Les dés pipés, fable. Réception de M. Dupin

Le 30 août 1832

Antoine-Vincent ARNAULT

LES DÉS PIPÉS.

FABLE,
LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE TENUE POUR LA RÉCEPTION DE M. DUPIN

LE 30 AOUT 1832,

PAR M. ARNAULT.

 

Quand je songe à l’ordre admirable
Qui régit ce vaste univers;
À travers le cristal des airs
Quand je vois les astres divers,
Dans l’espace incommensurable,
Par les mêmes chemins et dans le même temps,
Décrire les mêmes orbites,
Et la comète même à des règles prescrites
Assujettir ses mouvements ;
Riant sous les lilas dont mon front se couronne,
Dans mon jardin, trois mois par l’hiver attristé,
Quand je vois le printemps, avec fidélité,
Tous les ans précéder et ramener l’été
Qui tous les ans précède et ramène l’automne;
Amis, ai peine à concevoir
Qu’un si magnifique système
Ne vous démontre pas, aussi bien qu’à moi-même,
D’une intelligence suprême
Et la présence et le pouvoir.
Sur ce point-là je suis, je ne saurais m’en taire,
Tout aussi bête que Voltaire.
L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger.
Des gens, sur d’autres points dignes pourtant d’éloge,
Sans horloger voudraient faire aller cette horloge :
« Dieu qui n’existe pas n’a pris aucune part
 « À la confection de la pauvre machine
« Dont tu méconnais l’origine ;
« Le hasard a tout fait et tout marche au hasard, »
Disaient-ils l’autre jour, après mainte apostrophe,
À certain bachelier dans leur cercle tombé,
Mais qui, sous un manteau d’abbé,
Leur cachait un vrai philosophe.
Las enfin de les sermonner,
Las enfin de s’époumoner
À prêcher pareil auditoire,
Ce bachelier s’esquive, et mes bavards de croire
Qu’il leur a cédé la victoire;
Mais revenant presqu’aussitôt,
Messieurs, dit-il, encore un mot :
Et jetant deux dés sur la table,
« Puisque les arguments ici ne prouvent rien,
« Consultons le hasard ; peut-être est-ce un moyen
« De savoir qui du monde est l’auteur véritable.
« Chaque fois qu’ils auront roulé sur ce tapis,
« Si ces dés à vos yeux n’offrent pas double-six,
« Je me tiens pour battu. » Parlant ainsi, notre homme
A chassé les dés du cornet.
« Comptez, Messieurs, sonnet ! Comptez encor, sonne t! »
Sonnet, toujours sonnet, sonnet ! Si bien qu’en somme,
Au nombre six, de tous côtés,
Ces dés semblaient numérotés.
«Vous rendez-vous à l’évidence ?
« Vos doutes sont-ils dissipés ? »
Disait-il, cependant. « Tu plaisantes, je pense.
« Ces dés, qui peuvent bien fournir à ta dépense,
« Ces dés à coup sur sont pipés, »
D’une commune voix lui répond l’assistance ;
« À chaque nouveau coup ramener même chance,
« Est-ce un fait du hasard ? » – « Non, j’en tombe d’accord.
« Mais ai-je entre nous si grand tort
« Quand sur ce fait-là je me fonde
« Pour croire le hasard tout à fait étranger
« Au gouvernement de ce monde,
« Qui se renouvelant tous les jours sans changer,
« Aux mêmes lois toujours fidèle,
« Suit à travers les temps sa routine éternelle ?
« Si le hasard était du jeu,
« Chaque jour, par quelque équipée,
« Ne mettrait-il pas tout en feu,
« Tout sens dessus dessous ? Oui, j’en crois votre aveu,
« Messieurs, la nature est pipée. »