Marcel Proust, le génie littéraire du XXe siècle

Le 24 octobre 1995

Jean-Louis CURTIS

Marcel Proust, le génie littéraire du XXe siècle

par M. Jean-Louis Curtis

SÉANCE PUBLIQUE ANNUELLE
DES CINQ ACADÉMIES
le mardi 24 octobre 1995

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

 

 

     Lorsque Du côté de chez Swann fut publié en 1913, une énorme campagne de presse, préparée par Grasset et l’auteur lui-même, accueillit l’ouvrage comme peu de livres l’ont été dans toute l’histoire de l’édition. Au cours de cette année-là, les articles se succèdent presque sans interruption. Ce succès de presse exceptionnel signifie-t-il que tout le monde comprit, du premier coup, l’importance littéraire capitale de cette publication ? Certainement pas. La majorité des lecteurs fut, on peut en être assuré, déconcertée, déroutée et la plupart du temps incompréhensive. Mais quelques écrivains, parmi les meilleurs de l’époque, comprirent fort bien de quoi il s’agissait et à qui ils avaient affaire avec M. Proust. On se souvient de la première réaction de Gide à la lecture de Swann. Il écarta l’ouvrage d’un haussement d’épaule, parce que l’auteur, au cours des premières pages, parlait des « vertèbres cervicales » d’un des personnages. Ces vertèbres cervicales ont eu, si j’ose dire, bon dos. On imagine le mouvement d’humeur d’un puriste qui, devant une aussi grosse incongruité, décide que ce texte est écrit en charabia. Or, il est à présumer, et à présumer très fortement, que Gide lisant Swann a eu tout de suite la révélation effrayante d’un génie littéraire dont l’apparition menaçait instamment de nullité presque tout ce qui se publiait alors, y compris ses propres œuvres. L’erreur arrivait à point pour lui faire croire, ou espérer, qu’il n’avait rien à craindre. C’était une façon de se rassurer lui-même. Mais il était beaucoup trop perceptif pour ne pas sentir que l’évidence était là, et que, cervicales ou pas, les vertèbres de tante Léonie n’empêchaient nullement cette évidence de s’imposer, pas plus que la vertèbre supplémentaire de l’odalisque d’Ingres n’empêcha qu’un public immense reconnût le génie du peintre. Le génie était là. Il fallait l’accepter. D’où la lettre de contrition de Gide à Proust. Il reconnaissait son erreur. Mais comment, sans perdre la face à jamais, aurait-il pu s’y obstiner ?
Quelle était donc la nouveauté si extraordinaire de l’œuvre proustienne en ce début de notre XXe siècle pour qu’elle soulevât à la fois tant d’enthousiasme chez les meilleurs lecteurs et tant de refus chez le plus grand nombre ? Il serait présomptueux et vain de tenter de la définir, surtout dans le temps très limité qui m’est imparti. Mais puisque enfin, je dois tenter cette gageure impossible, je dirais que la principale et décisive nouveauté de Proust consistait à avoir opéré dans l’espace de la fiction romanesque une révolution comparable à celle que Einstein, quelques années plus tôt, avait opérée dans la physique, à savoir l’introduction de la relativité. De même qu’Einstein fait voir que l’observation totalement objective est un leurre, parce que l’observateur est solidaire du système observé, et donc change avec lui, de même, dans Proust, tout est vu à travers le regard d’un observateur qui n’est pas en dehors du monde qu’il décrit mais qui occupe dans ce monde une position précise, mobile et changeante selon les aléas de sa vie. C’est un changement considérable dans l’optique traditionnelle du roman, où, depuis des siècles, tout ce qui était raconté l’était par un narrateur auquel on accordait spontanément le privilège de l’omniscience. Dès les premières lignes de Swann, cette relativité de toute observation, et même de toute perception, est étudiée et démontrée à propos d’un phénomène familier de la vie : le sommeil. Dans la suite de l’œuvre, elle est l’un des thèmes fondamentaux et récurrents du récit ; on a le sentiment que Proust ne cesse de penser à ce proverbe arabe qui affirme que celui qui vit assez longtemps verra tout et le contraire de tout. Les positions respectives de tous les personnages proustiens, sans exception, ne cessent pas de changer, et ce qu’on croit être leur vérité profonde, intime, change aussi, à telle enseigne qu’il devient presque impossible, à partir des aspects qu’ils ont successivement adoptés au cours du roman, de dégager une vérité qui serait indubitablement la leur. C’est que, de même