame et pour mât de misaine la flèche de la Sainte-Chapelle, autant Saint-Louis, malgré des superstructures imposantes et un discret clocher à jour, figure un rapide croiseur de l’escadre parisienne. Si l’île Saint-Louis, plus légère, hésite depuis des siècles à tenter cette délicate manœuvre, c’est par respect pour l’ancienneté du porte-avions et parce que la courbure du fleuve réduit la visibilité. À n’importe quel moment, de sous le pont d’Arcole peut surgir une péniche ou un de ces bateaux-mouches dont vous vous plaignez, à juste titre, que trois fois par jour, leurs haut-parleurs programmés entonnent sous vos fenêtres La Vie en rose, chantée par Édith Piaf.

     Si l’on en croit une gravure ancienne, l’île Saint-Louis s’est singulièrement rapprochée de l’île de la Cité au point que celle-ci a pu lui lancer un bout : le pont Saint-Louis. Avec les ponts de la Tournelle, Marie et Sully, votre île, si longtemps vagabonde dans les estampes, est désormais bien arrimée au cœur de la capitale. Claude Roy qui l’aimait, se postait sur la proue pour l’écouter « voguer en ronronnant au creux de sa rivière, égoutter trois notes du haut de son clocher, froisser ses arbres nonchalamment et se souvenir de ses souvenirs avec une distinction triste, taciturne et jalouse ».

     Ce n’est pas par hasard si, avant de vous répondre, je m’attarde à évoquer l’île Saint-Louis. Même quand elle n’est pas le décor ou le sujet de vos romans et de vos évocations, elle est présente entre les lignes et c’est à elle que vous pensez quand, dans Fin de saison au palais Pedrotti, vous dites de deux amants : « Ils se ménagent une île avec beaucoup d’eau et de silence pour les garder. » En fait, dans ce cas, il s’agit de l’Isola di Garda et du lac de Garde. Dès que l’on pense au bonheur, vous offrez à vos héros l’abri d’une île. À Venise, vous êtes comme l’Angelo Pardi du Hussard sur le toit, « au comble du bonheur ». Embrassant les îles de la lagune et leur République flottante, vous criez grâce, c’est presque trop lorsque vous dressez l’amoureux et savant inventaire de ses richesses photographiées par Jérôme Darblay.

     Vous avez écrit un roman, Sérénissime, qui, contrairement à ce que l’on attend, ne se déroule pas à Venise, mais dans votre chère île Saint-Louis que ses naturels, horrifiés par le cours des événements nationaux et mondiaux à la veille de la Deuxième Guerre mondiale, érigent en République indépendante, avec sa propre constitution, un journal presque périodique, Le Télégraphe, un bon peuple d’artisans, de rentiers, d’esthètes, de poètes, d’artistes et même, perle rarissime, pratiquement introuvable ailleurs et encore plus difficile à conserver dans son état premier : une rosière. Certes, les plus chauvins de vos îliens empruntent parfois les ponts pour se rendre sur le « continent », mais on garde l’impression que c’est pour mieux encore se persuader de l’éminence de leur « Sérénissime ». Pour ces aventuriers, les préoccupations majeures ne sont pas le déferlement des armées ennemies mais l’invasion de leur territoire par les béotiens et les touristes, non les bombardements mais la sauvegarde des vieilles pierres et des quelques arbres menacés par les crues de la Seine. Avec l’installation d’une poste et d’une banque, les Ludovisiens sentent menacé le splendide isolement de leur insularité.

     Pourtant, Monsieur, vous n’êtes pas né sur cette île. Au mois d’août 1944, en France, et, particulièrement dans le Loiret, il y a eu, durant quelques heures, notamment à Vitry-aux-Loges, un étrange vacuum entre le départ de la Wehrmacht à la tombée du soir et l’arrivée des troupes alliées au lever du soleil. Vous avez profité de ce silence pour venir au monde, croyant naïvement que la paix n’était plus la guerre. Votre père est arrivé à bicyclette de Paris pour constater que vous aviez bien deux yeux, deux bras et tout par deux. Rassuré, il est reparti aussitôt pour Paris, toujours sur deux roues et vous ne l’avez revu que quatre ans plus tard. C’est le sujet de cet émouvant roman que vous avez publié en l’an 2000 : L’Ami de mon père.

