Réception de Joseph Kessel
M. Joseph Kessel, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. le duc de La Force, y est venu prendre séance le jeudi 6 février 1964, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
L’acte de remerciement auquel se livre à l’instant d’entreprendre son discours celui qui a eu la bonne fortune d’être accepté par vous, est le réflexe le plus naturel de courtoisie et de gratitude.
De siècle en siècle, cette même coupole a entendu les nouveaux membres de votre Compagnie s’employer à ce même exercice. Mais je crois, et même je suis sûr, que la tradition centenaire a été renouvelée chaque fois, et comme rajeunie, moins par les mots, dont tout écrivain connaît hélas les limites, que par les émotions qui, elles, dans leurs nuances, leurs inflexions, dans le prisme singulier de leur arc-en-ciel, ne sont jamais pareilles chez deux hommes.
Pour moi, un sentiment tout particulier l’emporte, qui dépasse de loin et de haut ma personne.
Quand, pour tenter d’être reçu parmi vous, je me suis présenté au fauteuil du duc de La Force, ce fut uniquement par le hasard des circonstances, et de ces échanges imprévus entre la vie et la mort qui soudain s’imposent à nous. Mais votre choix, lui, n’a eu rien de fortuit. Il a été voulu, mûri, délibéré.
Or, pour remplacer le compagnon dont le nom magnifique a résonné glorieusement pendant un millénaire dans les annales de la France ; dont les ancêtres, grands soldats, grands seigneurs, grands dignitaires, amis des princes et des rois, ont fait partie de son histoire d’une manière éclatante, pour le remplacer, qui avez-vous désigné ?
Un Russe de naissance, et Juif de surcroît. Un juif d’Europe Orientale. Vous savez, Messieurs, et bien qu’il ait coûté la vie à des millions de martyrs, vous savez ce que ce titre signifie encore dans certains milieux, et pour trop de gens.
Oh ! j’entends bien, pour vous la question ne s’est même pas posée et vous êtes surpris, sans doute, de me l’entendre mentionner ici. Mais croyez-moi, le fait même de cet étonnement méritait qu’il fût signalé. Croyez-en quelqu’un qui a beaucoup voyagé, beaucoup écouté et prêté une attention profonde aux voix des hommes qui ont souffert et souffrent encore de la discrimination, des hommes en mal d’équité, de dignité. Pour eux, j’en suis sûr, vous qui formez la plus ancienne et l’une des plus hautes institutions françaises, vous avez marqué, sans même y penser et d’un geste d’autant plus précieux, vous avez marqué, par le contraste singulier de cette succession, que les origines d’un être humain n’ont rien à faire avec le jugement que l’on doit porter sur lui.
De la sorte, Messieurs, vous avez donné un nouvel appui à la loi obstinée et si belle de tous ceux qui, partout, tiennent leurs regards tournés vers les lumières de la France. Soyez-en remerciés.
Messieurs,
Vous ne serez pas surpris que l’éloge d’un gentilhomme venu au monde un jour d’été, dans le dernier quart du XXe siècle, commence à Dieppe, où chaque année les dames de la haute société couraient se changer en baigneuses, à peine retombées la poussière et les rumeurs du Grand Prix de Longchamp. C’est à cause de ce rite saisonnier et mondain qu’un duc de La Force ou un prince de Broglie se sont trouvés Normands par naissance.
La dépêche de papier rose était donc partie d’une maison de location située en bordure de mer, quelques minutes après onze heures du soir le 17 août 1878. Écrite aussitôt après l’événement par la comtesse de Maillé, grand-mère maternelle du nouveau-né, elle annonçait au marquis de Caumont La Force, retenu aux courses de Deauville, la naissance de son premier fils. Les prénoms d’Auguste-Armand-Ghislain-Marie-Joseph-Nompar, enracinés dans la famille pendant des générations, étaient sûrement désignés d’avance. Depuis le début de la saison, la marquise attendait patiemment son enfant en lisant La Reine Margot, d’Alexandre Dumas et une histoire de Mlle de La Vallière, tandis qu’à Paris, dans son hôtel de la rue de Presbourg, le dixième duc de La Force, futur grand-père, vivait avec la même patience ses dernières années.
Demain, sur le turf de Deauville, quand le marquis de Caumont La Force verra triompher sa jument Aurore et son pur-sang Valérien, il aura sur lui la feuille de papier rose qui est déjà destinée à prendre sa place dans les archives familiales après les parchemins et les manuscrits. En effet, à dix siècles de bonheurs et de périls extrêmes, elle promet une suite : il y aura un douzième duc de La Force.
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Les premières impressions reçues par Auguste de Caumont de La Force ont un intérêt beaucoup plus grand que de simples détails biographiques.
Pour approcher le secret de cette longue vie qui se voulait sans secret, pour tenter de démasquer l’aventure d’une existence qui évitait les aventures, les années d’enfance nous livrent un trésor d’images enchaînées à d’autres images, bien plus anciennes que le petit garçon aux yeux bleus, et aux boucles blondes autour de qui les fantômes s’assoient familièrement dans la compagnie des vivants.
La couleur des yeux et des cheveux, il les tient de son grand-père La Force encore vivant, qui les tenait lui-même de sa mère Marie-Constance de Lamoignon. Quand le vieux duc regarde son petit-fils en murmurant : « cet enfant est un Lamoignon », il évoque cette mère si belle qui, jeune émigrée de seize ans sous la Révolution, avait inspiré au futur chancelier Metternich une longue et malheureuse passion. Né lui-même en 1803, ancien page de Louis XVIII, et bien qu’il fût, selon ses propres termes, « légitimiste comme une dévote du Faubourg Saint-Germain est pieuse », le duc n’en avait pas moins épousé une jeune fille du parti d’Orléans, élevée avec les filles du roi Louis-Philippe, Antonine de Celles, avait fait le coup de feu contre la République en juin 48, occupé un siège de sénateur sous Napoléon III, et pris la route de l’exil pendant le bref incendie de la Commune. Cette histoire d’une même vie, qui avait été jalonnée par tant de régimes écroulés, ne résumait-elle pas cruellement la longue histoire d’une maison elle-même traversée par d’insurmontables conflits de la légitimité politique ou religieuse ? D’une famille que les troubadours rattachent à un compagnon d’Hercule né au pays de la Bible et venu de l’Orient avec le demi-dieu jusqu’au bout du monde occidental où il aurait fondé Agen. Mais que les historiens, plus modestes, ne situent pas au-delà du Xe siècle après Jésus-Christ.
