On pourrait dire de certains mots qu’ils vieillissent mal. Nul besoin de signaler un sens péjoratif à ridicule : une personne, une action ridicules provoquent toujours un rire moqueur, où le seul plaisir que nous éprouvons est celui de notre supériorité. Pourtant, le latin ridiculus, qui signifie bien, en mauvaise part, « absurde, extravagant », signifie aussi, en bonne part et peut-être en premier lieu, « qui fait rire, plaisant, drôle ». Même double valeur en grec : geloios, « ridicule », signifie d’abord « amusant », et peut se dire d’une fable d’Ésope. Substantivés, les geloia sont des « plaisanteries ». Le verbe gelân en particulier donne à réfléchir. Son sens primitif est « briller », et ce n’est que plus tard, à cause de la joie qui illumine le visage du rieur, qu’il en vient à signifier « rire ». Dans la fraternité des langues indo-européennes, gelân se rapporte au latin gaudere, « se réjouir », au norrois gladr, adjectif signifiant à la fois « brillant » et « joyeux », et à l’anglais glad, maintenant « joyeux » et autrefois « brillant ». Selon l’obscure sagesse du langage, le rire nous rapproche de la lumière.
L’évolution de risible raconte la même histoire. Risibilis en latin signifie « capable de rire ou de faire rire ». En moyen français, risible signifie « qui porte à la gaieté, à la joie », et au xviie siècle, il garde ce sens tout en signifiant aussi « ridicule ». De nos jours, son sens originel ayant disparu, il n’est guère moins agressif que dérisoire.
Le devenir des mots n’est pas sans conséquences : nous avons perdu insensiblement une certaine idée de rire. Le phénomène se retrouve en dehors des langues romanes. Si ridiculo en espagnol ou ridicolo en italien ont le même sens réduit que ridicule, laughable en anglais, lächerlich en allemand impliquent également le mépris. Nous avons dévalué le rire gai au profit du rire moqueur. Le rire moqueur nous ramène à nous-mêmes, en nous flattant quant à la justesse de notre jugement. Il nous sépare. Il réagit aux travers et parfois aux vices des individus et de la société. Le rire nous sort de nous-mêmes. Il est sociable. Il nous fait participer au plaisir de vivre.
Le rire moqueur a certainement un rôle à jouer, puisque le mal, sous toutes ses formes, existe. D’autre part, nous sommes encore capables de rire d’allégresse, comme le prouvent
quantité d’adjectifs : amusant, comique, désopilant, divertissant, drôle, hilarant, plaisant, réjouissant. Leur abondance (avec celle des adjectifs familiers ou populaires, tels que bidonnant ou rigolo) témoigne du plaisir que nous éprouvons à multiplier les mots évoquant ce genre de rire. Pourquoi donc nous inquiéter ?
Restreindre le sens de ridicule semble dénoncer une préférence dangereuse. On tient le rire gai pour ingénu, alors que le rieur qui raille ses semblables serait averti des vrais problèmes de la société et de la condition humaine. La gaieté divertirait, la satire rendrait perspicace. Le rire même serait moins sérieux que les pleurs, et la comédie inférieure à la tragédie. Ne faudrait-il pas retrouver les vertus du rire joyeux, généreux et salutaire, et en comprendre la profondeur ? À l’ère de la dérision qui a succédé à celle du soupçon, nous pourrions méditer sur la brillance qui serait à l’origine de notre perception du rire, et sur le sens complet de ridiculus, qui donne en même temps sur le malheur et sur le bonheur.
Sir Michael Edwards
de l’Académie française