     Quelques jours après votre naissance, votre mère regagnait Paris avec vous dans cet appartement de l’hôtel Lambert, quai d’Anjou, loué par votre grand-père, le docteur Vitoux, en 1906. Vos propres parents y ont passé leur vie et vous y vivez depuis vos premiers vagissements. Trois générations de Vitoux — faute de documentation, je n’ai pas pu découvrir combien de chats vitoliens ont également partagé la vie de votre famille —, trois générations se sont succédé sous les mêmes lambris de hauteur, dans les grandes pièces de l’étage noble aux fenêtres donnant sur la Seine et le port des Célestins. Pour vos études, il n’y a rien eu de plus simple : vous iriez sur la rive droite, juste en face, chez les oratoriens du collège Massillon. À peine cinq minutes aller et retour.

     Comment s’étonner dès lors que vous ayez été séduit par une demoiselle de votre voisinage, sans chercher aventure ailleurs. Selon la tradition des îles, elle aurait dû vous apporter en dot un pâturage, peut-être quelques pommiers ou une chèvre, mais la terre est plus que rare à Saint-Louis. Nicole Chardaire n’apportait ni champ, ni verger, ni chèvre, mais une librairie qui orienterait votre vie. L’Étrave, rue Saint-Louis-en-l’Île, occupait un espace vraiment réduit : quinze mètres carrés à peine. Pour atteindre les derniers rayonnages, il fallait un brevet d’alpiniste. Les meubles, se réduisaient à une table Louis XIII généralement occupée par un chat, et deux fauteuils. La libraire aimait parler avec les amateurs de passage. Il me semble que vous étiez encore lycéen quand vous avez osé monter les deux marches de ce sanctuaire. Là, en plus d’une subtile conseillère, vous avez découvert tout le pan d’une littérature qui manquait à la bibliothèque familiale du quai d’Anjou. Bien guidé par Nicole Chardaire, vous dévorez en vrac Jean Genet, William Faulkner, Italo Svevo, Michel Leiris, les Céline d’après le retour en France, notamment D’un château l’autre auquel, mal préparé, vous m’avez dit n’avoir rien compris. Les clés vous manquaient. Vous les trouverez vite à la deuxième lecture.

     Quand les discussions s’éternisent, on traverse la rue pour les continuer en face au Café des Sports qui fait angle avec la rue des Deux-Ponts. La libraire vous accompagne, gardant à travers la vitre du café un œil sur sa boutique au cas, malheureusement assez rare, où un amateur se présenterait. Ainsi, le dernier salon où l’on cause se tient-il tantôt dans un étroit boyau plein de charme ou dans un café dont les propriétaires se trouvent être les parents de Nicole Chardaire.

     Comme Jacques Laurent dont, il y a instant, vous évoquiez l’éducation dans le hall de la gare Saint-Lazare, vous avez fréquenté là les beaux esprits et les moins beaux, vous avez prêté l’oreille au parler populaire si souvent savoureux en même temps qu’avec les autres, les habitués de la librairie, vous découvriez ce monde immense, sans frontières, le tout-puissant imaginaire qui sauve les hommes de leurs craintes et de leurs pauvretés. Avec les Chardaire au comptoir, la même bienveillance régnait pour tous les habitués, ceux du petit noir arrosé d’une goutte de marc avant l’ouverture du chantier, les amateurs de rince-cochon ou les fervents du ballon de blanc à toute heure, comme ceux plus raffinés : le futur président Pompidou venu en voisin, le peintre Chagall, les Américains James Jones et Patricia Highsmith, le chanteur-compositeur Moustaki, Frédéric Dard, Daniel Boulanger et bien d’autres.

     Les îles sont de parfaits modèles réduits. On se coudoie, se connaît, s’aime, se méprise pour une question d’ancienneté. En cas de malheur, la solidarité est si spontanée qu’elle efface un peu du drame et sèche les larmes. Les bonnes et les mauvaises nouvelles se répandent en traînées de poudre, les vertus sont discrètes et les vices ostentatoires. Quel terreau pour un romancier ! L’anatomie d’une île dont chaque membre joue le rôle de milliers d’autres est une inépuisable source d’information pour un écrivain en herbe. En somme, sans en pressentir encore la vérité, vous répondiez à ce propos de Jacques Chardonne qui s’étonnait « qu’un romancier ait de l’imagination s’il n’a pas vécu dans une petite ville ». Entendez « île » au lieu de « ville », et vous conviendrez qu’une telle expérience est un don du ciel. L’observation si juste chez vous, le goût du dialogue également si juste dans vos adaptations télévisées de Sans famille ou de Robinson Crusoé, vous les devez aux premières années de votre vie au sein de ce microcosme ludovisien au cœur du macrocosme parisien.

