Diable !
Si je me réfère à la première édition du Dictionnaire de l’Académie française, de 1694, le libertin, considéré uniquement sous sa forme adjectivale, est celui « qui prend trop de liberté et ne se rend pas assidu à son devoir ». Et de nous proposer cet exemple décisif : « Cet écolier ne va guère en classe, il est devenu bien libertin. »
À la réflexion, je ne pense pas que c’est ce que désirait nous faire croire le prévenu : sa tendance fâcheuse à manquer la classe, fût-elle celle, autrefois, du Fonds monétaire international. On lui aurait reproché davantage, à tout prendre, son goût ou sa persévérance infatigable à se rendre à des classes de culture physique bien particulières… mais basta !
La prudence, la peur de nommer les choses, l’affaiblissement de la réalité la plus brutale, la plus angoissante ou la plus crue, voilà qui me paraît en général marquer notre époque qui hésite toujours à nommer un chat, un chat – alors que l’on ne devrait jamais cesser de nommer, de glorifier et de saluer les chats, mais c’est une autre histoire, et revenons à nos moutons ! Tiens ! Que viennent faire les moutons, là-dedans ? Rien ! Revenons plutôt à nos noceurs qui deviennent aujourd’hui des libertins, comme ces aveugles métamorphosés en malvoyants, ces femmes de ménage en techniciennes de surface, ces jeunes enclins à des incivilités pour ne pas désigner les violences, le brigandage ou les insultes qui les caractérisent, alors que les mourants n’espèrent plus, du prêtre catholique, l’extrême-onction mais un inoffensif sacrement des malades etc.
En vérité, il n’est pas facile d’être un libertin, dans le sens que ce mot prend, dès l’âge classique. C’est une attitude philosophique autant qu’une conduite de vie. Le libertin revendique son indépendance, son affranchissement, face aux règles, aux lois, aux dogmes de la religion. On l’appelait autrefois un « esprit fort ». Il y avait quelque péril à cela, dans les siècles passés. Le libertin était-il par conséquent un impie, voire un athée ? Peut-être, mais l’athée aurait-il songé à défier Dieu, s’il n’y croyait pas ? Le Don Juan de Molière ou, a fortiori, celui de Mozart et Da Ponte serait l’exemple même du libertin. Casanova aussi, sans doute.
En tout état de cause, je ne crois pas que les participants des soirées lilloises avaient le moindre rapport avec La Mothe, Gassendi, Théophile de Viau ou Chapelle que notre dictionnaire de l’Académie, dans sa neuvième édition, convoque, historiquement, pour incarner l’esprit libertin.
Reste le sens contemporain du mot, affadi, édulcoré, débarrassé de toute arrière-pensée philosophique, de toute audace ou de tout courage, puisque la permissivité de nos sociétés ne souffre désormais plus de bornes et que les interdits moraux figurent désormais aux abonnés absents.
Le mot libertin, ainsi décoloré, tend à devenir l’élégant ou le présentable synonyme de qualificatifs aussi variés que débauché, dépravé, fêtard, dissolu, licencieux, paillard, pornocrate ou, dans le cas qui nous occupe, d’un mot que j’hésite à écrire puisqu’il ne figure pas (encore ?) dans notre Dictionnaire, mais qui, dans sa rude et précise brutalité, désigne pourtant ce qu’il veut dire : partouseur ou partouzeur, dérivé de partouze ou partouse.
Céline et Queneau tiennent pour le « z », Robert Pinget pour le « s ». Marcel Aymé qui ne fait jamais rien comme tout le monde évoque, dans son Passe-Muraille, des partousiers. Pourquoi pas ? Mais, encore une fois, confondre un partousier avec un libertin, non, très peu pour moi !
Frédéric Vitoux
de l’Académie française