Inauguration du monument élevé à la mémoire de José-Maria de Heredia, à Paris (Jardin du Luxembourg)

Le 17 octobre 1925

Jean RICHEPIN

INAUGURATION DU MONUMENT

ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE

DE

JOSE-MARIA DE HEREDIA

A PARIS (JARDIN DU LUXEMBOURG)
Le samedi 17 octobre 1925

DISCOURS

DE

M. JEAN RICHEPIN
DÉLÉGUÉ DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie française, au nom aussi du Comité José-Maria de Heredia qui a bien voulu me choisir comme président, je viens inaugurer ce monument, œuvre de l’architecte Chrétien-Lalanne et du bon sculpteur Victor Ségoffin, notre ami ; monument offert à la Ville de Paris et à la gloire du poète des Trophées.

Je viens saluer avec vous le grand poète. Je ne ferai pas un long discours ; car le ciel est menaçant... Et pourtant, voici un rayon de soleil qui vient dorer le buste ; il suffit de nommer Heredia pour attirer le soleil...

Non, je ne me livrerai pas à une longue étude de José-Maria de Heredia. Tous les journaux sont pleins, ce matin, de son éloge. Aussi bien, les critiques ont beaucoup et longtemps discuté pour savoir s’il était un romantique ou un parnassien. C’est tout simplement un grand poète entré aujourd’hui dans le bataillon sacré des auteurs classiques.

Né à Cuba, il était, par sa mère, d’origine française. Il fut donc envoyé chez nous. Comme il le dit un jour, dans un banquet qu’il présidait, aux anciens élèves du Collège Saint-Vincent de Senlis : « Quand je suis arrivé autrefois au collège, j’étais un tout petit créole, désemparé, triste, avec la nostalgie de mon pays de lumière : mais les bons Pères, excellents humanistes, m’ont consolé en m’apprenant le grec et le latin, et ils ont fait de moi, étranger, un Français. »

Quel Français ! Un des rares parlant la langue dans sa pure clarté, avec toute sa précision, toute sa grâce et toute sa force, Il possédait tout le trésor de notre langage. Je me rappelle quelques-unes de nos discussions, où, à propos d’un mot, nous passions en revue quasi tout le dictionnaire.

Il entreprit une œuvre formidable quand il se mit à écrire les Trophées. Il a repris, dans ses poèmes, la Légende des siècles. Victor Hugo en était le Michel-Ange. Heredia en fut le Benvenuto Cellini. Il savait, lui aussi, ciseler le combat des Titans au pommeau d’une dague.

On dit que les poètes ne sont pas utiles. Quelle erreur ! Ils sont, au contraire, l’âme même d’une bonne République ; ils y entretiennent le culte et le fanatisme de la beauté. Comme a dit le poète anglais Keats, A thing of beauty is a joy for ever, une chose de beauté est une joie pour toujours.

Il est incompréhensible que Platon ait voulu chasser les poètes de sa République... Et cependant la démocratie athénienne avait donné un exemple de largeur d’esprit en ne condamnant qu’à cinq voix de majorité Socrate qui avait osé dire : « Avant d’être citoyen d’Athènes, je me sens citoyen du monde... »

Les lois de cette démocratie unique au monde avaient eu, pour auteur, qui ? On l’oublie trop. Non pas un philosophe, ni un juriste; mais un poète, Solon. Une de ses odes chante la Terre Noire, qu’il s’enorgueillit d’avoir rendue à ceux qui doivent en être les seuls propriétaires, ceux qui la cultivent.

Heredia fut aussi, lui, un poète des plus utiles. Cette manifestation le prouve. Et je veux remercier hautement l’animateur de notre comité, M. Armand Godoy, né aussi à Cuba, comme Heredia, et poète en langue française, dont quatre beaux sonnets seront dits tout à l’heure par la grande artiste de la Comédie-Française, Mme Segond-Weber. C’est grâce au zèle infatigable d’Armand Godoy que nous avons pu ajouter, à la collaboration des Français, celle des Cubains et des Américains latins, et réunir la somme nécessaire pour élever ce monument, et aussi une réplique qui sera élevée à Santiago de Cuba, la ville natale du grand écrivain.

Malgré cette double dépense, deux prix (je ne veux pas vous le dire, mais vous le saurez d’ici quelques jours) seront créés, pour la première fois, en vue de récompenser deux poètes qui auront fait... Mais je n’insiste pas... Silence !... Motus !... Mieux vaut qu’ils en aient la surprise !

En attendant, chers confrères, revenons, si vous le voulez bien, à l’utilité des poètes, et ayons l’audace de l’affirmer hautement devant les temps actuels, triomphe du machinisme et du mercantilisme. Oui, les poètes sont le superflu des civilisations ! Mais, de ce superflu, quelqu’un a dit justement :

Le superflu, chose si nécessaire.

Et ce quelqu’un n’était pas une bête !

Tellement nécessaire il est, ce superflu constitué par les poètes, qu’une civilisation ne saurait exister sans lui.

Et voilà, bien ce qui caractérise la civilisation dont nous portons et transmettons le flambeau, civilisation que l’on appelle souvent gréco-latine, et que je préfère qualifier de méditerranéenne. Souvenez-vous que sa vraie déesse, celle de la beauté, Aphrodite, volupté des hommes et des dieux, comme a dit Lucrèce, est née de ton écume fleurissant en cette fleur suprême, ô Méditerranée

Cette beauté-là, c’est bien celle qu’aimait, adorait et propageait notre Heredia. Il nous l’a ramenée de là-bas, de son île merveilleuse, comme si la Méditerranée, aujourd’hui, allait jusqu’à l’Amérique. Salut, ô belle Aphrodite, qu’a baignée aussi maintenant la grande vague de l’Océan !

Cette beauté, dont nous sommes les gardiens, voire les prêtres, c’est ce que la Terre aura donné de meilleur. Ah ! sois-en fière, pauvre maman, pauvre vieille que nous chérissons, et pour cela surtout !

Je ne t’insulte pas, Terre, en parlant de ta vieillesse. J’ai bien le droit d’en parler, au reste, moi qui, le 4 février prochain, entrerai dans ma soixante et dix-huitième année. Je sais donc ce que c’est que la vieillesse. Eh bien ! je ne crains pas de l’avouer, elle a aussi ses charmes et ses délices.

Savez-vous quoi ? C’est qu’au terme de la vie, les souvenirs les plus exquis sont ceux de l’enfance et de la jeunesse. Que de fois je me surprends à fredonner les refrains des chansons qui scandèrent mes pas et mes danses d’enfant et d’adolescent ? Dame ! Je ne suis pas à court ! J’ai, dans la mémoire, plus de deux mille clamsons populaires.

Eh bien ! la Terre aussi connaîtra l’automne et l’approche de ses vieilles années, et sa fin prochaine. Ses souvenirs, alors, seront pour les chansons, les belles chansons, que lui auront chantées les poètes. Les langues passent, mais ne meurent pas. Ce n’est pas vrai qu’il y ait des langues mortes. Est-ce que le grec ancien et le latin sont morts ? Et, ainsi, le français, non plus, ne mourra pas.

Grâce à qui ? Grâce à ses poètes. Grâce à des poètes tels que celui-ci, en vérité.

Et c’est pourquoi je le dis, et le clame, et en réponds : parmi les chansons quelle se dira, la vieille agonisante, et avec délices et avec amour, il y aura des vers du maître qui repose ici, de l’ouvrier parfait qui a écrit les Trophées, le grand conquistador de la Beauté par le Verbe, José- Maria de Heredia.