     Bien entendu — et c’est à peine besoin que je le précise — vous avez épousé la jeune et jolie libraire. Tout le monde le prévoyait. Après quelques émotions initiatiques — sans comparaison toutefois avec le drame des Capulet et des Montaigu — vous avez trouvé la paix du cœur et votre première lectrice. Elle vous materne quand il faut, elle est sévère si vous oubliez un instant de l’être. Elle est ce que je qualifierais, peut-être hardiment par un oxymoron qu’on me pardonnera, « une ombre lumineuse ». Au nom de tous vos amis, cet hommage devait lui être aussi rendu.

     Monsieur,

     puisque c’est à vous que je m’adresse, la tradition veut que je feigne de vous apprendre en public ce que vous savez fort bien sur vous-même depuis votre premier « areu-areu » jusqu’à votre dernier livre. Suivons cette coutume le plus brièvement possible en attendant d’aborder le moment où, après quelques hésitations qui honorent votre respect de la chose écrite, vous obéissez à votre for intérieur et publiez un essai sur les deux premiers romans de Céline : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit.

     Je relève dans votre curriculum vitae qu’après le Collège Massillon, vous avez poursuivi vos études secondaires au lycée Charlemagne, que vous vous êtes cru mathématicien, une vocation vite abandonnée pour vous diriger, puisque vous étiez un fou de cinéma, vers l’Institut des hautes études cinématographiques, nourrissant une ambition également vite abandonnée pour vous inscrire finalement à la Sorbonne où vous présentez, en 1968, un projet de thèse sur Céline : Misère et Parole, qui deviendra, remaniée pour un public moins universitaire, votre premier livre cinq ans plus tard.

     Que de détours pour en arriver à l’essentiel !

     Vous avez vingt-neuf ans. On devait s’attendre à l’appel de cette vocation : votre grand-père, le docteur Georges Vitoux, celui-là même qui s’installa quai d’Anjou pour y prendre racine, est une sorte de Pic de la Mirandole. Non content de passer ses examens de médecine à plus de quarante ans, il s’intéresse aux manifestations paranormales, aux activités psychiques ou aux révélations du subconscient probablement influencé par Charcot, qui venait d’attirer Freud à Paris, un Freud encore inconnu. En même temps, le docteur Vitoux écrit de plaisants levers de rideau pour le théâtre de l’Odéon. Grâce à ce qui reste de sa bibliothèque, nous avons relevé quelques titres significatifs de ses œuvres : Les Coulisses de l’au-delà, L’Occultisme scientifique (sic), et un essai mystérieux, intitulé Artillerie et Météorologie, que l’on croirait sorti tout droit de la fameuse bande dessinée du charmant Christophe, plus célèbre pour Les Aventures du savant Cosinus que pour sa carrière de polytechnicien. Érudit polygraphe, votre grand-père est persuadé que, dans les domaines les plus variés, l’intelligence ne dit pas tout et que nos intuitions sont autant de moyens d’investigation dont nous négligeons de nous servir. Quant à votre père, journaliste de son métier, il fut aussi l’auteur de quelques romans dont il est plaisant d’entendre, pour une dernière fois peut-être, les titres : Capriccio et Le Tiroir secret.

     Si l’expression servant à caractériser les fils et les filles des gens du théâtre peut aussi servir aux générations successives d’écrivains de la même famille, je dirais, Frédéric Vitoux, que vous êtes un enfant de la balle. Vous avez grandi dans une maison tapissée de livres dont, en particulier, les deux premiers romans de Céline : Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit. Leur lecture agit sur vous comme un électrochoc. Pendant des années, vous tournerez autour de ces romans dont la publication, trente ans plus tôt, a bouleversé le paysage littéraire français. J’entends bien qu’il n’était pas question pour vous d’emboîter le pas de Céline. D’abord, ce n’est pas dans votre nature. Ensuite, c’est inimitable. Non, ce qui vous intéresse chez cet écrivain de génie, c’est sa lutte forcenée contre une société où l’homme exploite l’homme, où la parole est mensongère, où la misère endémique et la cruauté sont acceptées à l’état naturel. Ce que dénonce Céline, c’est le Mal au-delà du Mal, le Mal pour le Mal.

