Parlant d’un ministre qui ne semblait pas pressé de mettre en place une réforme, un journaliste déclarait récemment à la télévision : « Il semble avoir pris le train des sénateurs. »
Non le Sénat romain ne prenait ni TGV ni tortillard : le « train » des sénateurs, c’est leur pas, l’allure de leur marche.
Toutes les langues abondent en locutions de ce type, souvent d’origine obscure, et qui sont le cauchemar des traducteurs ; l’enseignement du français langue étrangère, le « FLE », y consacre beaucoup de temps.
Malheureusement, elles sont en passe de devenir aussi un cauchemar quotidien pour les lecteurs de journaux ou les auditeurs des médias, qui souvent doivent opérer de douloureuses gymnastiques mentales pour comprendre ce qu’ils viennent de lire ou d’entendre. Ainsi, autre exemple très récent, pourquoi durant la Coupe du monde de football 2014, l’équipe de France était-elle jusqu’à sa défaite, selon du moins un commentateur, le « mouton noir » de l’équipe du Brésil ? Mais non ! sa langue avait fourché, il voulait dire « sa bête noire » ! Etc.
Que se passe-t-il ? Ce désordre dans l’emploi des expressions figurées inquiète. Il est le signe (parmi d’autres) que quelque chose se dérègle dans la transmission de la langue.
Il faut convenir qu’elles constituent un maquis aussi riche qu’opaque. Pour en rester au seul mot de train, il est à parier qu’il donne à l’avenir (« du train où nous allons ! ») du fil à retordre (autre expression figurée) à ceux qui se risqueront à utiliser les expressions où ce mot entre en composition. À l’horizon, d’autres fâcheux mécomptes – sur le sens par exemple du début fameux de l’Arlésienne de Bizet :
« De bon matin
J’ai rencontré le train
De trois grands rois qui partaient en voyage […] »
Venu du latin trahere (tirer), le « train », c’est d’abord l’allure, la façon d’aller. D’où « le train de sénateurs » immortalisé par La Fontaine dans Le lièvre et la Tortue, qui débute par la formule devenue un adage fameux : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point. » Fort de sa supériorité évidente en matière de vélocité, le lièvre accepte le défi qu’elle lui lance, et prend tout son temps :
« Il laisse la tortue
Aller son train de sénateur.
Elle part, elle s’évertue,
Elle se hâte avec lenteur. »
S’apercevant à un moment qu’elle est sur le point d’arriver, il s’élance, fait de grands bonds, mais trop tard...
Institution religieuse autant que politique, le Sénat est dans la Rome antique pourvu d’une autorité et d’un prestige qui expliquent le rythme lent et solennel du pas des sénateurs. Mais on peut aussi « aller bon train », « à fond de train », et le mot train va s’enrichir, au figuré, de toute une série de sens plus généraux, désignant le mode de vie – mener grand train – et parfois même la mauvaise vie, comme le signale l’Académie en 1694, ajoutant « mais il est bas » : « Train, se dit aussi des gens de mauvaise vie. Il a du train, de mauvais train logé chez luy. »
Ce sens est conservé dans « mettre en train », ou être un vrai « boute-en-train ». Phénomène grammatical intéressant, avec l’accompagnement de la préposition « en », le mot train donne naissance à une variante française de ce que l’anglais appelle « présent progressif » : « être en train de ... » désigne une action qui se déroule et n’est pas encore terminée. Au passage, cette association donnera naissance à un substantif, l’« entrain », qui désigne l’enjouement, une forme communicative de joie de vivre. Mais il est vrai qu’on dit déjà : « je ne suis pas en train », quand on se sent manquer de courage ou d’énergie.
Le « train » finit donc par signifier aussi la noblesse, l’allure (au sens figuré cette fois), la belle apparence, la richesse : d’où l’expression « mener grand train ». Qu’il ne faut cependant pas confondre avec « aller grand train », qui désigne la marche rapide d’un cheval ou d’une voiture.
Très tôt, l’Académie (1694) ajoute au sens d’allure ou de mouvement, voire de commerce (d’où l’expression ancienne, aujourd’hui équivoque, de « train de marchandises »), le sens concret d’un ensemble ordonné pour la marche, comme, par exemple, « une suite de valets, de chevaux, de mulets, & particulièrement des gens de livrée. Grand train. Train leste, train magnifique, superbe. Il marche à grand train, il a vingt valets de livrée dans son train. Son train est habillé tout de neu »f.
