Discours sur la vertu 2014

Le 4 décembre 2014

Valéry GISCARD d’ESTAING

Discours sur la Vertu

PRONONCÉ PAR

M. Valéry GISCARD d’ESTAING
Directeur de la séance

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Madame le Secrétaire perpétuel,
Mes chers confrères,
Mesdames, Messieurs,

Je viens de passer trois semaines très agréables à lire les « Éloges de la vertu » prononcés par beaucoup d’entre nos confrères depuis l’an 2000. La vertu m’empêche d’aller trop loin dans le compliment, mais je tiens à dire que ce sont des textes remarquables, brillants, savants, et parfois sensibles. On y trouve tout ce qu’on voudrait chercher : l’étymologie, le parcours historique, les nombreux entrelacs avec la poésie et la littérature.

Si je n’ai jamais été candidat plus tôt à répondre à l’appel du baron de Montyon, fondateur du prix, c’est parce que j’étais convaincu que mes confrères feraient cet éloge mieux que moi, et mes lectures m’ont donné raison.

Lorsque le regard de notre distingué Secrétaire perpétuel a parcouru la salle des séances, au mois de juin 2014, à la recherche d’un candidat, et que son regard s’est posé sur moi, j’ai cru entendre des voix qui murmuraient « le pouvoir et la vertu », et j’ai pensé qu’en effet le sujet important du pouvoir n’avait pas été traité, et j’ai fait un signe d’acceptation. Me voici donc, en habit vert, en haut de cette tribune où je ne me suis jamais assis, prêt à vous présenter, au cours des quinze minutes que M. de Montyon a fixé pour cet exercice, quelques réflexions sur le pouvoir et la vertu.

Dans les murmures que j’avais entendus, perçait un pressentiment joyeux, celui d’entendre la description d’un affrontement entre deux notions si contraires : la vertu et le pouvoir !

Ce n’est pas mon intention ! Dans les premiers âges d’organisation des sociétés humaines, si chers à Jacqueline de Romilly, le pouvoir et la vertu, c’était la même chose !

Et l’étymologie le confirme : virtus, c’est aussi le courage et la force armée.

Et il est curieux de constater que dans la langue chinoise classique, le sinogramme Li exprime à la fois la vertu et la force du pouvoir.

Lorsque David est désigné par Dieu pour devenir roi après son père Jessé, bien qu’il en soit le fils cadet, il s’exclame : « Je suis un tout jeune homme incapable de se diriger. Donne à ton serviteur un cœur attentif pour qu’il sache gouverner ton peuple, et discerner le bien du mal. »

À l’autre bout de l’Eurasie, Confucius prêche pour que les dirigeants des Royaumes combattants exercent leur pouvoir sur le modèle des souverains Chou, trois siècles auparavant. Il recommande de s’inspirer de « Tan, duke of Chou », qui gouverne par la douceur, et non de « Li » qui conquiert par la force.

La vertu que le pouvoir privilégie est différente à l’Est et à l’Ouest. En Chine la vertu déclarée comme suprême est la piété filiale, et le culte des anciens. C’est ce qu’exprime le fameux livre Le Canon de la piété filiale, qui faisait partie de la culture mandarine.

En Occident on voit apparaître très tôt le besoin de justice, que ce soit dans la Bible ou dans les tragédies grecques. Et ce besoin de justice va traverser les siècles, franchissant les sociétés hiérarchisées, les inégalités extrêmes, en se prolongeant jusqu’à nous ! Quand on cherche à l’analyser, on y trouve non une revendication d’égalité dans des sociétés qui l’ignoraient encore, mais le besoin d’une reconnaissance de la qualité imprescriptible de l’être humain, si modeste soit-il.

C’est ainsi que l’histoire est jalonnée, à côté des noms des grands conquérants, par ceux des souverains « justes », de Salomon à Saint Louis.