     Votre soutenance de thèse est datée de 1972, le premier état de Céline, Misère et Parole est de 1973 et Gallimard le publie dans la collection des « Essais ». Une nouvelle approche de Céline paraît en 1978, une troisième en 1987. Trois fois, vous avez remis votre ouvrage sur le métier. Et j’ai bien envie d’ajouter, sans sourire, une dernière interrogation sur l’œuvre célinienne par un biais tout à fait intéressant : une étude de son chat, le célèbre Bébert que Céline sauva des scènes de ménage de l’acteur Le Vigan, son voisin à Montmartre. Bébert partagea la vie aventureuse de son nouveau maître — si tant est qu’un chat accepte un maître — et ne le quitta pas durant les errances entre Montmartre, l’Allemagne, le Danemark et le discret retour en France.

     Votre idée est excellente. On aimerait une série d’essais sur la psychologie des écrivains à travers leurs animaux de compagnie. Les chats semblent bien être les grands favoris : Léautaud, Colette, T.S. Eliot ont anobli leurs chats. Malraux a distingué une catégorie spéciale de chats : les chats d’écrivains qui dorment sur leurs tables sans rien déranger du désordre qui, traditionnellement, y règne. Votre portrait de Bébert est le reflet et l’antithèse de Céline. Ce chat est en même temps : pensif, dormeur, égoïste, fugueur, résigné et rusé. Il se fout complètement d’être transporté dans une vieille musette pendant un voyage chaotique, pourvu qu’à heures régulières Céline partage avec lui de maigres provisions. Il est là, il attend. Que pense Bébert des tribulations de son ami ? Rien, sans doute. Il prend sa part des catastrophes avec un flegme méprisant. Il est l’anti-Céline et l’élément modérateur dans les cas de panique. Par son mutisme, il oblige aussi Céline à s’arrêter de divaguer pour commencer à écrire. Grâce à ce bref, tendre et spirituel essai vous avez mis à jour la pitié existentielle de Céline, vous êtes entré dans les étranges méandres de son cœur.

     Il est intéressant de constater combien, malgré une passion célinienne, Cartes postales, votre premier roman, est à mille lieues de l’univers dans lequel vous ont plongé votre thèse puis votre essai, à mille lieues des dogmatismes vieillissants de la littérature dite engagée qui compte encore ses attardés — nous venons de quitter les années soixante —, à mille lieues des constructions de l’esprit qui musellent le roman. Non seulement vous leur tournez délibérément le dos, mais vous en balayez les oukases en inventant pour un livre – un seul livre et pas toute une œuvre fondue dans le même moule et proposée pour seule et dernière vérité jusqu’à l’apocalypse — en inventant une forme de récit d’une dextérité, d’une richesse nostalgique hors du temps. Voilà la vraie audace à une époque où des colloques répètent aux quatre coins de la France et à l’étranger que le roman a jeté ses derniers feux et qu’il serait charitable de le laisser mourir en paix. Vous passez outre la critique qui allonge le cadavre du roman sur la table de dissection et commente gravement les causes de sa mort, violant sa genèse, son esprit, sa mystérieuse naissance et même parfois, oserais-je le dire, sa sainteté.

     Le roman est l’expression de notre avide besoin de liberté. Un peuple privé de mythes est livré sans défenses aux robots. On lui vole son passé, ses espérances, ses larmes et ses rires, son sang commun. Dans les pays totalitaires, les romanciers inspirent une méfiance légitime. Leurs œuvres empestent le soufre : Pasternak voit le stalinisme interdire son Docteur Jivago, une morale d’état interdit l’Ulysse de Joyce et la Lady Chatterley de D.-H. Lawrence dans les pays anglo-saxons. On condamne Henry Miller au silence dans son propre pays. Il y a encore partout dans le monde de grandes œuvres sur lesquelles s’exerce une si forte pression qu’il n’est pas question de les republier.

     Monsieur,

     cette parenthèse ne m’écarte pas de vous. Elle souligne seulement la flegmatique indépendance d’esprit qui vous caractérise. Je viens de relire Cartes postales. Si, trente ans après sa parution, des détails de ce roman étaient sortis de ma mémoire, je n’en avais pas oublié le subtil mécanisme : exposées sur une table, quelque huit cents cartes postales retrouvées dans un grenier s’offrent à la curiosité du narrateur. Les tampons de la poste indiquent qu’elles ont été écrites et envoyées pendant une longue période, de 1900 à 1920. La destinataire est une jeune fille puis femme, collectionneuse passionnée et cœur changeant. Le narrateur découvre – ou quand il ne découvre pas, il imagine avec brio – la vie de cette inconnue, ses foucades, ses secrets, ses problèmes familiaux et ses amitiés amoureuses. Vous décrivez avec minutie le recto des cartes. Ce sont des vues de la grand-rue, de la place de l’hôtel de ville, de l’église à la sortie de la messe, d’une allée bordée d’arbres ou de quelque scène folklorique. Image par image se dessinent le cadre et les personnages d’une époque que le lecteur sensible voit resurgir d’un passé oublié. On dirait d’un film muet baignant dans la grisaille, légèrement flou devant l’objectif manié sans art. Dans cette succession de décors se déroule une histoire racontée entre les lignes de la partie où la poste contenait la correspondance. Les caractères des correspondants évoluent, se démasquent lentement, aidés par l’imagination du lecteur. Dès votre premier livre, vous avez compris qu’un roman a deux auteurs : celui qui l’écrit et celui qui le lit. Cartes postales est un roman à plusieurs vitesses : le temps qui rétrécit au fur et à mesure qu’il est repoussé dans le passé, emportant avec lui la fragile vie des protagonistes, le temps immobile de la guerre, le temps furtif des chagrins et des blessures de l’âme et du corps.