que Einstein avait introduit dans la physique, avec la relativité, le concept d’une dimension nouvelle où l’espace et le temps se fondent, Proust a introduit dans le roman la notion d’une psychologie qui, elle aussi, est indissociable du temps, et dans laquelle baignent tous ses personnages. Ici, les exemples célèbres sont dans toutes les mémoires. Qui aurait pu prévoir que Mme Verdurin finirait sa carrière dans l’identité reconnue, respectée, de la princesse de Guermantes ? Ou, pour prendre les choses sous un autre angle, qui pourrait identifier dans le « poisson sacré » que tout le monde va saluer à la matinée du Temps retrouvé, l’ex-patronne qui faisait profession de ne pas supporter les ennuyeux ? Qui pourrait reconnaître, dans la Mme Swann enfin respectable dont la fille va épouser un Guermantes, l’ex-dame en Rose de l’oncle Adolphe, et qui pourrait se rappeler qu’avant la dame en Rose, il y eût une Miss Sacripant qui se produisait dans les cabarets ? Robert de Saint-Loup est l’ami exemplaire, le jeune homme idéaliste, absolument pur, une sorte de chevalier de la Table ronde ou un saint. Nous apprendrons un jour que ce saint est ce chevalier qui a perdu sa croix de guerre dans un hôtel de passe, qu’il avait toujours eu le même vice que son oncle Charlus, et qu’enfin, la révélation la plus troublante, qu’il est perfide, méchant et même sadique. Le narrateur meurt presque de douleur lors du départ d’Albertine. Six mois plus tard, il l’a complètement oubliée. Proust joue de ces incessantes transmutations des êtres avec une sorte de jubilation sombre qui se communique à nous, parfois aussi, avec une intention comique. Je citerai un seul exemple de ce comique des métamorphoses humaines. À Cabourg, la petite bande des jeunes filles se moque beaucoup (et le narrateur aussi) d’un de ces jeunes hurluberlus de villes d’eaux qui égaient les saisons balnéaires par leur excentricité ou leur sottise. Celui dont je parle est connu sous le sobriquet de « Dans les choux », parce qu’il répète à tous moments : « Je suis dans les choux ». Quelle n’est pas notre surprise quand nous apprenons soudain que « Dans les choux » est l’auteur de scènes de théâtre en qui les meilleurs critiques discernent « une œuvre admirable ». Ici, Proust, de toute évidence, s’amuse et entend nous amuser; mais il prend la peine d’examiner très longuement comment le génie peut aussi habiter un être presque totalement stupide sur d’autres plans. Ce qui était une invention comique devient une preuve de ce qu’il a si souvent affirmé dans son œuvre, à savoir qu’un auteur n’a rien à voir avec l’homme, peut-être désagréable, peut-être détestable ou très décevant, qui se montre dans le monde. La dissociation entre l’être social et l’artiste est totale.
Ainsi, ce monde que Proust nous décrit, infiniment autre, d’une diversité presque incroyable selon les angles de vues et selon, aussi, la dimension du Temps, ce monde est vraiment celui des nouvelles Mille et Une Nuits, aussi passionnant et merveilleux, aussi poétique, aussi drôle que les contes arabes.
Le second caractère qui rend l’œuvre de Proust si nouvelle et si originale est sa composition. Lorsqu’on conçoit le monde comme un système en état de perpétuelle mutation et en incessant devenir, ou tout et son contraire peut arriver, il semble qu’on ne puisse le décrire que par étapes successives, selon les images toujours différentes qu’il offre au regard de celui qui l’observe. Alors, on le décrit en quelque sorte au jour le jour, sans préméditation, sans présumer de ce que sera le tableau définitif qu’on en donnera.
Or, en lisant et relisant la Recherche, on ne peut pas ne pas constater que l’ouvrage est très fortement agencé, que son tissu est un réseau très serré de récurrences, de motifs qui se correspondent les uns les autres, qui s’annoncent de loin et annoncent d’autres variations à venir. Pour prendre un exemple parmi les plus évidents, songeons à la façon dont Proust a préparé la révélation terrible qui sera faite de son personnage central, Charlus. D’abord, on rencontre un monsieur au regard de policier ou de fou ; puis on entend parler de lui, mais par des personnes qui ne le voient pas de la même façon. Proust lui-même a beaucoup insisté sur le fait que tout, dans son œuvre, répond à une place très précise et très définie. En fait, on pourrait se demander si toute la Recherche n’était pas présente