Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. André Roussin

Le 5 novembre 1987

Claude LÉVI-STRAUSS

Hommage à M. André Roussin*

prononcé par M. Claude Lévi-Strauss
directeur en exercice

dans la séance du jeudi 5 novembre 1987

 

Messieurs,

Celui à qui nous devons tant de moments de gaieté nous plonge aujourd’hui dans la tristesse. Certes, André Roussin donnait à nos séances ce qu’il estimait, trop modestement, être le meilleur de lui-même : « une sorte de vitalité méditerranéenne, a-t-il écrit, portant en soi une drôlerie ». Mais même si un public enthousiaste assura à La Petite Hutte et à Lorsque l’enfant parait plus de 1 500 représentations, et permit à André Roussin – fait sans précédent dans les annales du théâtre – de triompher simultanément sur quatre scènes parisiennes et d’autres à l’étranger, ce public se serait lourdement trompé en ne voyant en lui qu’un amuseur. Il croyait que le principe de la comédie est de divertit, mais, ajoutait-il, « en dirigeant un projecteur sur tel ou tel phénomène social et en faisant rire le peuple des travers ou des tares d’une société ».
Après avoir lu, il y a quelques semaines, son dernier livre, Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, je lui écrivis que je découvrais l’érudit. Servi par une connaissance approfondie de toutes les ressources de son art, André Roussin fut d’abord un merveilleux technicien du théâtre : le plus difficile de tous les genres littéraires, car une pièce ne supporte pas de n’être pas parfaite. Le romancier, le philosophe peuvent se permettre quelques lenteurs ou digressions : libre au lecteur de passer outre. C’est impossible au théâtre où chaque réplique, chaque mot doivent faire progresser l’action. Or, chez André Roussin, ils n’ont pas seulement une fonction dramatique : ce maître artisan était aussi un moraliste. Il a lui-même raconté comment, dans ses années de jeunesse où il dut faire un peu tous les métiers (en plus de jouer pour la première fois Shakespeare sur une scène de Marseille) : employé d’une compagnie d’assurances, journaliste, vendeur de peinture et de vernis, ou bien mobilisé pendant la guerre, il prêtait attention aux moindres détails des petites comédies humaines dont il était spectateur : « J’y trouvais des perles que Breton n’eût pas rejetées et dont je tenais registre. » Ces observations sur le vif devaient plus tard nourrir son œuvre.
On est étonné d’apprendre de ces exquis recueils de souvenirs – La Boîte à couleurs, Le Rideau rouge, Rideau gris et habit vert –, dont les titres multicolores reflètent sa passion tardive pour la peinture, que certaines de ses pièces les plus drôles furent composées pendant qu’il était en proie à des souffrances physiques. Sur un plan plus profond, son œuvre ne trahit-elle pas aussi une ambiguïté ? « Chaque sujet comique, a-t-il écrit, a son envers dramatique ou tragique. C’était à cette tonalité que je tenais. » S’il avait choisi d’écrire des comédies, c’était, précisait-il, pour « obliger le public à accepter par le rire ce que je voulais lui faire entendre ».
Sa personnalité laissait parfois apercevoir des coins secrets. Il n’a fait qu’allusion à l’angoisse sous l’empire de laquelle, auteur adulé, il a constamment travaillé. « Sitôt installé dans un état, fût-ce celui du succès, confie-t-il quelque part, je m’y ennuie et aspire à d’autres émotions. Je ne suis pas fait pour la stagnation mais pour la quête et la nouveauté. » Il y avait en lui quelque chose du visionnaire. Ses personnages s’emparaient de lui : « Ils vivaient leur histoire et n’avaient nul besoin de mes commentaires [...] ces deux femmes que je faisais parler [dans L’École des dupes] commençaient à m’apprendre quelque chose. »
Ce côté mystérieux, anxieux de sa nature explique peut-être qu’il ait été dès sa jeunesse obsédé par l’idée d’une fin prochaine : « Ne croyant pas à ma mort, je ne pensais pourtant qu’à elle.» Il écrivait, il y a quatre ans seulement, alors qu’il délaissait le théâtre pour la peinture : « La dernière comédie que j’ai fait représenter s’appelle La Vie est trop courte. Si au moment de mourir j’avais un pinceau en main et le temps de dire une phrase, je crois bien que je dirais cette phrase-là. »
Il n’y a guère que deux semaines, nous l’avions vu revenir parmi nous, éprouvé certes par la maladie, mais sa présence nous faisait augurer son prochain rétablissement. La vie fut trop courte pour lui. Elle fut trop courte pour nous, qui l’aimions et l’admirions, et pour son immense public, qui partage notre deuil.

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* décédé le 3 novembre 1987.