     Si j’avais été vous, j’aurais appelé ce roman : Le Gâchis. Hommes et femmes se croisent sans se connaître ou se méprennent sur leurs sentiments et leurs attirances. Il en a toujours été ainsi. La grande occupation du temps est la destruction des serments qui se croyaient éternels. Cartes postales est un roman peut-être encore plus attachant par le non-dit que par ce qui est exprimé en clair. Ces jeux d’ombre et de lumière m’ont irrésistiblement fait penser à des projections d’une lanterne magique.

     Il n’y a rien d’étonnant quand on sait que vous êtes un ardent cinéphile.

     Ce qui me fait remonter plus haut dans votre vie, à l’époque où vous songiez à suivre les cours de l’IDHEC Oublions la chronologie. Nous ne sommes pas à cela près et, depuis que vous êtes Immortel, j’imagine que les dates vous importent moins. Tout ce que j’ai à vous dire ici vient d’un mince livre, de ce que j’appellerais plutôt une « plaquette », au titre énigmatique : Il me semble désormais que Roger est en Italie. La parution est de 1986 et le propos concerne un de vos amis dont vous ne prononcez que le prénom : Roger.

     De certains livres parfaits dans leur brièveté, on devrait pouvoir dire, comme d’une phrase heureuse, qu’ils sont des bonheurs d’expression. J’ai cherché pourquoi le vôtre y répondait si bien. L’ayant lu et relu, je crois pouvoir dire que la raison de cette sorte de grâce à laquelle nous aspirons sans toujours pouvoir la saisir, tient à ce que ce si délicat petit livre est une offrande à l’amitié. Pas aux bruyantes amitiés à grandes claques dans le dos, pas au « un pour tous, tous pour un » avec lequel Alexandre Dumas a enthousiasmé nos jeunesses, mais à l’amitié tacite, où chacun croit avoir reçu de l’autre ce qu’il a, en fait, lui-même donné. Une amitié qui se passe de mots et d’embrassades.

     Vous avez poussé la délicatesse jusqu’à laisser croire que ce « Roger » est un personnage de votre invention et je l’aurais volontiers cru si, dans un article de La Quinzaine littéraire, Maurice Nadeau ne l’avait nommé. Roger est Roger Tailleur, qui fut membre du Comité — j’allais dire du « soviet » et ç’aurait été à la fois vrai et faux — de la revue Positif. Comment êtes-vous devenus amis ? Voilà qui tient du conte de fées et passe par la librairie l’Étrave où Nicole Chardaire, pas encore Vitoux, joue la messagère giralducienne. Elle a pour clients des rédacteurs de la revue et vous encourage à leur envoyer un article, votre premier article. Le conte de fée commence vraiment là. Chose inouïe, on vous répond et, mieux encore, on publie votre premier article.

     Positif est une sorte de brûlot permanent, en guerre avec Les Cahiers du cinéma et la critique en général, en guerre avec le milieu qui vit du Septième Art.

     Grâces soient rendues aux revues. Il n’y a pas un jeune homme de lettres, un poète en herbe, un rêveur de la mise en scène ou un scénariste qui n’ait, à un moment ou un autre, espéré créer une revue, rassembler autour d’un titre quelques amis et crier à l’instar de Rastignac : « À nous deux la Littérature ! »

     Dans le cas de Jacques Laurent que vous évoquiez il y a un instant, il n’était pas question de renverser la République. On rappelait seulement à l’ordre le pouvoir littéraire si pesant dans les années cinquante. La Parisienne, qui aimait ferrailler avec les pontifes, ne craignait pas non plus — oh ! horreur à l’époque — de plaire.

