Voici un mot étrange, tant ses sens peuvent se différencier, jusqu’à s’opposer frontalement.
Il peut s’agir simplement de ce que l’on ressent, vulgairement du « ressenti » : le froid réel et mesurable par un thermomètre ne correspond pas toujours au froid ressenti, la plupart du temps plus glacial. Inversement le prix ressenti d’un produit mis en vente avec force publicité doit, du moins est-ce l’intention commerciale, sembler moins élevé qu’il n’est (on arrondira au centime inférieur pour masquer un mille de plus, on divisera le prix total par le prix mensuel sans indiquer le nombre de mois dus, etc.). Cette acception garde la trace, bien effacée il est vrai, de ce qu’au xviie siècle, le ressentiment indiquait : un fort sentiment, profondément ressenti, d’ailleurs souvent très positif – un ressentiment de reconnaissance, d’amour, de gratitude –, autant qu’un ressentiment de peine ou de souffrance.
Les sens modernes n’ont guère conservé de cette positivité. Nous parlons d’un ressentiment pour désigner le sentiment de réaction à l’encontre d’une attaque, d’un affront, d’une injustice ou d’une injure. On garde un tel ressentiment et, comme si on le thésaurisait, on le couvre, le couve, le réchauffe pour le faire grandir et fructifier. D’où ses nouvelles caractéristiques.
D’abord le ressentiment doit s’entendre comme un aveu de faiblesse. Aucun paradoxe à cela, mais une évidence : je ne souffre de ressentiment devant une menace ou une attaque que parce que je revendique quelque but, quelque possession que je tiens pour un bien ; et un bien que je ne possède pas, mais dont j’estime qu’il me revient ou devrait me revenir. Je n’éprouve un ressentiment que parce que je revendique, donc parce que j’avoue manquer de ce bien, réel ou supposé. Le ressentiment contre autrui avoue donc un manque. Il ne s’agit plus de sentir (ressentir) une situation ou une chose qui m’affecte, mais de ressentir un manquement, un manque, bref ce que je ne possède pas, ce qui n’est pas mien, éventuellement ce qui n’est pas. Le ressentiment, comme l’envie, n’a besoin de rien pour croître et embellir – il se nourrit littéralement d’un rien, du rien, du manque même. Ce qui lui ouvre une carrière sans limite, car tout peut manquer, pourvu qu’il apparaisse comme ce dont je ne possède (encore) rien. Non seulement le ressentiment caractérise le pauvre, mais bien pis, même le riche à millions s’en trouve affecté parce qu’il lui manque encore des milliards. Le néant de ce que je ne possède pas encore suffit à remplir indéfiniment le cœur de ressentiment.
Mais le ressentiment va plus loin encore. S’il en restait là, il ne serait qu’un autre nom de l’envie, de la jalousie ; il m’orienterait simplement vers la revendication sans fin d’autres possessions : le syndrome du « toujours plus ! ». Il ne provoquerait que la haine des autres, ceux qui possèdent ce que je ne parviens pas à posséder, ou ceux qui me privent par leur possession d’y parvenir à mon tour (que ces « autres » soient réels ou imaginaires importe peu). Dans tous les cas, le ressentiment resterait ad extra, centrifuge, explosif pour ainsi dire.
Or, et c’est son sens le plus contemporain et désormais le plus courant, le ressentiment va plus loin. Car ce manque et cette envie, j’en souffre (je les ressens) d’autant plus intensément et longtemps que je ne parviens pas à les effacer par une prise de possession effective. Manquer est une chose, ne jamais sortir de ce manque, vivre avec lui au jour le jour, en rêver la nuit, c’en est une autre. Le ressentiment se redouble toujours de son impuissance et institue l’insatisfaction comme un état chronique. Il dure aussi longtemps que dure mon impuissance à conquérir l’objet du manque. Et il souligne, durant le temps de l’impuissance, que celle-ci devient durable, voire définitive. Il finit par m’accuser de cette impuissance, et à juste titre. Le ressentiment devient ainsi le seul sentiment de ceux qui n’en ont plus d’autres – positifs. Le ressentiment vire alors à la haine de soi : il se retourne ad intra sur son porteur. Et, laissé à lui-même, il ajoute la tentation du suicide à la pulsion de meurtre.
Ou bien, il semble ouvrir une consolation, une alternative au désespoir. Pour éviter de mettre en évidence et en accusation mon incapacité à satisfaire mon envie, le ressentiment me propose sans cesse d’autres responsables : n’importe qui, connu ou inconnu, mon prochain et mon lointain, pourvu qu’il ne soit pas moi, mais l’autre, autrui précis ou collectif. Alors, le ressentiment me permet de ne jamais m’avouer moi-même responsable, de n’avoir jamais à répondre de rien, ni à personne. Pour n’avoir jamais à avouer (ni même à envisager d’avouer) la moindre responsabilité, il me suffirait d’accuser tout un chacun sauf moi. La lutte pour l’innocence passe par l’accusation universelle. Car seule une accusation universelle m’assure sinon l’innocence, du moins son plus proche substitut – le statut de victime par excellence. Plus victime que moi, tu dois mourir.
C’est ainsi que le ressentiment ment : en lui le senti ment. Et il tue, d’une manière ou d’une autre.
Jean-Luc Marion
de l’Académie française