Le vocabulaire de la méchanceté est riche. Les mots qu’il compte sont souvent construits, directement ou indirectement, à partir des adjectif et adverbe latins malus, « mauvais », et male, « mal ». En passant du latin au français, cette base mal- a pu se conserver, comme dans malotru, maléfice, malicieux, ou évoluer en mau-, comme dans mauvais, maussade (quant à mé-, que l’on trouve dans méchant ou médisant, c’est un préfixe issu du francique missi, qui sert à construire des verbes à valeur négative ou péjorative). L’abbé Girard montra, dans son traité La Justesse de la langue françoise, ou les différentes significations des mots qui passent pour synonymes (1718), les différences existant entre malin, mauvais, méchant et malicieux. Il y indique que « le malin l’est de sang froid : il est rusé ; le mauvais l’est par emportement, il est violent ; le méchant l’est par tempérament, il est dangereux ; le malicieux l’est par caprice, il est obstiné. L’Amour est un Dieu malin ; le poltron fait le mauvais, quand il ne voit point d’énemis ; les hommes sont quelquefois plus méchans que les femmes, mais les femmes sont toujours plus malicieûses que les hommes. »
Dans son Encyclopédie du bon français dans l’usage contemporain, Dupré note une autre distinction : « Le mauvais l’est par nature et avec tout le monde, le méchant l’est par accident et seulement avec une personne ou plusieurs bien déterminées. […] Un être méchant n’est pas nécessairement mauvais ; un être mauvais est obligatoirement méchant. »
L’histoire de la langue nous apprend aussi beaucoup sur ces termes. Voyons d’abord méchant. Il s’agit du participe présent de l’ancien verbe mescheoir, qui signifie proprement « tomber mal ». Ce mot est construit à partir du latin male, « mal », et du verbe cadere, « tomber », qui est, par l’intermédiaire de son participe présent pluriel neutre cadentia, à l’origine du nom « chance ». Le méchant est donc, étymologiquement et dans les premiers textes où il apparaît, un malchanceux. La formation de mauvais est assez proche ; en effet cet adjectif, issu du latin populaire malifatius, lui-même composé à partir de fatum, « sort, destinée », signifie proprement « qui est affecté d’un mauvais sort ». Notre mauvais se trouve donc être celui qui est mal servi par le destin. Notons que malifatius a un antonyme bonifatius, à l’origine du nom propre Boniface. À cette liste de noms désignant des infortunés, on peut ajouter malotru, issu du latin populaire male astrucus, proprement « né sous une mauvaise étoile ». Ainsi nos méchant, mauvais et malotru sont d’abord des victimes du sort. C’est pour cela que le nom méchanceté était ordinairement renforcé, dans les textes d’ancien français, par maleurté, miseres ou mescheance, (une variante de malchance), tous termes désignant d’abord le malheur, l’infortune.
À cette idée de malheur, sans doute parce que l’on soupçonnait ceux qui en étaient victimes de quelque faute qui les rendait responsables de leur état, s’est vite ajouté un caractère dépréciatif. Pour preuve, l’article Malotru de la première édition de notre Dictionnaire. On y lit « Terme d’injure & de mespris, par lequel on pretend signifier en mesme temps une personne miserable, maussade, malfaite, mal bastie ». Il était alors logique que les adjectifs dont nous parlions s’emploient pour qualifier ce qui n’était pas de bonne qualité. Quand ils sont employés dans ce sens et qu’ils se rapportent à des choses, mauvais et méchant sont ordinairement antéposés (une méchante laine, par exemple) et on fera le départ entre de méchants vers, des vers de piètre qualité, et des vers méchants, écrits dans l’intention de blesser. Notons qu’aujourd’hui, dans une langue familière, méchant peut prendre un sens positif et signifier « formidable »…
Malicieux et malice sont, eux, issus du latin malitia. Ce nom est dérivé de malus, mais, dès le latin archaïque, il note plus particulièrement la ruse et la finesse, ce qui fait que, pour qu’il penche vers la méchanceté, le latin était ordinairement obligé de lui adjoindre l’adjectif mala (mala malitia). Un affaiblissement similaire s’observe en français puisque malice, en dehors de l’expression N’y voyez pas malice, est devenu un synonyme d’« espièglerie » et, dans l’usage, il n’y a plus guère que les enfants qui sont malicieux.
Il en va de même avec malin, tiré du latin malignus, adjectif formé de malum, « mal », et gignere, « créer, engendrer », et signifiant donc proprement « qui engendre le mal ». Ce sens s’est fortement atténué et le malin est devenu une manière de filou, quand il est petit, et de lourdaud dont les ruses sont facilement déjouées, quand il est gros. Si le masculin n’est connoté négativement que dans le nom le Malin, « le diable », on constate qu’au féminin, à la forme classique maligne, qui s’emploie essentiellement en médecine pour parler de ce qui est mauvais, dangereux (tumeur maligne), le français familier a ajouté, par analogie avec des couples comme badin/badine, la forme maline, pour parler d’une personne rusée ou facétieuse, à l’intelligence éveillée.
Arrêtons-nous enfin sur le terme misérable. Il est emprunté du latin miserabilis, proprement « qui est digne de pitié », mais il s’est chargé de tant de connotations négatives que n’avait pas le latin que, pour retourner au sens premier de ce mot, a été créé, au xixe siècle, celui de miséreux. La polysémie de misérable est ancienne, comme en témoigne la première édition de notre Dictionnaire, puisque à côté de « Malheureux, qui est dans la misere, dans la souffrance », ce mot est de surcroît glosé ainsi : « Il signifie aussi, Meschant. Il faut estre bien miserable pour faire une action si honteuse. […] On dit par injure, C’est un miserable. ce n’est qu’un miserable, pour dire, C’est un homme de neant. »
Laissons pour conclure la parole à Victor Hugo : « Sans doute ils paraissaient bien dépravés, bien corrompus, dégradés ; d’ailleurs il y a un point où les infortunés [on rappellera que, étymologiquement, mauvais et infortuné sont proches] et les infâmes se mêlent et se confondent dans un seul mot, mot fatal, les misérables. »