     Je ne crois pas qu’il en était de même avec Positif. Malgré son sérieux affecté et son didactisme, cette revue a certainement été un moment heureux de votre jeunesse. D’un seul coup vous étiez entré dans le cénacle, un milieu fort éloigné de celui d’où vous veniez. Là s’est nouée votre amitié avec Roger Tailleur qu’une métamorphose complète attendait quand, quelques années après, il a quitté la revue. De fou de cinéma, il est devenu fou d’Italie. Pas n’importe quel fou. Non. Un fou organisé, méticuleux, documenté, infatigable dans ses pérégrinations, amassant des livres, des brochures, même des cartes postales comme l’Andrea de votre roman, notant le tout et les riens, refusant malgré vos demandes d’écrire le moindre article. L’Italie était son domaine privé. S’il en partageait les émotions et les ravissements avec vous deux lors des dîners quai d’Anjou, c’était probablement tout. Deux complices caressaient sa passion, une passion pour l’amour de l’art. Quand, trop perdu dans son fabuleux inventaire, il n’a peut-être pas vu venir la maladie, elle l’a emporté en quelques jours. Roger a disparu de votre vie avec sa discrétion et sa pudeur habituelles. Vous avez refusé d’y croire.

     Refermant ce précieux in memoriam, j’ai l’impression que le couvert de votre ami est encore mis au 3, quai d’Anjou et que vous l’attendez pour reprendre une conversation interrompue sur Anghiari, une petite ville toscane qu’il avait trop vite traversée. « Voilà, peut-être », écrivez-vous, « une définition possible de l’amitié : cette rivalité rieuse entre nous, ce bonheur que nous éprouvions, Nicole et moi, en Italie, redoublé par la seule idée d’en parler avec lui. Un ami, c’est un démultiplicateur de bonheur. »

     Monsieur,

     les romanciers connaissent tous, à un moment ou à un autre de leur vie littéraire, une déception : un livre, le fruit de leur chair et leurs veilles, tombe, dès sa parution, dans une trappe et disparaît sans laisser d’autres traces que des exemplaires défraîchis dans les boîtes de nos chers amis, les bouquinistes des quais. Qu’est-il arrivé ? Personne ne peut fournir d’explication rationnelle. Et puis, à part l’auteur qui tente de trouver une raison pas trop blessante pour lui-même, l’éditeur n’a guère le temps d’élucider les motifs d’un échec ; déjà se bousculent au portillon d’autres romans, affamés de reconnaissance.

     Vous avez deviné que je pense à votre deuxième ouvrage de fiction : Les Cercles de l’orage, indûment qualifié de roman sur la couverture, et, plus honnêtement, de « variations » dans la page de titre. Sans l’occasion qui se présente aujourd’hui, il est probable que je n’aurais jamais lu ces trois beaux récits. J’ignorais que, parmi vos saints, vous honoriez à ce point Joseph Conrad. Comme il est un des élus de mon propre panthéon d’auteurs, j’avoue m’être d’abord alarmé avant de rendre les armes.

     Nous devons à André Gide la première traduction de Typhon en 1918. Ce n’est pas le chef-d’œuvre de Conrad, c’est un de ses chefs-d’œuvre. Peut-on toucher à ce roman sans commettre de sacrilège ? Vous avez osé ! En fait, vous n’y touchez pas, vous le contournez habilement et respectueusement. La silhouette du placide et bourru capitaine McWhirr vous hantait. Qui est cet homme, d’où vient-il, où et comment finira-t-il ses jours ? Il y a des livres dont les silences insupportent. À la dernière page, Conrad reprend ses personnages et les garde pour lui. À jamais. Leur passé était négligé, leur avenir est resté dans ses mains. Nous nous sentons dépossédés. Quelle sorte de jeune homme était McWhirr à son premier embarquement comme officier ? Si, dans les dernières pages de Typhon, Conrad esquisse bien un portrait de Mrs. McWhirr, pourquoi n’en dit-il pas plus ? Comment expliquer le fossé qui sépare le capitaine courageux de sa futile épouse ? Enfin, quel a pu être le destin de cet homme guetté par la vieillesse et la retraite ?

     Voilà les interrogations légitimes d’un lecteur rendu à sa solitude quand l’auteur met – ou croit avoir mis – un point final à cette titanesque aventure.