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De leurs nombreuses forteresses perchées sur le Lot et sur la Garonne, les seigneurs de Caumont ont eu à descendre de siècle en siècle pour prendre un parti impossible tantôt entre le roi de France et le roi d’Angleterre, prétendu roi de France, mais suzerain légitime de la Guyenne, tantôt encore, quand la liberté religieuse n’existait pas, entre la religion protestante de leur conscience et la religion d’état catholique, tantôt enfin, quand la Révolution sépara le service de la France et le service du Roi. Ils y ont perdu, outre de nombreuses vies, leur château de Caumont-sur-Garonne, rasé sous Charles VII, reconstruit sous Louis XI, rasé sous Louis XIII, et celui de La Force, sur la Dordogne, construit sous Henri IV, abattu par la Convention, dont il ne restera aux descendants que la ruine du pavillon d’honneur.
Mais les châteaux disparus n’empêchent pas de bâtir un palais. C’est encore le grand-père survivant de tant de glorieuses infortunes qui a donné au jeune Auguste le paradis de son enfance. Perdu au sommet du lointain quartier des Champs-Élysées, — là où l’on se presse aujourd’hui dans le Drugstore —, l’hôtel de La Force, cerné de verdure, valait à son propriétaire le surnom de « Portier de Paris ».
Auguste de Caumont La Force y partageait avec sa sœur Élisabeth et plus tard avec ses frères Armand et Jacques, la souveraineté d’un dernier étage sous la garde de nurses étrangères.
Quand les enfants descendent chaque matin faire à leurs parents leur petite cour, ceux-ci, debout côte à côte, leur semblent parés de la majesté qu’on voit aux portraits de famille. Lui, en jaquette noire et pantalon beige, a le teint mat et la chevelure sombre d’un caballero espagnol. Homme de chasse et de chevaux, il a été pendant treize ans secrétaire d’ambassade à Londres avant de quitter la carrière. Elle, Blanche de Maillé de La Tour Landry, angevine de taille élancée, au visage intelligent, serein et digne, ne va pas se lasser de donner à son fıls, dont elle assure elle-même l’éducation, la réponse à une curiosité insatiable de tout ce qu’il voit.
Dans un décor immense, blanc et doré, le petit garçon se promène avec précaution pour gagner l’ombre du piano à queue où un tabouret de velours rouge lui a été octroyé. Tabouret réservé aux ducs et pairs à la cour de Versailles mais imposé aux enfants irrespectueux des étoffes de soie à l’hôtel de La Force. Le petit garçon se penche. Au fond du salon, quatre personnes aplaties sur un vaste panneau sont immobilisées dans une posture bizarre. Qu’est-ce que c’est ? Le père va d’un pas rapide, droit à l’objectif et d’une voix forte traduit les vers d’Horace peints dans un coin de la toile. L’enfant ne comprend pas. Son ancêtre, paraît-il, le Président de Lamoignon, entouré de la Foi, de la Vérité et de la Pudeur, le laisse complètement insensible. Le costume du personnage satisfait qui lui fait face est infiniment plus séduisant. Pourquoi ces atours ? C’est le cinquième duc de La Force qui vient d’être élu à l’Académie Française. Plus loin, sur le visage d’une créature fortement allumée, environnée de roses et portée de nuages, éclate une bouche sanglante : Mlle de La Force, romancière agitée du XVIIe siècle n’est pas un exemple à donner aux enfants. Le cousin Antonin-Nompar de Caumont, accroché près de la porte de la salle à manger, est plus intéressant encore : son sourire bizarre et faux intrigue le futur historien, à qui Mme de La Force, prenant le relais des explications, raconte que c’était un homme extraordinaire, qu’il faillit épouser une déesse, qu’il s’appelait aussi Lauzun. Lauzun qu’il retrouve bientôt au tournant d’une dictée où Mme de Sévigné donne le nom de la déesse en mille, Lauzun dont La Bruyère a dit : « On ne rêve pas comme il a vécu. » Ce qui n’empêche pas l’enfant de rêver, de rêver à ce monde évanoui que son père et sa mère font sortir de l’abîme, de rêver à tous ces cousins et parents, qui étaient déjà parents et cousins entre eux, et se racontaient les mêmes histoires qui lui sont contées aujourd’hui.
Mais de tous les précieux tableaux de son enfance, une gravure le fascine jusqu’à hanter ses nuits, la gravure mystérieuse et terrifiante qui représente un enfant blond, à moitié écrasé sous un tas de cadavres encore éclatants de couleurs et poisseux de sang. Agenouillé sur l’amoncellement macabre, un détrousseur, dont la main cherche l’argent des morts, fait signe à l’enfant de se taire Une église brumeuse et des hauts pignons aux fenêtres déchirées cernent le charnier. Sur ce tableau, Mme de La Force fouille tous les recoins, tous les détails de l’horreur pour faire participer son petit garçon à l’affreuse nuit de la Saint-Barthélemy. Elle lui révèle que si le petit garçon qui, lui, deviendra le premier duc de La Force n’avait pas été protégé des égorgeurs tout proches par le détrousseur des cadavres de son père et de son frère, il n’y aurait pas de famille de La Force. Elle lui raconte encore que, devenu grand, le petit garçon était un jour assis dans le carrosse du roi, son ami. Tout à coup il avait vu briller une lame. Le roi était déjà mort. Alors il s’était élancé sur l’assassin pour lui arracher son poignard. Et le poignard de Ravaillac, le vrai, chose à peine croyable, était encore là, un peu ébréché, sur la table du salon, devant le tableau.
