Inauguration du monument de Louis Barthou, à Pau

Le 4 mai 1963

Jacques CHASTENET

Inauguration du monument de Louis Barthou, à Pau

 

Messieurs,

 

Singulièrement attachant dans sa complexité, le personnage de Louis Barthou offrait des aspects très divers, tous cependant colorés par le reflet de la même flamme.

D’autres, plus qualifiés que moi, célèbrent aujourd’hui Barthou le malicieux enfant du Béarn, Barthou l’intrépide homme d’État, Barthou le diplomate adroit, Barthou l’incisif orateur. Qu’il me soit permis d’évoquer, au nom de l’Académie française, Barthou l’écrivain, l’historien et l’amoureux fervent des bonnes lettres.

Tout jeune il manifeste le goût comme le talent de manier la plume. Brillant élève au lycée de Pau, il conquiert un laurier au Concours général. Quelques années plus tard on le trouve donnant à Paris des conférences sur des sujets d’histoire littéraire; puis, revenu pour un temps à Pau, collaborant avec brio à L’Indépendant des Basses-Pyrénées.

Saisi ensuite par le démon de la politique, Louis Barthou commence une carrière qui le portera très vite au faite des honneurs et l’y maintiendra jusqu’au bout. Pendant des années, elle ne lui laissera pas les loisirs nécessaires à la préparation et à la rédaction d’un vaste ouvrage. Mais innombrables sont les articles écrits et les conférences prononcées par lui qui témoignent de son insatiable curiosité pour tout ce qui touche à la littérature, qui témoignent aussi de l’étendue de ses lectures comme de l’équité de ses jugements. Aussi bien, ministre à plusieurs reprises de l’Instruction publique, ne manque-t-il pas, chaque fois, d’imprimer sa marque sur l’orientation des disciplines propres à forcer l’esprit de finesse.

Simultanément il commence à rassembler livres et autographes. Mais il ne le fait pas avec l’étroitesse du collectionneur soucieux seulement de rareté. Certes il recherche les éditions de qualité et des signatures peu communes, mais ce qu’il lui faut avant tout ce sont des témoignages évoquant l’écrivain et son existence interne. Il a la passion de l’humain et, dans la bibliothèque qu’il constitue, presque tous les ouvrages sont enrichis de manuscrits évocateurs.

Le trésor ainsi formé, Louis Barthou va l’exploiter lui-même. Plus cet homme surprenant avance en âge, plus il multiplie ses activités. A toutes celles qu’on lui connaissait déjà il se met, un peu avant la première guerre mondiale, à ajouter celle d’historien.

En 1913 — l’année où, président du Conseil, il fait, contre vents et marées, voter la loi des Trois ans, — il publie un Mirabeau. Dans ce livre, nourri d’inédits, il traite le grand tribun presque comme un collègue, analysant en expert les ressorts de ses démarches, le montrant assidu aux commissions, sensible aux mouvements de séance, habile à déjouer les intrigues de couloir et au besoin à en nouer, fidèle à son idéal tout en perdant rarement de vue son intérêt personnel. Le portrait crie de vérité et seul un « homme du milieu » le pouvait peindre.

En 1916 Barthou donne un Lamartine orateur, pieusement dédié à la mémoire de son fils Max tué à Thann par un obus allemand dès les premiers jours de la guerre. C’est encore au  politique et au magicien de tribune que s’intéresse l’auteur. Des phrases qu’il emprunte aux discours de son héros, je citerai celles-ci qui eussent pu être prononcées par Barthou lui-même :

« La politique n’est pas seulement un art! La politique n’est pas seulement une science! C’est plus qu’un art, c’est plus qu’une science : c’est une vertu ! C’est une vertu, car c’est un immense amour de notre Patrie et de l’humanité. C’est une vertu, car c’est un dévouement jusqu’au martyre pour le pays, pour l’espèce humaine au milieu de laquelle nous ne faisons que passer, mais à laquelle nous nous intéressons dans les siècles à venir et dans les générations qui ne sont pas encore nées. »

Son bagage d’historien vaudrait à soi seul à Louis Barthou d’entrer à l’Académie française. Mais c’est aussi le défenseur de la loi des Trois ans, le bon ouvrier de la victoire qui y est élu en 1918. Il succède à un haut fonctionnaire aujourd’hui un peu oublié, Henry Roujon. Son discours, conforme aux traditions du genre, est un modèle de délicatesse et de bonne grâce.

En dépit de certains exemples, Barthou n’entend pas que sa qualité d’académicien le dispense de faire désormais œuvre d’écrivain. Il va au contraire redoubler de fécondité.

Pour commencer, il publie, appuyé sur les documents autographes qu’il a réunis, ces Amours d’un poète qui, de ses ouvrages, est sans doute celui qui a fait le plus de bruit, qui a été aussi le plus discuté. L’existence sentimentale de Victor Hugo, ses amours avec Adèle, puis avec Juliette, le rôle que joue Sainte-Beuve au milieu de tant de complications, sur tout cela est projetée une lumière très nouvelle, parfois fort crue. D’aucuns s’en effarouchèrent et blâmèrent ces regards posthumes jetés par-dessus le mur de la vie privée. Eurent-ils tort ? En tout cas Barthou a certainement beaucoup ajouté à la connaissance qu’on avait d’Hugo. Ajouterai-je qu’il a fait école : aujourd’hui les critiques littéraires, et avec eux le public, inclinent à s’intéresser au moins autant aux idiosyncrasies et aux mœurs des auteurs qu’à leurs ouvrages...

En 1932, nouveau livre de la même veine, aussi neuf, écrit avec un même bonheur : La Vie amoureuse de Richard Wagner. Ici, le passionné de musique qu’était Louis Barthou est venu très utilement compléter le découvreur d’inédits, le psychologue et l’écrivain de race.

Comme Les Amours d’un poète, La Vie amoureuse de Richard Wagner est irremplaçable.

Ses biographies littéraires n’ont pas empêché Barthou de poursuivre des travaux historiques. Son Danton et son Neuf Thermidor, excellents tous deux, en font foi. Elles ne l’ont pas empêché non plus de mettre sa plume au service des grandes idées politiques qui lui sont chères, idées que domine le patriotisme : pendant la guerre il a publié des brochures singulièrement tonifiantes. Et sa Bataille du Maroc demeure l’une des meilleures études consacrées au génie de Lyautey l’Africain.

Dirai-je encore que Barthou se montrait académicien assidu, délicieux confrère et que sa verve zébrée de traits incisifs donnait aux séances tenues quai Conti un inoubliable relief.

Messieurs — Cicéron définissait l’avocat idéal : « un homme de bien, habile à parler ». Cette définition conviendrait mieux encore à l’idéal homme d’Etat. Louis Barthou y répondait entièrement, et il était en outre « habile à écrire ». Rarement figure aussi captivante et en même temps aussi fortement dessinée se profila sur les fastes de notre Histoire.

C’est avec un respect mêlé d’émotion et d’admiration qu’il convient de saluer sa mémoire.