     Au centre de votre projet, vous aviez le capitaine McWhirr, force taciturne possédée par une idée fixe : braver le typhon et transpercer son centre avec l’étrave de son cargo, le Nan-Shan, comme le capitaine Achab a transpercé Moby Dick avec son harpon. Pourquoi McWhirr risque-t-il ainsi son bateau et, non seulement son bateau, mais l’équipage, pour ne pas parler des deux cents coolies chinois enfermés dans la cale ? Pendant que les héros jouent leur vie, le monde qui vit à leur crochet, le monde à l’abri de la fureur des mers australes, vaque à ses dérisoires occupations sans une pensée pour le capitaine au long cours :

  • première variation avant le typhon : McWhirr a été jeune. À dix-huit ans, après sa réussite aux examens de la Marine marchande, il a sacrifié au rite avant d’embarquer : une fille du port lui laisse le souvenir poisseux des amours sordides ;
  • deuxième variation pendant le typhon : Mrs. McWhirr trop occupée par l’organisation d’un thé de charité qui rapportera quelques livres sterling pour les pauvres de la paroisse, ne prend pas le temps d’ouvrir la lettre de son mari dans laquelle il lui raconte sa bataille avec le typhon ;
  • troisième variation bien après le typhon : McWhirr a pris sa retraite. Sa femme est sans doute morte. Sa fille est mariée, probablement mère de famille. Ce sont deux étrangers. Placé dans une maison de retraite pour personnes âgées, McWhirr, à demi lucide, prend les commandes d’une mutinerie des pensionnaires.

     Pathétique ? Oui, bien sûr, et même au-delà de ce que Conrad a tu. Ce n’est pas lui forcer la main, c’est pénétrer dans l’intimité d’un livre, le faire sien, s’inquiéter du sort des personnages, en discuter avec l’auteur comme on le ferait très naturellement en se promenant avec lui sur les quais d’un port à l’heure de l’embarquement. On parle peu de soi, beaucoup des autres. L’heure est sévère et tendre. Le cœur se serre d’avoir à quitter un ami, un livre.

     Monsieur,

     j’aurais aimé parler aussi longuement des livres qui ont suivi Cartes postales et Les Cercles de l’orage, mais nous serions encore sous la Coupole à minuit. Jérôme Garcin dit de votre œuvre qu’elle propose « un autoportrait sans fard mais passionné » et il vous qualifie de « prestidigitateur ». Si habile que vous soyez à disparaître derrière des prête-noms ou à vous réserver le modeste rôle de scribe d’une histoire recueillie par une grâce spéciale du hasard, nous vous retrouvons chaque fois, discret, respectueux des mots, assez amoureux de la langue française pour la conduire au but sans lui faire, en route, de trop bruyants enfants.

     « La prose, écrivait Jacques Laurent, ne demande à la langue que d’être un outil probe ; elle évite des grincements qui attireraient l’attention sur son fonctionnement (), elle peut communiquer une émotion sans s’émousser et un message particulier sans se départir de son universalité. »

     Votre « message » particulier, ne serait-il pas que, d’un roman à l’autre, le lecteur reconnaît votre voix intérieure ? Quand il aimait un livre, Jean Cocteau disait à un jeune auteur : « Mon petit, tu tiens un fil rouge, ne le lâche pas ! » On repartait perplexe et c’est seulement après des années que le fil rouge apparaissait liant les œuvres les unes aux autres. J’ai cherché votre fil rouge et il me semble l’avoir trouvé : c’est l’Amitié — avec un « a » majuscule — qui donne à vos romans et à vos essais cette tonalité si rare. Elle prend les formes les plus diverses : tantôt les personnages ont affaire à vous qui les traitez avec une indulgente affection, tantôt ce sont eux qui vous témoignent leur reconnaissance comme cette vieille dame, Yedda, dont le narrateur, qui vous ressemble beaucoup, a hérité la bibliothèque. Généreux et partageux, vous nous présentez vos amis les plus célèbres : Stendhal en premier naturellement, et Rossini encore plus naturellement puisque vous êtes son biographe et que vous lui faites jouer un plaisant rôle dans La Comédie de Terracina, roman auquel nous avons attribué notre Grand Prix en 1994. Nous connaissons vos peintres préférés, quels interprètes vous aimez au cinéma, au théâtre, au concert. Dans Des dahlias rouge et mauve, qui paraît ce mois-ci, vous prenez pour personnage une grande comédienne qui fut votre amie — et la mienne aussi —, et vous la déguisez en chanteuse d’opéra-comique. Les initiés, tout de même assez nombreux, la reconnaîtront facilement mais le sujet du roman est, plus que ses foucades et ses irrésistibles caprices, l’exquise amitié qu’elle cultivait avec ses fidèles. Ne retrouve-t-on pas aussi dans la personne de votre Fin de saison au palais Pedrotti quelques traits de ce Roger que, pour effacer le chagrin de sa disparition, vous feignez de croire en Italie ?