Entre l’enfant du mur échappé à la mort et celui du salon, la stupeur, pas à pas, se change en approche, en connivence, en affection. Tôt ou tard, d’une façon ou d’une autre, Auguste de Caumont La Force réglera son compte au souvenir trop lourd de ses promenades intérieures.
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Quand il remonte à son étage et qu’il laisse ses jeux, le nez collé aux vitres de sa chambre, il plonge sur les Champs-Élysées. De chaque côté, il compte les hôtels entourés de jardins, habités par les familiers de la maison : Uzès, Massa, Trévise, Gramont, Audiffret-Pasquier, Casimir-Perier. L’hiver, l’avenue couverte d’une neige qu’on ne songe pas à enlever, ressemble à une perspective de Saint-Pétersbourg. Un traîneau rouge et or, derrière un cheval noir rapide, glisse parfois vers l’Arc de Triomphe. C’est de son observatoire que l’enfant assiste, en voisin, le 1er juin 1885, à l’enterrement de Victor Hugo. Il aperçoit alors dans le cortège une troupe armée de gens habillés de vert et dont les bicornes lui rappellent ceux des encaisseurs du Bon Marché que sa nurse reçoit souvent sur le palier de sa chambre, et fait sans le savoir sa première rencontre avec l’Académie Française.
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Une autre belle demeure était familière à l’enfant. Située derrière la Madeleine, elle appartenait à ses grands-parents maternels, le comte et la comtesse de Maillé. Ce grand-père-là se souvenait encore avec un regret cuisant d’un beau matin de 1825 où il s’était préparé à suivre ses parents pour le sacre de Charles X. Or, au dernier instant sa mère le laissa, « Tu n’as que neuf ans, lui dit-elle. Tu auras bien le temps de voir des sacres ». Quant à la grand-mère, née Jeanne Le Brun de Plaisance, elle était l’arrière-petite-fille du Consul Le Brun. Voici donc le futur historien en communication avec l’histoire active du Consulat et de l’Empire, un peu négligée du côté de La Force.
Mais surtout, son grand-père, Armand de Maillé, par son château de la Jumellière, situé au sud d’Angers, lui fait découvrir à la fois les charmes de la nature et d’un autre temps. C’est Péguy qui pensait que, vers 1880, il y avait encore en France un peuple directement sorti de l’Ancien Régime. À plus forte raison dans cette Vendée angevine, où les survivances sont tenaces.
Chaque été, le jeune La Force regagne ce refuge, où l’attend une multitude de parents, oncles, tantes, cousins, domestiques, valets de pied, cochers, palefreniers, qui vivaient dans la même demeure protégée de pelouses, de bois et de chemins creux. La liberté des vacances, des bêtes et des champs conservait en même temps aux hommes une forme d’existence chargée de rites beaucoup plus minutieusement observés qu’à Paris.
Cette vie de château d’un grand seigneur à la fin du XIXe siècle, rythmée par les plaisirs traditionnels de la chasse et de la table, répandus l’un et l’autre avec magnificence, le duc de La Force a souvent répété à ses enfants que celui qui ne l’avait pas connue n’avait pas connu la douceur de vivre.
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Pourtant ce fut là que, à l’âge de neuf ans, l’enfant vit arriver un certain abbé Auclert chargé de son instruction. Et, cinq ans plus tard, le jeune La Force, pensant pratiquement latin en français, entrait premier en classe de troisième chez les Jésuites de la rue de Madrid.
Jusqu’au bout de ses études, il restera un « cacique ». Et aucun de ses enfants ne connaîtra jamais d’autre enseignement secondaire que celui d’un précepteur.
Parmi ses auteurs préférés à l’âge du baccalauréat, il y avait Racine, qu’il savait par cœur, il y avait Hugo et les Romantiques qu’il adorait pour leur goût de la couleur historique et qu’il détestait pour leur approximation et leurs contre-vérités. Enfin, à une place toute particulière, il y avait Gabriel Hanotaux.
Pourquoi ? Parce que, une nuit de Noël, Mme de La Force avait mis dans le soulier de son fils le premier tome et demi de l’histoire du cardinal de Richelieu de Gabriel Hanotaux. Le tableau de la France en 1614 fut pour le garçon un éblouissement. Jamais il n’avait assisté à une pareille résurrection du passé. Jamais il n’avait rencontré un homme d’État de la taille de Richelieu.
Et l’auteur d’une si belle histoire, quel personnage fascinant ! Il avait été ministre des Affaires étrangères à quarante et un ans, il avait achevé l’empire colonial de la France, il venait d’être élu à l’Académie Française à quarante-cinq ans. Aux jeunes gens qui rêvaient d’entrer dans la « Carrière », on donnait justement en exemple celle, foudroyante, de M. Hanotaux qui finissait par en ressembler à un héros de Stendhal.
L’adolescent a lu et relu Richelieu. Il se précipite sur la moitié du second volume. Puis il attend. Rien ne vient. Il frappe à la porte de l’éditeur : M. Hanotaux écrit toujours mais il a changé d’époque. Son lecteur affamé ne prévoit pas que pour en savoir plus long sur le Cardinal, il devra, trente années plus tard, faire le travail lui-même.
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En attendant, il faut bien se diriger vers une grande école. Ses professeurs, qui ont pesé sa matière grise, lui conseillent la rue d’Ulm. Mais un La Force dans l’enseignement, on n’a jamais vu cela. Saint-Cyr ? Il n’en a ni le goût ni la santé. Reste les Sciences Politiques. Il entre rue Saint-Guillaume.
La gloire de l’École, à l’époque, c’est Albert Sorel. « Ce normand de haute taille, à la forte carrure, aux yeux bleus et aux moustaches gauloises » qui soulevait des applaudissements à la fin de ses cours sur l’Histoire diplomatique du XIXe siècle.
Ce que La Force admire tout de suite chez Sorel, c’est la forme « d’une clarté sans pâleur », qu’il se jure d’acquérir lui-même. Ce qu’il retiendra de l’enseignement de l’auteur de L’Europe et la Révolution, c’est que la politique nationale et internationale des États obéit à un principe de continuité qui dépasse les changements de régime. Car, profondément, de nature, le jeune La Force est le contraire d’un sectaire. Son hostilité atavique pour un régime qui lui apparaît comme une usurpation, ne l’empêche jamais de porter l’effort de sa réflexion sur un plan d’où l’on peut distinguer les lignes maintenues et les chances accumulées.
