Dire, ne pas dire

Jour, Journal, Journée

Le 5 février 2016

Expressions, Bonheurs & surprises

La famille indo-européenne à laquelle appartient le mot jour fait le bonheur des comparatistes et des étymologistes. Pour parodier la publicité d’une célèbre enseigne parisienne, on peut dire qu’on y trouve presque tout : Zeus et Jupiter, les dieux et les déesses, les Dioscures et Diogène, le divin et le devin, le quotidien et la méridienne, aujourd’hui et le di- de tous les jours de la semaine. Tous ces mots remontent en effet à une racine *dei-w désignant le ciel lumineux, qui fut très vite divinisé et auquel on prêta vie.

Jour est issu du latin diurnum, un adjectif substantivé au neutre, lui-même dérivé de dies, et qui désignait la ration de nourriture donnée chaque jour à un esclave. En latin, comme en français ainsi que nous le verrons plus loin, un nom lié sémantiquement à jour sert d’unité pour mesurer autre chose que du temps.

De jour, ou plutôt de la forme ancienne jo(u)rn, vont être tirées les formes journal et journée. Le premier sera d’abord adjectif dans les expressions estoile jornel, « astre du jour », puis livre journal, qui désignait un aide-mémoire pour les métayers où étaient indiqués, jour après jour, les travaux à faire, et papier journal, qui désignait un livre de comptes. Par extension, au xviie siècle, journal va prendre le sens de « publication savante périodique » : le Journal des savants, Le Journal du palais, le Journal de médecine. Puis, journal va désigner une publication quotidienne : le premier quotidien traitant de l’actualité, le Journal de Paris, paraît à partir du 1er janvier 1777 et, dès lors, journal, en ce sens, supplante gazette.

Mais auparavant journal aura eu de nombreux autres sens, tous liés à la durée d’un jour : il pouvait désigner le travail à faire dans une journée, une bataille qui dure du matin au soir, la distance que l’on peut parcourir en une journée, mais surtout une mesure de surface correspondant à ce qu’un homme pouvait labourer entre le lever et le coucher du soleil.

La nature des sols, la date du labour, la vigueur du laboureur et de son attelage faisaient que la valeur de cette surface était susceptible de variations. Elle se maintint pourtant bien après l’instauration du système métrique, et Rémy de Gourmont pouvait ainsi écrire en 1899, dans son Esthétique de la langue française : « En Normandie, le mot hectare est tout à fait incompris, hormis des instituteurs primaires ; là, comme sans doute dans les autres provinces, le champ du paysan s’évalue en acres, arpents, journaux, toises, verges et vergées. » Au xixe siècle, Benjamin Guérard, membre de l’Institut et directeur de l’École des chartes, publie une étude intitulée Polyptyque de l’abbé Irimon de Saint-Germain-des-Prés ou Dénombrement des manses, des serfs et des revenus de l’abbaye de Saint-Germain-des-Prés, au terme de laquelle il évalue le journal à « trente-quatre ares et treize centiares », ou 3 413 m2. L’affaire est-elle résolue ? Hélas non ! car d’autres donnent à ce journal des valeurs différentes et en font un équivalent de l’arpent.

Mais de quel arpent parle-t-on ? Si l’on en croit le malheureusement trop peu lu Complément du Dictionnaire de l’Académie française, paru en 1842, l’arpent royal, encore appelé arpent légal ou arpent des eaux et forêts, vaut 5 107 m2, l’arpent commun de la France, 4 222 m2, l’arpent de Paris (on ne s’étonnera pas que l’espace y soit plus rare qu’en province), 3 418 m2. Quant à l’arpent de Genève, on l’évalue, on ne sait pourquoi, à 5 166 m2.

Le problème se complique quand le Dictionnaire d’ancien français de Godefroy nous apprend que le journal vaut deux boisselées, c’est-à-dire, lit-on dans le Dictionnaire de l’Académie française, la quantité de grain contenue dans un boisseau. C’est alors que l’on regrette amèrement que, depuis la huitième édition, ce Dictionnaire ne précise plus que cette boisselée n’est pas uniquement une mesure de volume, mais aussi une mesure de surface, puisqu’elle correspond à la surface de terre que l’on peut ensemencer avec un boisseau de blé. Et ce même Godefroy nous dit que dans la Saintonge, la boisselée vaut 15 ares et 2/3, ce qui nous donne un journal de 3 133 m2.

Renonçons donc à chercher ce que vaut exactement notre malheureux journal et intéressons-nous à la journée. Son suffixe -ée, indiquant un contenu, fait que ce nom aura tous les sens qu’avait le mot journal, à l’exception de celui d’« écrit ». Il désignera donc, lui aussi, une bataille, la tâche que l’on a à accomplir dans une journée (ce qui explique que l’on disait parfois, aux siècles passés, la journée d’une poule pour désigner un œuf), mais encore un vêtement de jour, une conférence (avoir, tenir la journee signifiait « conduire les négociations »), une mesure de surface ou une mesure de distance. Ce sens s’est conservé dans des expressions comme cette ville est à deux journées (ou à deux jours) de route de telle autre. Par métonymie, journée pouvait aussi désigner un voyage. Cette dernière signification est aujourd’hui perdue en français, mais nos amis anglais nous l’ont empruntée au Moyen Âge et l’ont conservée sous la forme journey.