     Sur ce fil rouge tendu de livre en livre, je vois aussi passer comme des fil-de-féristes, quantité de chats. Ils dorment, se promènent ou ronronnent, lourds de pensées, secrètes. Nous avons déjà parlé de Bébert, le chat de Céline, son miroir déformant. Un amour de chat, souvenirs et confidences d’un vétérinaire, raconte comment un chat passe à la casserole. Un recueil de nouvelles, Riviera, parle de chats à plusieurs reprises : l’un exhibe une féroce canine, l’autre est plus envoûtant empaillé que vivant, un troisième « grogne » ! Suzanne Lebonheur, dans les dahlias a, bien entendu, un chat siamois. Chez vous, quai d’Anjou, veille en attendant votre retour ce soir un chat gris aux yeux d’or d’une aristocratique beauté. Depuis dix-sept ans, il est le dieu lare de votre appartement. Je le soupçonne de réserver ses commentaires jusqu’au départ des invités. Si vous aviez été Noé, je crains que vous ayez souvent détourné la tête pour ne pas voir des chats monter en surnombre dans l’arche.

     En épigraphe de La Nartelle, roman qui date de 1985, vous avez écrit : « Les personnages et les événements évoqués dans ce livre sont fictifs. Toute ressemblance avec des personnages ou des événements réels ne serait, par conséquent, que le fruit du hasard. » Personne n’est dupe de ce genre de précautions prises par un romancier quand il finit par confondre son monde imaginaire et le monde dont il s’est inspiré. Giono l’a bien précisé dès la première page de son si beau Noé : « Rien n’est vrai. Même pas moi ; ni les miens, ni mes amis. Tout est faux. Maintenant, allons-y ! » vous pourriez faire vôtre ces péremptoires précautions.

     Monsieur,

     jugez de l’émotion qui m’étreint cet après-midi. Il y a seize ans, à la place que vous occupez, se tenait Jacques Laurent et c’est moi, Directeur de la séance, qui le recevais et lui répondais après avoir relu le plus important de son œuvre. Déjà, grâce au temps, cette œuvre se décantait et prenait sa juste place dans le tableau vivant de la littérature contemporaine. Son entrée à l’Académie jetait une lueur nouvelle sur les livres et la pensée d’un rebelle rejoignant les gardiens de cette langue française qu’il avait si brillamment illustrée de ses essais et ses romans. Après avoir longtemps bataillé et affirmé sa différence, en devenant un des nôtres, il signait un armistice, peut-être même la paix avec certains d’entre nous qu’il n’avait pas ménagés et qui ne l’avaient pas non plus ménagé. Succédant à Fernand Braudel — et bien que lui-même historien —, il m’avoua n’avoir rien lu de son prédécesseur. Certes, ils ne partageaient pas la même conception de l’histoire. Jacques Laurent, depuis sa jeunesse, était un bainvillien passionné par les grandes mutations politiques européennes et, à l’intérieur de la France, par les fragiles équilibres entre les forces de l’ordre et du désordre. Quelques pages de La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II lui suffirent pour comprendre l’esprit et la méthode du grand historien et il compara son œuvre à un de ces films qui l’on se repasse à l’envers : un navire naufragé sort lentement du fond des mers et retrouve sa voilure et son équipage en remontant le passé. Son remerciement, récité presque entièrement par cœur sans un coup d’œil à sa copie, est une belle marque de respect pour son prédécesseur. Vous avez parlé de Jacques Laurent avec émotion. Sa mémoire ne fait que commencer. Je souhaite seulement que vous participiez à nos travaux plus souvent que lui. Vous portez beaucoup de casquettes : scénariste, romancier, essayiste, critique de littérature étrangère au Nouvel Observateur, musicologue Il est possible que j’en oublie, mais ce n’est déjà pas si mal. Les jeudis, vous apporterez vos compétences à la révision du Dictionnaire. Les soins que nous donnons à ce travail explique, en partie, les décennies nécessaires à chaque nouvelle édition et notre impavidité devant des sarcasmes vieux comme le monde. Le temps a toujours été notre allié. Vous allez découvrir nos rites, les uns solennels comme aujourd’hui, les autres qui relèvent plus de la civilité des anciens temps. Ils se perpétuent depuis trois cent soixante-huit ans pour le salut de notre entente collégiale. Je vous souhaite la bienvenue parmi nous.