Les nouvelles valeurs de la philanthropie. Discours prononcé lors de la remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Le 5 juin 2013

Gabriel de BROGLIE

Remise des Grands prix des fondations de l’Institut de France

Allocution de M. Gabriel de Broglie,
de l’Académie française,
Chancelier de l’Institut

Les nouvelles valeurs de la philanthropie

Mercredi 5 juin 2013

 

Depuis quelques années, sous cette coupole désormais familière aux fondateurs et aux lauréats qui nous font l’amitié d’être présents, j’entretiens cette assemblée de la mission philanthropique de l’Institut, dont il faut rappeler qu’elle s’inscrit dans l’histoire des académies depuis leur origine.

Abondamment nourri de mes rencontres avec les donateurs, notamment lors de la réunion Paroles de fondations qui devient, elle aussi, l’une de nos traditions réussies, particulièrement à l’occasion de la dernière édition présidée par notre confrère Jean-François Bach, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences, cet examen fait apparaître une transformation profonde de la philanthropie héritée des Lumières. Consubstantielle aux convictions de nos aînés, elle reflète aujourd’hui les aspirations et les valeurs de notre temps.

Si je tente de résumer en peu de mots les nouveaux traits, au risque de les exagérer, je dirais que la philanthropie s’identifie de moins en moins à la richesse, qu’elle attire de plus en plus les jeunes, qu’elle s’exerce de moins en moins dans l’isolement, qu’elle emprunte de plus en plus les méthodes d’une activité économique et enfin qu’elle répond à une nécessité sociale.

Permettez-moi de reprendre rapidement ces traits.

Les fondations actuelles reposent encore sur un patrimoine dont l’importance commande les activités. À cette nouveauté près que la fortune des mécènes n’est plus seulement le produit de l’héritage, comme c’était le cas, mais de plus en plus le fruit du travail. Ce changement modère le devoir de transmission à la descendance et modifie en conséquence l’importance relative de l’argent dans la philanthropie.

Mais on ne peut le nier : la puissance financière demeure un des fers de lance de la philanthropie, surtout aux Etats-Unis. Cependant, nous voyons partout éclore d'innombrables initiatives de particuliers, ni héritiers ni entrepreneurs, mais citoyens animés du désir d'être utiles et qui consacrent quelques jours ou toute une vie à améliorer le sort de leurs semblables.

La conscience des obligations que confère la richesse s’étend désormais à des anonymes qui, forts de la chance qui leur a été donnée d’étudier, d’exercer un métier choisi, d’avoir parfois été tout simplement aimés, se sentent le devoir et le pouvoir d’agir pour le bien commun.

Ces citoyens solidaires ont-ils besoin d'argent ? L'appel aux dons est là qui leur permettra de lever les fonds pour la mise en œuvre de leur projet. À leur propre générosité, fondement indiscutable de tout engagement philanthropique, répond la générosité publique qui peut suppléer désormais la fortune personnelle.

Au surplus, l’arsenal des nouvelles technologies fait apparaître de nouvelles formes de dons et de nouveaux moyens, très efficaces, de lever des fonds. Il contribue à réduire considérablement le coût du mécénat et permet à chacun de s’engager, grâce à des leviers plus forts que l’argent : le temps, la compétence, l’énergie, la volonté, la coordination des efforts, la bienfaisance ; ce qui permet à des milliers d’initiatives solidaires de voir le jour. C’est par exemple de leur chambre d’étudiant que des lauréats, primés ici-même il y a quelques années, ont fondé une structure vouée à l’accompagnement de jeunes déshérités dans leurs recherches de stages, qui sont, chacun le sait, l’une des clés de la réussite. On pourrait multiplier les exemples et féliciter ensemble mécènes et lauréats, tous philanthropes à leur manière.

Est-ce à dire, et cela est assez nouveau, que les jeunes s’engagent davantage dans la philanthropie ? Chaque année des étudiants plus nombreux, au sortir de longues études supérieures et avant d’entrer dans le monde professionnel, choisissent de consacrer une ou deux années aux métiers de la générosité, d’agir mieux, d’occuper un espace encore libre pour tenter de changer une société qui a besoin de consolation. D’autres s’engagent plus avant dans une carrière d’entrepreneurs sociaux au profil hybride, économique et social, pour apporter des réponses de l’intérieur. Les cas de réussite précoce, de fortune rapide conduisent en outre un certain nombre de jeunes entrepreneurs à entamer une seconde carrière dans la philanthropie, selon le modèle de leurs devanciers américains.

C’est une nouvelle génération qui se lève, encouragée par sa maîtrise naturelle des techniques modernes de communication, et son goût pour les solutions innovantes lui permettant de résoudre ou de tenter de résoudre des problèmes laissés en suspens par les précurseurs.

Le troisième trait découle des deux premiers.

Le mécène n’est plus seul et ses actions ne sont plus sporadiques. Il cherche à joindre ses forces à d’autres, s’insère dans un contexte social, entrepreneurial, scientifique, géographique, familial aussi : la philanthropie devient en effet un moyen de rassembler autour de projets et de valeurs partagées et de transmettre un patrimoine immatériel autant que financier. Elle jette les bases de nouveaux partenariats qui associent des hommes et des femmes d’horizons divers et dans lesquels le don n’est plus à sens unique.