Mais surtout, l’élève est sensible aux sarcasmes dont le maître couvre ses collègues positivistes qui font de l’histoire comme on ferait de la physique ou de la botanique. Cet érudit qui a lu toutes les archives, est aussi l’homme qui a lu tous les moralistes, les théologiens, les romanciers. Il peut se permettre, sans être accusé de légèreté, de tenir l’intelligence des hommes pour supérieure à l’intelligence des faits. Auguste de La Force acquiesce, admire, applaudit : l’homme est au centre de l’histoire.
Pour obtenir le diplôme de sortie, l’étudiant doit remettre un mémoire d’une centaine de pages sur un sujet historique. Que choisir ? Le jeune La Force se souvient que les hôtels et châteaux de ses parents sont bourrés d’archives. La grand-mère Maillé lui cède bien volontiers les lettres de Napoléon adressées à l’ancêtre Le Brun quand il gouvernait la Hollande. Le mémoire intitulé : « Napoléon et la Hollande » revient de chez Sorel avec une approbation louangeuse.
Comment interpréter les annotations du correcteur ? N’est-ce pas un encouragement à transformer le mémoire en article ? Ici, au premier appel de sa tentation, au premier signe de sa vocation, le futur historien hésite, s’interroge, jusqu’à perdre le sommeil. On reconnaît bien là, chez ce jeune homme encore incertain de lui-même, et dans sa timidité initiale, dans ses scrupules d’orientation, la modestie foncière que les plus grands honneurs seront incapables d’altérer.
Pour en finir, et trancher le débat, il se décide à voir Albert Sorel.
Le maître le reçoit au Petit Luxembourg où il réside en qualité de secrétaire général du Sénat.
— « Quand vous m’avez retourné mon diplôme, n’avez-vous pas voulu m’engager à... »
—« Non. »
La réponse est non.
— « Ce que je veux, dit Sorel, ce sont des diplomates, non des historiens. »
Auguste de Caumont La Force est fixé. Soudain. Irrévocablement. Mais dans le sens contraire à celui que lui indique Albert Sorel.
— « L’histoire me tente plus que la politique », dit-il.
C’était vrai. Les rêves de son enfance, les inclinations de sa jeunesse l’y poussaient, il s’en rendait compte. Mais il avait aussi d’autres raisons qu’il se garda bien de révéler au Secrétaire général du Sénat de la République.
À cette époque, le bloc des gauches venait de triompher aux élections. Quand elle était encore celle des ducs ou des notables, la République ressemblait à un monde où l’on pouvait à la rigueur fréquenter. Devenue républicaine, elle avait déjà obligé l’aristocratie à sortir en masse des ambassades. À présent, radicale et dreyfusarde, elle était franchement impossible.
Entre le régime et le jeune La Force, entre la société politique et sa société naturelle, l’incompatibilité est nette et sans appel. À l’opposé, il y aurait bien la tentation de la lutte ouverte. Le nationalisme français vient de l’entreprendre. Mais le ton qui l’exprime, agressif, virulent, doctrinal, est naturellement étranger à un esprit qui déteste l’intolérance et l’emphase.
Trop courtois pour la polémique, trop serein pour la révolte, Auguste de Caumont La Force laissera la République se gérer elle-même, et il n’y touchera plus.
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Le projet d’article sur Le Brun, après trois années de recherches, d’archives et de bibliothèques, devint un gros volume qui parut en 1907 sous le titre : « L’architrésorier Le Brun, gouverneur de Hollande (1810-1813). »
Le père Baudrillard, ancien normalien et futur cardinal et académicien, Ernest Lavisse, pontife officiel des études historiques, en firent compliment à l’auteur. Quant à Frédéric Masson, spécialiste de l’Empire et membre de l’Académie Française, il écrivit dans Le Gaulois : « Si l’auteur s’est donné la peine de devenir cuisinier, il est né rôtisseur. »
Ces louanges ne risquaient pas d’exalter chez l’auteur une vanité dont il était merveilleusement dépourvu. Mais elles avaient cela de précieux qu’elles encourageaient, confirmaient sa vocation. Il sentait bien que son premier livre, tout remarquable qu’il fût par la richesse et la minutie du document, restait un peu froid, un peu sec et que l’on y trouvait encore l’application de l’école. Mais il sentait aussi qu’il venait d’achever avec succès un apprentissage nécessaire.
Dès lors, maître de son métier, de ses moyens et de ses dons, il peut se consacrer sans hésiter davantage aux grands sujets et aux personnages éclatants de sa famille et de l’Histoire.
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Il est des hommes si bien, si entièrement nés pour l’équilibre et l’harmonie que, du premier au dernier de leurs jours, les circonstances extérieures et ce qu’on est convenu d’appeler le hasard, viennent à la rencontre de cette exigence.
Ainsi pour Auguste de Caumont La Force.
Il a trente ans, l’âge où la vie se détermine, prend sa couleur, son relief, sa densité. Or son destin veut que juste à cette étape essentielle de son existence, il pose en même temps la première pierre de sa grande œuvre et du plus durable, du plus tendre foyer.
Dans l’année 1908, tandis qu’il prépare sa vie de Lauzun, il épouse, le 30 juin, Marie-Thérèse de Noailles, dont il fait le portrait suivant : « Brune au teint de blonde... De larges yeux verts changeants... Une taille fine et menue... Une sorte de grâce créole répandue sur toute sa personne et qui voilait l’énergie de son âme. »
Ce n’est pas dans une île enchantée ou sur les rives des lacs italiens que se fait le voyage de noces, mais en Angleterre, à Londres. Pourquoi ? Parce que le jeune marié a besoin d’y rechercher des documents sur Lauzun. Et sa jeune femme le suit avec joie dans les bibliothèques austères, commençant par-là les quarante années durant lesquelles les travaux de l’historien et sa vie conjugale chemineront de pair dans une entente complète, dans un admirable échange, et, pour ainsi dire, la main dans la main.