en lui dès son enfance; elle l’était, certes virtuellement, mais peut-être aussi à l’état conscient. C’est ce que, pour ma part, je suis tenté de croire. Le génie vit dans un présent éternel ; un génie a toujours le même âge, ou tous les âges à la fois. C’est le grand paradoxe de la Recherche qu’elle soit une œuvre dont la fin déclarée est la description du monde du changement, et dont la démarche créatrice est une prescience quasi divine de tout ce qui doit se passer dans ce monde tel que l’auteur le décrira. Dès qu’il commence Swann, dès les premières lignes si comiques où il évoque la figure de Mme Verdurin, Proust sait que cette jeune femme sera princesse de Guermantes. Ceci va complètement à l’encontre d’une attitude, courante aujourd’hui, selon laquelle le romancier écrit la première page sans savoir ce que sera la seconde ni les suivantes, ni quels seront ses personnages, ce qu’ils deviendront. En fait, il écrit pour savoir ce qu’il va raconter. C’est une de ces idées bêtes dont plusieurs auteurs d’aujourd’hui pensent qu’elles authentifient leur pouvoir de création. Mais Proust n’était pas doué pour les idées bêtes. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, il était à contre-courant de toutes les modes de son temps.
Voilà donc le premier grand paradoxe de l’œuvre de Proust : elle est l’histoire d’un monde qui change perpétuellement et elle a été conçue dans la prévision détaillée de tous les changements qui devaient se produire. Le deuxième grand paradoxe est que cette œuvre si pessimiste, si noire, qui devrait nous anéantir dans le désespoir, se lit dans un bonheur de chaque minute et nous laisse, après l’avoir lue, plus forts que nous n’étions avant de l’aborder. Car, dans la Recherche, tous les personnages, à l’exception de la mère et de la grand-mère du narrateur, sont décevants ou finissent par l’être. La plupart sont monstrueux d’égoïsme, d’hypocrisie, de médiocrité ou de bêtise. Swann lui-même se révèle, dans sa vie sexuelle, comme un débauché cynique et corrompu. Le narrateur est un névrosé du soupçon qui séquestre sans le moindre scrupule l’objet aimé et veut l’empêcher de vivre. À la fin du roman, rien ne subsiste de bon ou d’honorable dans un monde condamné. Cette vision, qui s’exprime parfois dans le langage d’un prophète biblique, devrait nous horrifier et nous désespérer. Or la lecture de Proust est une expérience non seulement enrichissante mais roborative et infiniment exaltante. Tout, en effet, est vu à travers le prisme transfigurateur de l’intelligence, du comique et de la poésie. À chaque phrase, nous sommes transportés et émerveillés par la précision incomparable de l’analyse, par la justesse du jugement porté. Le comique aussi est partout présent, même dans les pages les plus désespérantes ou apparemment les plus désolées. Un adolescent éternel est là, toujours prêt à pouffer de rire devant les ridicules des êtres qu’il décrit. Proust est le plus grand auteur comique de notre littérature, l’égal de Molière ; certaines de ses créations, les Verdurin, Cottard, Charlus et dix autres, ont acquis la force des grands types moliéresques, Arnolphe, Alceste, Tartuffe, l’Avare. Il n’est pas une page de la Recherche où nous ne soyons amusés, où nous n’ayons envie d’éclater de rire. Enfin, son style, fondé sur la métaphore, est ruisselant de poésie.
Pour ceux d’entre nous qui se mêlent d’écrire, l’existence même, en notre siècle, de l’œuvre de Proust, pourrait être décourageante. Nous pouvons être tentés de nous dire : « À quoi bon écrire des romans puisque Proust est là. » Mais il se passe aussi dans la communauté des auteurs une sorte de grâce qui, si je peux le dire sans sacrilège, est comparable à ce que l’on désigne, dans le christianisme, comme la communion des saints. Je ne veux pas suggérer qu’il y a, entre les écrivains, une réversibilité des mérites de ce que les plus grands ont accompli; mais c’est un fait que l’existence de grandes œuvres est ressentie comme une source perpétuelle d’exaltation, même par ceux d’entre nous qui ont conscience de leurs propres limites mais qui savent aussi qu’elles justifient leurs travaux et assurent la pérennité de la littérature. Enfin, pour peu que nous soyons heureux et fiers d’être français, notre joie est grande de penser que notre pays a fait au monde entier, et pour longtemps, cet inestimable cadeau : l’œuvre géniale de Marcel Proust.