« C’est dur, M’sieur... » « Oui, jeunes gens, c’est dur » confirmait à ses élèves un de mes amis. Il enseigne les lettres dans une classe de seconde, option musique. Les adolescents peinaient sur l’orthographe, grommelaient, se rebiffaient. « Mais, reprenait-il, est-ce que le piano aussi, ce n’est pas dur ? » « Oh oui ! » « Que diriez-vous si on décidait de supprimer sur le clavier les touches noires, afin que ce soit moins dur ? » « Ah non ! » Ce fut un cri d’horreur. « M’sieur, dit le plus poète des garçons, l’âme du piano est dans l’alternance des majeures et des mineures. Sans les touches noires, quelle différence y aurait-il entre jouer du piano et tapoter sur une casserole ? » « Eh bien, jeunes gens, c’est la même chose pour l’orthographe. Que pensez-vous de la réforme prévue ? » Ils se regardèrent, ils ne savaient pas, ils n’en pensaient rien. « La réforme prévue consiste à supprimer d’un certain nombre de mots les touches noires, celles qui vous embêtent. » « Par exemple ? » « Par exemple les accents circonflexes. On écrirait (il écrivit au tableau noir) : fenètre, hopital, soyez des notres. » Tous, à l’unanimité, votèrent pour la conservation des accents circonflexes. Et pour le ph de nénuphar, dont les feuilles rondes qui s’étalent sur l’eau seraient infiniment moins séduisantes avec le f de farine. Le plus touchant, me confiait cet ami, c’est qu’ils étaient très mauvais en orthographe, que l’orthographe leur faisait perdre des points pour leurs copies et rater des examens, qu’ils la maudissaient, cette mégère, mais qu’au fond d’eux-mêmes, ils sentaient que vouloir la réformer et l’amadouer pour la rendre plus facile et plus douce était une marque de mépris à leur égard. S’ils venaient à l’école, c’était précisément pour secouer la poussière de leurs chaussures, être forcés de vaincre leur laisser-aller ; et la mission du professeur, c’était de les aider à remonter la pente, au lieu de les enfoncer dans leur ignorance. Si on les abandonnait à leur misère, à quoi bon venir en classe ? Les croyait-on trop nuls pour refuser tout effort ? « D’ailleurs, poursuivait mon ami, tout heureux de leur réaction, l’effort que vous avez à fournir n’est pas si grand qu’il vous semble. Au lieu de supprimer les accents circonflexes, on ferait mieux de vous en expliquer l’origine et la nécessité. » « La nécessité ? Quelle nécessité ? Ne sont-ils pas purement arbitraires ? » répliqua le fort en maths. « Pas du tout. Ils remplacent un s latin qui a disparu au cours des siècles. La plupart des mots à accent circonflexe ont des dérivés ou des doublons qui ont conservé ce s. Ainsi, quand vous écrivez fenêtre, pensez à défénestrer. Ancêtre, ancestral. Hôpital, hospitalisation. Paître, pâtre, pasteur. Maître, magistral. Nôtre dérive du latin nostrum, naître du latin nascere. Il y a quelques anomalies, c’est vrai, mais rares : ainsi on ne s’explique pas pourquoi le substantif s’écrit grâce et l’adjectif gracieux. Mais la réforme, ici, consisterait à chapeauter l’adjectif. Imaginez-vous le mot grace rimant avec crasse, sans le a long qui en fait tout le charme ? » Le garçon poète écrivit sur son cahier « grâcieux » et sourit au professeur. « Quelquefois, reprit celui-ci, l’accent circonflexe sert à éviter une confusion : l’honneur dû, mû par l’intérêt. Un fruit mûr. Une pomme sure n’est pas sûre. Châtrer se retrouve dans castrer, etc. » Ce dernier exemple fit rire les garçons. Et tous de s’écrier : « Mais alors, l’orthographe, c’est moins dur que le piano ! » Pour les égayer davantage, leur professeur leur cita une plaisanterie, désormais classique, inventée pour faire honte au ministère. Incommodée d’une ripaille trop abondante, la cougar décide de « se faire un petit jeune (jeûne) ». Lorsqu’ils se furent bien esclaffés, mon ami tira de sa poche un folio, le premier des quatre tomes des Choses vues de Victor Hugo. Il voulait les grandir dans l’idée qu’ils se feraient d’eux-mêmes. Oui, l’illustre poète, dont même les plus ignares avaient lu quelques vers, à défaut d’escalader le massif des Misérables, avait été, quelque cent soixante-dix ans avant eux, du même avis exactement que le leur. Réformer l’orthographe rendrait moins « dur » le travail d’écriture, certes, mais en rabaissant ce travail et en humiliant le scripteur jugé incapable d’aspirer à une activité plus intéressante que de tapoter sur une casserole. En 1843, donc, le 23 novembre, séance à l’Académie française. Charles Nodier – horresco referens, quelle mouche tsé-tsé avait embrumé la cervelle de ce bon écrivain ? – déclare : « L’Académie, cédant à l’usage, a supprimé universellement la consonne double dans les verbes où cette consonne suppléait euphoniquement le d du radical ad. » Réaction immédiate de Hugo : « J’avoue ma profonde ignorance. Je ne me doutais pas que l’usage eût fait cette suppression et que l’Académie l’eût sanctionnée. Ainsi on ne devrait plus écrire atteindre, approuver, appeler, appréhender, etc. mais ateindre, aprouver, apeler, apréhender, etc. Si l’Académie et l’usage décrètent une pareille orthographe, je déclare que je n’obéirai ni à l’usage ni à l’Académie. » Enthousiasme des élèves, qui découvraient un Victor Hugo sans la pompe dont on l’entoure, un Victor Hugo auquel on avait coupé la barbe, le « grand homme » descendu de sa statue, un type jeune, insolent. Et qui ferma le bec à un autre académicien, Victor Cousin, lequel avait parlé de la « décadence » de la langue française. « La décadence de la langue française, dit Victor Cousin, a commencé en 1789. » Hugo, du tac au tac : « À quelle heure, s’il vous plaît ? » Et voilà comment, d’une seule phrase, on enterre une réforme stupide. La langue est un organisme vivant, qu’on n’ampute pas plus qu’on ne couperait l’orteil pour faire entrer le pied plus facilement dans la chaussure.
Dominique Fernandez
de l’Académie française