Et quelques mois plus tard celui qui va consacrer une grande partie de sa vie à raconter les hautes figures de ses ancêtres, au moment même où il entreprend sa tâche, il devient par la mort de son père le chef de sa maison, le douzième duc de La Force.
En vérité, on croit voir un maître architecte penché sur l’épure de cette destinée.
Appuyée sur de telles assises, nourrie à un tel climat, la maturité du duc de La Force ne pouvait, tel un grand arbre, que se développer et s’épanouir d’une croissance ordonnée, sereine et féconde.
Les jours se suivent, soumis à une règle aimable. Le matin et les premières heures de l’après-midi vont au travail. Les soirées appartiennent à la famille et au monde. Une discipline tout aussi ferme commande le découpage des semaines et des mois. Le commencement de l’hiver à Paris. Puis Cannes jusqu’en mai, puis la Saison de Paris. Enfin, durant l’été et l’automne, la campagne, au château de Saint-Aubin, dans la Sarthe. Et le cycle reprend son cours. Et les enfants naissent, grandissent, et les livres se méditent, se nourrissent de recherches, voient le jour.
Et les deuils viennent aussi.
En 1909, le duc de Caumont La Force perd sa mère. En 1910 un frère. C’est à lui que je voudrais m’arrêter.
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Le comte Jacques de Caumont La Force était un beau lieutenant de dragons. Il avait le sang impétueux, le rire éclatant, le goût du risque et de la fantaisie. À l’école de cavalerie de Saumur, il s’était illustré par son équipage de chasse qui, le torse nu, en culotte et bottes d’uniforme, avec meute de fox terriers et sonneries de trompe, courait les chats, la nuit, sur les toits des casernes.
Or, au moment où il sortait de l’école avec son premier galon, venait de naître une arme nouvelle et presque miraculeuse : l’aviation. Comme je me souviens de ces premiers frémissements ailés, de cette aurore céleste pour le vol des hommes ! De ces meetings que, tout enfant, je suivais à Nice sur le champ de courses. Et de ces noms : Efimof, Chavez, Latham, Garros !
Un garçon comme Jacques de Caumont ne pouvait pas résister à cet appel. Il s’enrôle dans la cavalerie de l’azur, de la tempête et des nuages. Dès le début de l’année 1910, il reçut son baptême de l’air. Aux inquiétudes de son aîné, il répondait gaiement : « Le seul danger est de casser du bois... Les risques diminuent d’année en année. »
D’année en année ? Il y a deux ans à peine que Wilbur Wright est arrivé à se maintenir en l’air une minute et demie au-dessus du camp d’Auvours ! Il y a un an que Blériot a traversé la Manche !
En août 1910, Jacques de Caumont s’est envolé d’Issy-les-Moulineaux, au milieu d’une foule venue de l’Europe entière, pour participer avec sept concurrents au fameux circuit de l’Est qui frôlait la frontière menacée. Deux mois plus tard, il gagne la Légion d’honneur aux manœuvres de Picardie. Le 30 décembre, il décolle de Saint-Cyr pour conquérir un nouveau record de vitesse sur son monoplan Nieuport. Subitement les témoins ont vu l’appareil agité d’un étrange soubresaut et piquer droit au sol. Aplati à terre, il avait l’aile gauche effondrée et l’aile droite levée vers le ciel. Jacques de Caumont était tombé comme frappé par une balle, à sa première année d’aviation, troisième officier aviateur mort en service commandé.
Il laissait un tel souvenir parmi ses compagnons de vol que Maurice Barrès pouvait écrire après sa mort : « Ses camarades ne l’appellent plus Caumont La Force, ils l’appellent Caumont la tempête. Et certes il méritait cet étrange surnom de Nompar, non pareil, sans rival, que Charles V avait donné pour sa bravoure à l’un de ses lointains ancêtres. »
Si je me suis attardé, attaché à cette figure, c’est, d’abord, je l’avoue, à un titre personnel. Six ans après l’écrasement qui coûta la vie à Jacques de Caumont La Force, je servais à mon tour dans l’aviation. J’ai volé sur des appareils d’entraînement qui rappelaient ceux qu’il avait pratiqués. J’ai croisé sur les terrains de guerre ceux de ses camarades qui avaient survécu. Et c’est à l’exemple, au sacrifice des précurseurs comme lui que je dois cette part de ma vie si exaltée, si naïve et claire qu’elle me paraît celle d’un autre.
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Mais l’intensité de mes souvenirs n’a pas été le seul ressort de cette évocation, ni le plus important. J’ai voulu montrer à quel point pouvaient être opposés les penchants les plus profonds chez deux jeunes hommes nés des mêmes parents, élevés de la même manière dans la même société : le duc Auguste et le comte Jacques de Caumont La Force. Pour qu’une illustre famille traverse avec succès les épreuves et les embûches du sort pendant un millénaire, il faut que deux génies aient veillé sur elle tour à tour : celui de l’aventure et celui de la sagesse. Au début de notre siècle, dans la maison La Force, le premier a choisi, pour s’incarner, un pilote, et l’autre, un historien.
Le duc de La Force n’était ni chasseur, ni sportif, ni même voyageur. Sur ce dernier point, il se justifiait en citant volontiers cette opinion de M. de Saci : « Voyager, c’est voir le diable habillé en toutes sortes de façons, à l’allemande, à l’anglaise, à l’italienne, à l’espagnole, mais c’est toujours le diable, crudelis ubique. » Je ne puis ici que me féliciter à nouveau de la tradition des contrastes en usage à l’Académie Française, qui, à la place d’un homme fuyant le diable comme la peste, en a mis un autre qui a passé sa vie à courir après.