Le XXIe siècle, nous le savons, est le siècle des réseaux. Nous sommes tous interconnectés. Les nouvelles technologies, toujours elles, outre le fait d’avoir baissé les coûts de l’action philanthropique, multiplié les possibilités d’intervention sur le terrain et décuplé les capacités d’implication d’acteurs individuels, ont fait apparaître les concepts de co-désirs, d’invention commune, de générosité réciproque et de micro-philanthropie.

Les philanthropes agissent désormais en réseaux et il n’est pas utopique d’affirmer qu’ils sont mieux outillés pour connaître les vrais besoins, les meilleurs projets, les bons partenaires, les moyens efficaces pour recruter des bénévoles, les contacts les plus immédiats avec les bénéficiaires, les programmes de formation les plus performants. L’une des plateformes innovantes de la philanthropie ne s’appelle-t-elle pas Utopia ?

L’Institut en est témoin : la nouvelle philanthropie ne cache pas ses objectifs d'efficience et, pour parvenir à ses fins, se professionnalise, programme, innove, contrôle et communique. Le retour sur investissement, principe fondateur de l’économie d’entreprise, est désormais entré dans sa culture et elle entend mesurer l’impact social de ses activités. Donner oui mais afficher les résultats ! Telle pourrait être la devise de ce que l’on nomme parfois le philanthro-capitalisme, fondé sur des valeurs de responsabilité et de transparence, en parfaite adéquation avec notre époque où l’éthique, particulièrement dans le domaine de la finance, devient une revendication majeure.

Là où ni l’entreprise ni l’État n’apportent de réponse satisfaisante, le mouvement philanthropique ne se contente pas de l’assistanat, qui n’offre pas davantage de solution durable. S’il s’est doté de l’efficacité empruntée aux méthodes de l’entreprise, il insuffle un état d’esprit qui n’est pas seulement économique. Ses valeurs sont celles de la coopération, des garanties éthiques et environnementales et surtout du dévouement à l’intérêt général, de la préoccupation sociale et humaine.

C’est que, dans la période récente, la philanthropie perd une part de son engagement charitable personnel pour répondre à une nécessité sociale.

Qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, le glas de l’Etat-Providence a sonné. L’ampleur de la crise que nous traversons accroît les besoins et réduit les ressources disponibles pour y faire face. Il est inéluctable que les gouvernants encouragent des initiatives complémentaires de leur action. Il est heureux que des contributeurs privés plus nombreux, particuliers ou entreprises, agissent et s’engagent en faveur du bien commun. Les formes et les objets de leur générosité évoluent mais le don, dans tous ses aspects, est une réponse nécessaire, instinctive, impérative, et incomplète.

Nous sommes bien placés, nous tous réunis ici, pour bien connaître les domaines d’intervention à privilégier en appui à l’action des pouvoirs publics : citons l’école et plus généralement l’enseignement, la recherche scientifique et l’aide souvent décisive à apporter aux projets les plus intéressants, l’innovation dans les domaines humanitaire et social, qui souffrent particulièrement d’un manque d’inventivité, de rapidité d’adaptation, de liberté de mouvement. Enfin les lacunes de notre protection sociale, pourtant l’une des plus complètes du monde mais qui abandonne trop de laissés pour compte sur le bord du chemin et, bien entendu, l’utilisation des outils numériques dans les missions traditionnelles du mécénat, et notamment culturelles.

Je n’aurais aucune peine, Mesdames et Messieurs, à vous faire partager ma conviction. La philanthropie est une question centrale de notre temps. La crise plonge nos contemporains dans l’incertitude. Nos sociétés sont guidées par les instincts divergents de conservation et de solidarité. Elles doivent pour réagir se laisser inspirer par la foi dans le progrès, l’idée de justice, le pouvoir de la générosité et évidement entretenir la flamme, l’élan de solidarité qui s’affirme comme un contrepoint aux égoïsmes et à l’individualisme de nos sociétés.

L’Institut de France assiste à ces transformations, les analyse dans ses travaux et s’associe avec bonheur aux initiatives qui s’inscrivent dans le respect des missions de chacun, pouvoirs publics, académiciens, donateurs, entrepreneurs. La nature de notre institution, où se côtoient des personnalités familières des rouages de l’entreprise et de ceux de l’administration, la désigne comme particulièrement apte à encourager le dialogue et à ouvrir la voie vers un partage nouveau.

Au nom de l’Institut, je veux saluer la générosité et la confiance que manifestent les fondateurs à notre égard, je veux remercier l’ensemble de nos confrères qui ne comptent pas leur temps, ni leur irremplaçable expertise dans les jurys et les conseils des fondations. Je veux féliciter les lauréats dont nous allons connaître les mérites, et je n’oublie pas les bénéficiaires sur le terrain dont la pensée est présente dans toutes nos démarches.

Résolument tourné vers l’avenir, l’Institut est heureux de prendre sa part dans la mission si féconde et valorisante de la philanthropie et de contribuer à l’effort de tous ceux qui œuvrent à prodiguer, et y trouvent aussi eux-mêmes, dignité, réconfort, bonheur peut-être.

Je vous remercie.