Cette proximité du pouvoir et de la divinité a survécu jusqu’à une date récente, si surprenant que cela nous paraisse. La monarchie telle que l’envisageait Louis XVI était encore une monarchie de droit divin. Napoléon a tenu à faire sanctionner son pouvoir impérial par la bénédiction du pape, et l’empereur Nicolas II représentait Dieu sur la terre. Et c’est seulement en 1911 que l’empereur de Chine a cessé d’appliquer la « volonté du ciel » sur la terre.

Ce long parcours a forgé la relation du pouvoir et de la vertu, que vous êtes avides de me voir commenter : l’accès au pouvoir, l’exercice du pouvoir, l’adieu au pouvoir.

L’accès au pouvoir s’est longtemps fondé sur l’hérédité. C’était une solution pratique pour mettre fin aux luttes pour la conquête du pouvoir. Le système a fonctionné de manière plutôt satisfaisante, avec quelques accrocs célèbres.

Notons que les plus grands dirigeants de l’histoire sont arrivés au pouvoir en bousculant les règles : Jules César en renversant par la force de ses légions une République vieille de cinq siècles, et Napoléon en exécutant un coup d’État de type parlementaire. Ni l’une ni l’autre de ces démarches n’était vertueuse.

Une longue fermentation a abouti au mode actuel de désignation du pouvoir. L’élection censitaire au début, puis de changement en changement de Constitution, là où nous sommes parvenus aujourd’hui : l’élection du Pouvoir au suffrage universel. La vertu a-t-elle suivi le mouvement ?

La vertu elle-même a évolué ! Dans les régimes de droit divin, elle était fortement influencée par les croyances religieuses de l’époque, même si certains aspects de la vie privée réussissaient à s’y soustraire. C’était un mélange d’héroïsme, venu de l’âge chevaleresque, de conscience professionnelle due à la fermeté de l’éducation, et de respect des usages et de la politesse. Certains y ajoutaient une authentique générosité de cœur. L’honnêteté n’était guère un problème en raison de l’étendue et de la confusion du patrimoine royal. C’était, par contre, une contrainte ignorée par les proches du pouvoir, qui se servaient à leur guise, et bâtissaient des fortunes scandaleuses.

À partir du xviie siècle, et au cours des deux siècles suivants, l’exigence de la vertu dans l’exercice du pouvoir s’est précisée. On a vu apparaître la notion d’« abus de pouvoir », qui maintenait le pouvoir à l’intérieur de ses limites légales ou constitutionnelles. L’enrichissement au pouvoir a été progressivement contenu, puis supprimé, hormis pour les souverains eux-mêmes dont on acceptait encore les excès, ou les extravagances immobilières.

Je me suis surpris un jour à Versailles, qui est, avec la Cité impériale de Pékin, le plus beau palais du monde, à m’interroger sur le point de savoir si le roi Louis XIV s’était préoccupé un seul instant du prélèvement que représentait le coût de ces voûtes, de ces volutes dorées et de ces passementeries sur les ressources d’un peuple qui connaissait la misère et parfois la famine.

C’est au xixe siècle, siècle pacifique en Europe à l’exception de la guerre franco-allemande de 1870, que la vertu s’est le plus rapprochée du pouvoir.

Nous sommes arrivés au monde contemporain, et la vertu et le pouvoir s’étalent désormais sous nos yeux.

Le triomphe de l’argent, encouragé par la globalisation financière, a répandu la corruption sur la planète. Des études comptables feront apparaître qu’une large part de l’aide financière internationale attribuée aux pays pauvres depuis 1945 a trouvé refuge dans les portefeuilles de leurs dirigeants. L’Europe était épargnée par la corruption, mais des signes récents ont montré, y compris dans notre pays, que la contagion s’étendait.

Permettez-moi d’évoquer deux sujets qui traitent du fonctionnement de nos pouvoirs démocratiques. Si je sors de la limite horaire fixée par M. de Montyon je ne cours pas grand risque d’être interrompu puisque une bonne fortune me fait présider la séance.