Mais à cause de ce contraste, il ne m’est pas facile de suivre le duc de La Force dans les chemins secrets du travail et de la création. Pour m’expliquer sa passion de l’archive, je suis bien obligé d’imaginer, en romancier, qu’il contrôlait un détail comme on recueille un secret, qu’il dépouillait un document comme on écoute une confession. Les écrivains et collectionneurs de sa famille, depuis le Moyen Âge, lui avaient laissé leurs mémoires, leurs journaux et mille actes divers. Au bout de cinquante ans de prospection, il est mort sans avoir tout révélé de ses trésors privés, fidèle à cette maxime de Thucydide: qu’ « il faut cultiver l’histoire comme une terre qui produira jusqu’à la fin du monde ». La sienne ne s’est pas refermée avant d’avoir produit une bonne trentaine de livres.
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Dans les limites du temps qui m’est donné ici, il n’est pas question de pénétrer une œuvre de cette envergure. On doit se borner à une manière de survol. Et voici la photographie aérienne que l’on rapporte.
À première vue un énorme massif central : Richelieu, qui a mis près de vingt ans à se former, précédé de trois pics aigus d’altitude croissante, Lauzun, Conti, la Grande Mademoiselle, suivis de deux hauts sommets, le maréchal de La Force et Louis XIV, point culminant de l’ensemble. Au pied de chacun, on distingue une foule de collines, souvent liées en chaînes parallèles, composées d’éléments disparates, détachés des hautes montagnes et agglomérés en multiples combinaisons, toute la suite des histoires, portraits, curiosités et usages de jadis. Enfin, à l’horizon, trois hauteurs harmonieuses semblent récapituler la topographie du paysage, sous les vocables de la famille, de l’homme et de l’Académie, souvenirs des ducs de La Force, souvenirs du duc Auguste de Caumont La Force, souvenirs de l’Académie Française.
Chacun des personnages essentiels présente la particularité d’en avoir connu d’autres. Ces livres sont donc des livres communicants et l’œuvre entière forme une société d’autant plus cohérente qu’avant d’aborder un de ses personnages, l’auteur a toujours pris soin de leur être présenté par un ancêtre, si l’ancêtre lui-même n’est pas au centre de l’ouvrage.
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Donc, trois hautes et singulières figures ont, dans le premier temps de son œuvre, attiré le duc de La Force, trois figures que son érudition, son intuition et son art ont fait revivre avec autant de patience que de subtilité. Et d’abord Lauzun, le plus prodigieux des cadets de Gascogne, qui, a quatorze ans, vint conquérir Paris et qui pendant trois quarts de siècle mène une existence légendaire par sa fortune foudroyante, ses succès féminins incroyables, ses exploits guerriers, ses prisons, ses insolences fabuleuses, son mariage royal.
Le duc de La Force adapte à merveille le rythme de son style au rythme de cette vie. Des critiques, sensibles à sa composition en séquences le comparèrent alors à un film, ce qui à l’époque de Max Linder était un compliment assez neuf.
François-Louis de Bourbon, prince de Conti, fait suite à Lauzun. Mais tandis que Lauzun vivait un roman avec frénésie, Conti, parti du sommet, a vécu au ralenti, comme accablé de sa grandeur. Le duc de La Force, intrigué par cette singulière impuissance à la gloire, agrandit alors pour la première fois les dimensions de sa biographie aux proportions d’un vaste tableau de cour où il espère trouver le secret d’une existence qui, rapporte-t-il, « n’a pas déballé toute sa marchandise ».
Lauzun a appris à l’historien la conduite rapide d’une aventure, Conti lui a révélé l’art de nuancer les caractères et de vivre en société. La vie amoureuse de la Grande Mademoiselle, lui inspire une analyse profonde et délicate du cœur humain.
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Pour affronter le cardinal de Richelieu, le duc de La Force commence par se donner une caution de luxe : il se fait élire à quarante-six ans, benjamin de l’Académie Française au premier tour et à la première présentation, pour se permettre ensuite de mystifier la Compagnie en empruntant mot pour mot les deux premiers paragraphes de son discours de réception à celui que prononçait à la même place le cinquième duc de La Force, deux siècles plus tôt. Sans les visites préliminaires, aurait-il jamais su trouver l’occasion attendue depuis si longtemps de rencontrer Gabriel Hanotaux ? Une si longue patience méritait récompense. Celui qui avait été le jeune et brillant historien du Cardinal abandonné a dépassé quatre-vingts ans, et vit retiré dans un ancien prieuré au milieu de 50.000 volumes. « J’ai encore ici pour cinquante ans de travail, dit-il à son visiteur. Voulez-vous reprendre Richelieu avec moi ? »
Le duc de La Force nous a fait part de sa réaction : « Je réfléchis quelques jours et j’acceptais l’offre de Dioclétien qui entendait m’associer à l’Empire devenu trop vaste pour être gouverné par un seul maître. » Il finira, d’ailleurs, par gouverner seul un empire qu’il n’avait pas fondé. Repris avant 1930, l’ouvrage ne sera terminé qu’en 1947, avec la publication du sixième volume. La collaboration entre les deux hommes a été si étroite, les vues si semblables que nous pouvons parler ici du Richelieu du duc de La Force, comme nous pourrions parler de celui de Gabriel Hanotaux. Mais le duc de La Force apporte en même temps sa familiarité irremplaçable avec les gens et les choses du XVIIe siècle. Si sa vie passe dans celle de Richelieu, la réciproque est aussi vraie puisque, dans leur jeunesse, les enfants du duc de La Force auraient été à peine surpris, se souviennent-ils, de voir entrer M. le Cardinal devisant avec leur père.
De la fresque immense qui, à partir du personnage central de Richelieu, raconte l’histoire de deux générations, un peu à la manière de Sainte-Beuve écrivant le XVIIe siècle à partir de Port-Royal, se dégage en même temps la haute stature de l’homme d’État moderne et l’allure inoubliable de l’animal politique de grande race.
Mais un grand homme est-il aimable ? Le duc de La Force qui le nous a pas fait part de ses sentiments dans son histoire du Cardinal, répétait volontiers à qui voulait l’entendre : « Richelieu n’avait pas de plus grand plaisir que de faire décapiter un duc ».