Oscillant entre le figuré et le concret, passant de l’un à l’autre, «train » va désigner aussi tout ce qui glisse ou marche d’un même pas. Se dit ainsi d’« un grand amas de bois lié ensemble qui flotte sur l’eau. Train de mairein. Train de bois flotté » (Académie). D’où sa spécialisation militaire : « le train », pour « le train des équipages ». Avant que l’invention de la locomotive ouvre au mot la carrière que l’on sait.... Mais les expressions figurées construites à partir de sens plus anciens n’en continuent pas moins à circuler : ainsi du « train des réformes » dont quelquefois la lenteur impatiente. Et parfois un journaliste bien inspiré (une fois n’est pas coutume) peut jouer avec humour de leur coexistence : d’où ce gros titre « les cheminots hésitent à monter dans le train des réformes ».
On pourrait se livrer à un exercice comparable à propos de mainte autre expression dite « figée », dont l’emploi naturel, spontané et correct est la preuve indéniable d’une bonne maîtrise de la langue. Ces locutions n’en demeurent pas moins une source de difficultés parce qu’elles ne peuvent pas être comprises, donc déduites, littéralement, à partir des mots qui les composent. Elles reposent souvent sur des métaphores dont il faut avoir une connaissance globale, par exemple : Avoir du pain sur la planche. Renvoyer aux calendes grecques. À la bonne franquette. Crier haro sur le baudet. Se mettre martel en tête...
On ne peut se passer d’elles ; elles surgissent à tout moment dans une rhétorique de l’expressivité ; ce sont elles qui donnent du caractère et du charme au discours. Or aujourd’hui les expressions figurées subissent une crise tout à fait nouvelle. Non qu’elles tendent à disparaître : au contraire. Mais dans la majorité des cas elles sont utilisées à contresens ou de manière impropre. Et comme elles sont la vie même de la langue, cette menace affecte la langue au même titre, et peut-être plus gravement encore, que les fautes d’orthographe, de grammaire et de syntaxe.
Il y a bien des raisons à cela. Les expressions dites « figées », tournures expressives, imagées, ont une origine souvent populaire. L’ancienneté, la fréquence de leur usage, leur avaient conféré un tour proverbial, typique de l’ancienne langue ; elles témoignent souvent, par leur construction et par leur vocabulaire, d’un état de civilisation disparu. Leur transmission était de tradition plus que d’enseignement. Or les grandes mutations sociales du dernier siècle et la généralisation de l’enseignement scolaire ont entraîné une forte baisse de la valeur et de la légitimité de ces formes de transmission par le village, la boutique, la famille.
Mais tout n’était pas perdu : reprises par la langue écrite, littéraire, par les grands auteurs, ces expressions se voyaient codifiées et pourvues d’une nouvelle légitimité que l’école contribuait ensuite à relayer. Or l’école, ces trente ou quarante dernières années, a renoncé à faire de la langue des grands textes, de la langue des bons auteurs l’index de référence d’une pratique aisée et correcte de l’expression. Pendant longtemps, transmises plutôt correctement, à l’oral ou par écrit, sans qu’elles soient forcément comprises, ou sans que leur origine soit clairement repérée, les locutions « figées » relevaient d’une sédimententation dans l’histoire même de la langue, confirmée par un aller-retour et un échange constants entre la langue parlée et la grande langue. De cet échange, l’école était le garant : elle ne l’est plus.
Mais il y a autre chose. Les expressions figurées sont peut-être victimes de certains tours que la presse a imposés à la langue : en particulier de l’habitude de jouer avec les mots, les expressions figurées, les proverbes. Cet esprit de dérision généralisé, qui s’applique aux mots et aux choses, est venu d’une certaine presse d’après 68, et s’est étendu maintenant à peu près à tous les médias. Le jeu sur les mots est souvent l’aveu d’une impuissance à peser sur les choses, ou même à les penser. On imagine s’en libérer en se libérant des contraintes et de la rigueur que le langage nous impose : victoire purement symbolique, on n’est pas dupe, et de plus on fait rire !
D’où ce caractère forcé, rituel, artificiel du ton parodique qu’emploient la plupart des journaux et journalistes, dans la rédaction d’un article, ou la formulation d’un titre. On se lasse vite de cette culture du calembour, de l’à-peu-près et du jeu de mots : mais ce jeu n’est pas innocent, il fait des ravages dans la conscience des locuteurs les plus fragiles et les moins formés.
Fragilisées par ce maniement brutal, dé-figurées par leur réécriture parodique, les expressions figurées risquent de disparaître dans une novlangue qui n’a ni la vigueur de la langue orale, ni la rigueur de la langue écrite.
Danièle Sallenave
de l’Académie française