Ces deux sujets sont les suivants :

Le pouvoir démocratique contemporain peut-il être vertueux ? Ce pouvoir doit-il être vertueux ?

À la première question, le pouvoir démocratique peut-il être vertueux, la réponse est malheureusement incertaine, pour des raisons très fortes.

Laissons de côté la malhonnêteté financière, pour laquelle la condamnation est évidente, bien que ses sanctions aient tendance à s’affaiblir.

Et considérons la vraie vertu au pouvoir, c’est-à-dire le fait de donner la primauté au service du bien public sur le tumulte des revendications particulières.

La démocratie est fondée sur la vertu des citoyens. Pour bien fonctionner elle exige des citoyens raisonnables et responsables.

Le bien public n’est pas l’enveloppe des satisfactions individuelles !

Or la France, de tout temps centralisée, est moins que d’autres pays, tels que les États-Unis d’Amérique, construite sur l’idée de responsabilité individuelle, et davantage sur le principe qu’il appartient au pouvoir de faire le bonheur des individus. La première vertu que les citoyens attendent du pouvoir en France est l’amélioration de leur bien-être individuel.

D’où une instabilité fondamentale, illustrée par le nombre de nos révolutions, car le citoyen, avide de bien-être, ne peut vivre que dans la déception à l’égard de ceux qui le gouvernent ! De là une exigence de « vertu » que le pouvoir central est dans l’impossibilité de satisfaire.

Dans toute démocratie élective, l’obsession de la majorité des hommes politiques est leur élection, ou leur réélection. L’homo politicus ressemble à cet homo œconomicus que décrit la théorie libérale, soucieux avant tout de maximiser ses satisfactions.

Or à tout moment la somme des revendications exprimées par les citoyens excède de loin ce que la collectivité est en état de satisfaire.

Il faut donc arbitrer, en sachant que ceux qui recevront satisfaction ont la mémoire courte, et que ceux qui s’estimeront lésés auront la mémoire longue.

Le pouvoir politique donnera la préférence à l’immédiat sur le long terme, au déficit plutôt qu’à l’impôt, à ses électeurs plutôt qu’à ses opposants. Il faudrait être fort pour être vertueux !

En France – sauf pendant une brève période, qui se trouve être celle de ma génération, et qui s’étend depuis le retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 jusqu’en 1980 ! –, en France, donc, le pouvoir central, en lequel nous plaçons plus que d’autres pays de grandes espérances, n’a pas eu le courage d’arbitrer. Il a rendu la France malade de sa faiblesse.

C’est ainsi que se sont accumulés deux mille milliards d’euros de dettes dont personne ne se demande comment nos enfants et nos petits-enfants pourront les rembourser, dans une monnaie que nous ne pourrons plus dévaluer !

Celui qui vous parle dans son habit vert a connu l’équilibre budgétaire lorsqu’il était ministre des Finances. Nous n’étions guère endettés en ce temps-là ! Et c’est le motif pour lequel certains jettent sur moi le regard étonné du paléologue !

Mais il faut dire, à la décharge de nos hommes politiques, qu’ils ne disposent que d’un seul degré de liberté : être vertueux, gérer avec discernement, c’est-à-dire avec un minimum de rigueur, mais perdre l’élection suivante.

Car nos compatriotes réélisent ceux qui promettent beaucoup, et écartent ceux qui essaient de parler le langage de la vérité.

L’élection présidentielle de 1988 nous en offre le parfait exemple : Raymond Barre était de loin le plus « vertueux » des trois principaux candidats, et les électeurs l’ont classé troisième !

La vertu du pouvoir est le miroir dans lequel les citoyens peuvent se regarder.

La deuxième question est tout aussi délicate. Le pouvoir doit-il être vertueux ? Est-ce son rôle ou sa destination ?