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Si le duc de La Force n’avait pas été prié par Gabriel Hanotaux de prendre en charge un homme qui l’occupa si longtemps, il aurait attaqué beaucoup plus tôt la figure la plus extraordinaire de sa famille, dont la rencontre remontait à ses premières terreurs dans le salon de sa mère. Mais au moment de terminer l’histoire du petit échappé de la Saint-Barthélemy, les deux volumes qu’il lui a consacrés lui semblent encore incroyables. Soudain, le doute le saisit : le maréchal de La Force sera-t-il pris au sérieux ? Pour écrire sa vie, le duc de La Force a serré de près les rocambolesques Mémoires que le Maréchal avait composés avant de mourir, jugeant lui-même que sa destinée lui paraissait hors du commun. Le petit-fils a tout fait pour ne pas croire son aïeul. Pour le convaincre d’hallucination, il a couru à Pau, à Bergerac, à Chantilly, partout où il aurait pu trouver des témoignages propres à le confondre. Rien n’y fit, jamais les récits du Maréchal n’étaient « ternis de fausseté ». Alors le duc de La Force, historien et académicien, illustre et septuagénaire, éprouve le besoin de s’excuser : il craint qu’on ne lui reproche de faire maintenant de l’histoire à la manière d’Alexandre Dumas, Alexandre Dumas dont il a pourtant vanté ailleurs l’esprit de probité, en particulier quand il s’est aperçu en consultant le journal quotidien du médecin de Louis XIII, que le vieux Dumas y était passé avant lui pour connaître exactement l’état de la digestion royale le soir de l’assassinat du maréchal d’Acre.
Que le maréchal de La Force fut bel et bien un personnage comme Dumas n’en a pas inventé, son historien n’y pouvait rien. Du moins a-t-il trouvé au contact du XVIe siècle une verdeur de plume, une chaleur d’images, un savant désordre de phrases accordé au tumulte de l’époque.
Au matin du 27 août 1572, Jacques Nompar de Caumont, qui a passé la nuit chez son ami le détrousseur de cadavres, s’est déguisé en mendiant avant de mettre le nez dehors, car il lui faut à tout prix gagner l’Arsenal d’où le gouverneur Biron essaiera de le faire sortir de Paris.
Jacques Nompar est sauvé. Né sous Henri II, il mourra sous Louis XIV. Du temps devant soi, une bravoure à toute épreuve. Un principe : la fidélité. À Dieu, comme protestant, au Roi, comme Français. Henri IV, d’abord, qu’il ne quitte pas d’une semelle, depuis la reconquête jusqu’au carrosse de la mort, où il crie : « Ah, Sire, souvenez-vous de Dieu ! » Louis XIII, ensuite, dont il est successivement le rebelle exaspéré par la maladresse du pouvoir, le Maréchal victorieux sur tous les champs de bataille, le duc et pair récompensé de tant de services, et le compagnon intraitable debout à son lit de mort : « Faites-vous catholique », lui demande le Roi expirant. « Non, Sire. » Il en est à son septième roi et à sa troisième femme. Veuf à quatre-vingt-deux ans, puis à quatre-vingt-neuf, puis à quatre-vingt-dix, il meurt en pleine Fronde, à quatre-vingt-treize ans.
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Près du terme de son œuvre et de sa vie, Louis XIV et sa Cour, apparaît comme l’ouvrage le plus accompli du duc de La Force où le zénith de la Monarchie conduit l’historien à son apothéose et consacre le triomphe de sa méthode. Louis XIV, isolé de sa cour, ne serait qu’un souvenir et un politique intéressant parmi d’autres. Mais au milieu d’une cour, dont il fit réellement son plus haut moyen d’expression, l’homme rejoint sa légende. Le duc de La Force ne les sépare pas : il se rend sur place pour nous apporter, en témoin, ce qu’il a vu, et nous dire ce qu’il en pense.
Bien plus que la perfection d’une technique, ce livre confirme la justesse d’une intuition du passé, d’un passé bien particulier dont le duc de La Force porte le secret dans sa vie quotidienne. Il y a en effet à tous les âges des façons de marcher, de parler, de se comporter, des allures et des gestes qui seraient irrémédiablement perdus si quelques hommes privilégiés n’étaient là pour nous les conserver. Or, le duc de La Force possédait cette grâce de tenir avantageusement à la disposition de l’histoire mondaine du XVIIe siècle, l’usage de ses propres manières et la pratique de ses rites familiaux. Chose précieuse et rare pour un historien.
Le duc de La Force n’était pas « un spécialiste» du XVIIe siècle, ce qui en aurait fait un historien illisible ; il était, selon la conception très moderne de son art, l’ami des hommes du XVIIe siècle, montrant que la véritable amitié, aussi bien dans l’histoire que dans la vie, n’exclut pas la vérité ni l’esprit critique. Un historien de qualité, c’est d’abord un homme de qualité.
Et j’imagine quelles délectations secrètes il a dû y éprouver dont son œuvre ne nous donne qu’un reflet atténué. Un peu comme le premier écrivain de la famille de La Force, ce Nompar II qui, quatre siècles avant Chateaubriand, a laissé un récit tumultueux de son pèlerinage à Jérusalem, le duc de La Force pouvait penser en nous laissait ses livres ce que l’autre disait des roses de Jéricho toujours vermeilles qu’il rapportait aux dames : « Prenez, le souvenir me suffit. »
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Quand Louis XIV et sa Cour paraît en 1956, le duc de La Force a soixante-dix-huit ans. Il dédie le sommet d’un travail constamment enrichi par l’âge à la duchesse de La Force qui va mourir, comme « au plus judicieux, au plus fin, au plus dévoué des critiques ». Si l’historien avait pu mener à bien sa longue et belle tâche, il le devait en grande partie au génie familial d’une femme qui avait su organiser sa paix, et rassembler autour de lui les douze enfants de ses quatre enfants : le marquis de La Force, chartiste éminent, passionné d’histoire comme son père, le marquis de Caumont qu’ils avaient perdu en 1952, la duchesse de Noailles et la marquise de Praslins.
