Pour ma part, je vis dans un luxe particulier, qui est d’aimer le présent en sachant que nous avons été précédés. Précédés par des siècles qui ont déposé comme des alluvions magnifiques les plus belles œuvres de la main, de l’intelligence, de l’esprit. L’architecture des villes, des grandes œuvres littéraires, de la musique, de la peinture, des plus beaux films. Les vrais palaces sont là : « Une bibliothèque, disait André Malraux, c’est l’héritage de la noblesse du monde. » Ce luxe est accessible et pas très cher. Une promenade dans un quartier historique, un livre de poche, un chargement MP3, un ticket d’exposition, un DVD. Jamais l’humanité n’aura eu à sa disposition autant d’archives de sa propre beauté. Jamais il n’aura été aussi loisible à chacun de circuler à travers le savoir universel, d’apprendre et de partager. Le vrai luxe, à mes yeux, se trouve là : sortir de sa contingence pour aller vers plus grand que soi.
Si je veux évaluer le rapport au luxe d’un être humain, je ne me demande pas quel est le prix de la montre qu’il porte au poignet. Je me demande simplement s’il sait qu’il a été précédé. Le monde n’a pas commencé avec nos parents, pas plus qu’il ne se limite aux confins d’un village. Chaque événement du présent se trouve éclairé, mis en perspective, est décryptable en profondeur si l’on est capable de raisonner sur au moins trois générations. Il y a une jouissance luxueuse du temps, de son épaisseur, de ses caprices et de ses répétions. Le luxe, c’est de comprendre. Chacun peut tenter de le transmettre à ses propres enfants, car le luxe, c’est aussi de voir naître à la beauté du monde un être que l’on a accueilli dès le premier jour. C’est de se promener dans sa propre vie comme dans une galerie enluminée par l’imprévu et la mémoire.
Marc Lambron
de l’Académie française