Nous attendons de lui qu’il gère convenablement nos affaires, qu’il assure la croissance et l’emploi, qu’il défende fermement nos intérêts à l’étranger. Toutes choses qui se situent dans d’autres dimensions que la vertu !

En nous posant ces questions, c’est notre histoire qui nous revient en mémoire, du temps où on l’enseignait encore !

La France a connu des rois efficaces qui savaient admirablement mentir, tel Louis XI, et des rois vertueux, tel Saint Louis, qui ont plutôt compromis nos intérêts.

Mazarin succède à Richelieu, avec d’autres méthodes. Il s’enrichit grassement, et nous pouvons en témoigner ! mais il met fin à la Fronde, et contribue aux fameux traités de Westphalie qui règlent encore les relations internationales.

Quelle est la place de la vertu devant la raison d’État ?

Arrivé à ce point de mes réflexions, j’ai frémi à l’idée que devant cet Institut, qui incarne la morale la plus élevée, j’allais peut-être devoir faire l’éloge du calcul, de la dissimulation, et du mensonge.

Mais heureusement pour moi, l’évolution des pratiques politiques me dispense de trancher cette question impossible, ce théorème de Fermat du débat politique.

Car notre démocratie est différente de celle d’il y a cent ans, et n’a plus rien de commun avec celle de Montesquieu, qui visait à transférer le pouvoir féodal à un peuple éclairé.

Nos moyens d’information ont connu récemment un développement extraordinaire, accentué par l’irruption du numérique, et nos sociétés sont infiniment plus transparentes, notamment pour tout ce qui entoure l’exercice du pouvoir.

Or, davantage de transparence exigera davantage de vertu !

Tout se sait, ou se saura, sur nos dirigeants politiques, avec parfois quelques excès, car la calomnie n’est pas loin !

C’est un fait que nos dirigeants ne l’ont pas encore complètement inscrit dans leur comportement. Mais cela se produira. Ils renonceront à mentir, non pas parce que ce n’est pas vertueux, mais parce que le mensonge aujourd’hui devient contreproductif. Ils renonceront à frauder le fisc, non pas parce que c’est immoral, mais parce que cela finira toujours par se savoir.

La morale ordinaire du citoyen, celle que nos parents ou que l’école nous enseignent, va devenir peu à peu celle des politiques. La vertu va peu à peu devenir inévitable.

Mais cette vertu viendra davantage d’une forme d’étouffement par la connaissance publique que d’une inspiration morale.

Il reste la question de savoir si un pouvoir totalement transparent peut encore être efficace.

Rappelons-nous le général de Gaulle et l’Algérie. Il savait qu’il ne pouvait pas dire aux Français ce qu’il allait faire, et il a longtemps tenu un langage volontairement ambigu. Beaucoup lui en ont voulu.

Pourrait-on aujourd’hui avoir le même comportement ? C’est peu probable. Une démocratie souterraine, celle des portables et des tweeters, se mettrait en mouvement. Les débats se succèderaient dans nos médias. Ce flot de démocratie directe emporterait l’exécutif.

Le pouvoir et la vertu, ce n’est pas ce qu’en décrivent les magazines ! C’est le premier problème de la démocratie ! D’une démocratie en constante évolution.

Le Prince de Machiavel était vertueux, mais il n’était pas élu !

Nous sommes désormais en démocratie. Faisons un rêve : chacun de nos concitoyens déterminera désormais son vote en raison de la vertu des candidats, de leur courage, de leur aptitude à dire la vérité, même si celle-ci est attristante ! 

Je vois alors surgir dans les nuées de l’espace ce que je considère depuis toujours comme la vertu suprême de l’exercice du pouvoir, et dont je ne vous ai pas parlé, en en gardant le secret pour moi : je veux dire la compétence, accompagnée de ses deux soutiens : le courage et l’ouverture.

Et alors, en quelques années, la France redeviendra la France !