Dans le silence qui suit la mort de la duchesse de La Force, l’historien songe enfin à se retourner sur lui-même pour écrire ses propres souvenirs, où il retrouverait l’image de celle qui l’a quitté. Mais il lui faut auparavant, s’il en est temps encore, servir les ancêtres qui lui ont tant servi en écrivant Dix siècles à la gloire d’une maison qui, sachant toujours placer un de ses membres, soit comme acteur, soit comme témoin, aux carrefours décisifs de la vie politique, militaire, religieuse ou galante de la France, avait fait la chance de l’historien, qui possédait ainsi à chaque station, l’observateur irremplaçable prêt à livrer ses expériences comme autant de secrets de famille.
Ce devoir accompli, le duc de La Force se regarde dans La Fin de la douceur de vivre, titre beaucoup plus mélancolique que la confrontation elle-même, où l’histoire de ses trente premières années semble constatée avec la même objectivité, peut-être même avec moins de chaleur, que celle de Lauzun ou du maréchal de La Force. Pourquoi cette froideur relative, assez inattendue ? Les véritables souvenirs d’enfance et de jeunesse du duc de La Force ne doivent-ils pas plutôt être cherchés dans toute son œuvre, où chaque nouvelle vie lui rendait un moment de son passé ?
Loin de le disperser en travaux d’érudition étrangers à lui-même, l’œuvre historique du duc de La Force fut-elle enfin autre chose qu’une œuvre de récupération de soi, et, sans qu’il s’en rendît peut-être tout à fait compte, n’avait-il pas depuis longtemps retrouvé Auguste de Caumont La Force, en allant à la recherche des La Force perdus ?
Quand le douzième duc de La Force meurt, le 30 octobre 1961, il restera, au treizième duc, à recueillir dans les papiers laissés par son père sur la table de travail, un manuscrit prêt pour l’impression. Ce livre commandé par l’Académie Française devait ouvrir une collection consacrée à l’histoire générale de la Compagnie. Ainsi, la courtoisie charmante, l’humour impassible, la loyauté de cœur et d’esprit, l’érudition modeste et infaillible, toutes les rares qualités que vous connaissiez de mon prédécesseur, prolongent-elles leurs effets, parmi nous, à travers l’œuvre posthume d’un académicien dont le dernier effort fut employé au service de l’Académie Française.
Messieurs,
Tel était l’homme auquel vous avez bien voulu que je succède ici. J’ai sans doute parlé de lui plus longuement que de son œuvre. Et je sais bien que le portrait d’un écrivain demande l’équilibre entre ces deux éléments. Mais le cadre de ce discours m’obligeait à préférer l’un à l’autre. Cependant le choix que j’ai dû faire me paraît justifié par la considération suivante : l’œuvre du duc de La Force est assurée de survivre. Tant que l’histoire de la France intéressera par ses grandes figures et ses détails secrets les esprits et les cœurs, on lira nécessairement les écrits de l’historien. Mais sa vie, son personnage, s’effaceront plus vite de la mémoire.
Voici longtemps qu’ont disparu les compagnons, les témoins les plus proches, les plus chers, de ses jeunes années, son frère, Jacques, le pilote, son frère Armand qui avait été grièvement blessé en 1916, à Ypres. Certes, trois de ses enfants sont là, qui gardent son souvenir avec admiration et tendresse. Mais eux-mêmes ne l’ont connu qu’à partir de l’âge mûr. Déjà l’ombre s’étend. Encore une génération et une autre, et le duc de La Force qui vécut au XXe siècle rejoindra pour ses descendants celui du XVIIIe siècle, le premier académicien de la famille.
Peut-être cette étude contribuera-t-elle un peu à conserver le dessin et la couleur de cette remarquable existence, de ce visage aimable et serein.
En vérité, quand j’ai entrepris mon travail, j’étais bien convaincu d’aborder un monde sans aucun rapport, sans la moindre ressemblance, avec celui qui a été le mien et que j’ai essayé de peindre dans mes livres. Et c’était vrai par le décor, par le plan social où se trouvent portés les personnages, par leur faste et leurs rôles, et leurs destins historiques. Mais au fond... au tréfonds... là où veillent les démons éternels de l’homme... était-ce vrai ? J’en suis moins sûr aujourd’hui.
Lisant et relisant les écrits du duc de La Force, je ne pouvais m’empêcher de songer que certains de ses héros, le maréchal de La Force, par exemple, ou Lauzon, me rappelaient, sous un autre accoutrement certes, et sous « d’autres cieux, me rappelaient tout de même par leurs incroyables aventures, leur audace, leur orgueil, leurs goûts et leur passion effrénée de la vie, certaines figures de mes reportages et de mes romans.
Et il n’y a pas seulement Lauzun et le Maréchal. Au cours de ses innombrables recherches, le duc de La Force a rencontré une foule de personnages, moins illustres certes, mais d’un aussi haut relief. Et ceux qui ne trouvaient point place dans ses grands ouvrages, il les a réunis, comme en passant, dans une série de volumes intitulés : Histoire et Portraits, Comédies sanglantes et drames intimes, Femmes fortes, Dames d’autrefois, Les Beaux Passés. Et ils foisonnent, pêle-mêle, des héros, des bourreaux, des saintes, des infanticides, des joueurs frénétiques, des assassins.
Face à cette ronde singulière, je me demandais si le descendant d’une illustre famille, à la vie tranquille et si noblement ordonnée, le grand érudit, l’infatigable fouilleur d’archives, l’homme au cœur paisible et de la plus exquise gentillesse, n’avait pas éprouvé à l’égard des êtres au sang et aux instincts déchaînés, un peu de l’attrait qui m’a poussé à rechercher dans tous les coins de l’univers mes personnages. La grande différence, évidemment, est qu’il m’a fallu beaucoup courir pour cela. Lui n’avait qu’à ouvrir les dossiers de sa famille.
Ce n’est peut-être chez moi qu’un effet de l’imagination, un rêve de romancier, mais je veux m’y tenir. Ainsi, un lien vivant m’attache à cet homme d’une autre société, presque d’un autre régime, et d’un autre univers, le duc de La Force.