Hommage prononcé lors du décès de M. Michel Mohrt

Le 29 septembre 2011

Jean-Loup DABADIE

 

Hommage à M. Michel Mohrt*

 

« Avec sa moustache de major de l’armée des Indes, toujours vêtu avec beaucoup de soin, d’une grande élégance, il aurait pu être anglais. Il était breton, marin, très français, conservateur bougon. Il aimait chanter, et il chantait très bien. Il aimait peindre des paysages de Bretagne, du Midi, de Venise. Il était d’un caractère raide et franchement difficile. »

Quelques heures après la disparition de Michel Mohrt, un grand écrivain français le décrivait ainsi, avant d’ajouter : « C’était le plus vieux et le plus cher de mes amis. Je l’aimais. »

C’est ce même écrivain, Jean d’Ormesson, qui, un quart de siècle plus tôt, le 27 février 1986, le recevait sous la Coupole avec déjà ces mots : « Vous êtes délicieux, Monsieur. Et tout à fait impossible. Votre caractère est abrupt, entier, et souvent ombrageux. Vous êtes breton, catholique et sauvage... Avec vous, Monsieur, nous recevons un Breton. »

La Bretagne, sa Bretagne a été l’obsession de Michel Mohrt tout au long de son existence : « Il me suffit, écrivait-il, de ce visage entrevu, d’une rencontre furtive sur le chemin des douaniers, pour que se lève en moi le souvenir de mes jeunes années dans ce village de pêcheurs au bord de l’Océan, là où finit la terre. » Et là où finit la terre commence la mer, qui fut une longue passion amoureuse : « J’écris ces pages devant la mer, compagne changeante de ma vie... »

Alors, on les voit partout dans ses livres, ces marées qui montent et qui descendent, apportant et remportant ces eaux remuantes dont le vent, quand il souffle en force, s’en va saler le ciel, ces marées de 107, 110, 117 dont il semble que les côtes bretonnes et les romans de Michel Mohrt sont perpétuellement assoiffés.

Il était né dans le Finistère, à Morlaix. Après ses études de droit à Rennes, le voici inscrit au barreau de sa ville natale. Pour peu de temps, car la guerre éclatait et il prenait bientôt le commandement de sa section d’éclaireurs-skieurs (il tenait beaucoup au partenariat entre ces deux mots) et obtenait dans les Alpes, sur le front italien, une citation comportant la croix de guerre... Il avait 25 ans.

Mais ce fut la défaite.

De la défaite et de la division de la France qui composent alors le désastre national, il ne se remettra jamais. Tout lui semblait avoir été précipité par le fond, la dignité, l’honneur, la fraternité, le pays. Bien avant notre époque où certains s’attristent d’avoir « perdu leur légèreté », lui, par la voix de l’un de ses personnages dans L’Ours des Adirondacks, dit : « Moi, j’ai perdu ma jeunesse il y a longtemps. C’est à la défaite que je l’ai perdue, d’un seul coup. »

Ce malheur à l’extérieur et à l’intérieur de lui-même, il en sera question dès les années qui s’ensuivirent, avec Les Intellectuels devant la défaite de 1870, Le Répit, Mon royaume pour un cheval, Les Nomades, et dans Le Serviteur fidèle, dans La Campagne d’Italie bien sûr, et jusqu’à La Guerre civile quatre décennies plus tard.

À la Libération, après avoir fait transférer son stage d’avocat au barreau de Marseille, Michel Mohrt rencontre Robert Laffont, qui le prend dans son équipe éditoriale.

Mais L’Air du large, pour reprendre l’un de ses titres futurs, rappelle à lui notre fier marin blessé qui s’éloigne des eaux françaises et met le cap naturellement sur l’Ouest, où l’Amérique le découvre. Invité à Yale, il y enseigne comme il enseignera dans de nombreux universités et collèges des États-Unis. Jusqu’au jour où, est-ce le mal du pays, en tout cas le mal de ses amis...
… Le capitaine décide de revenir en France à la barre de son bateau imaginaire et jette l’ancre à l’intérieur des terres, dans une petite rue parisienne qui s’appelait encore rue Sébastien-Bottin.

Chez Gallimard, membre du comité de lecture, il est particulièrement chargé des littératures anglo-saxonnes. Dès ce moment-là, Michel Mohrt accomplit une œuvre qui, parallèlement à la sienne, sera considérable.

C’est Michel Mohrt qui, mieux que tout autre, aura fait connaître en France la grande littérature américaine. Celle de Robert Penn Warren dont il traduira lui-même Le Cavalier de la nuit, celle de son cher William Styron comme on aurait dit son cher Montherlant, William Styron dont il fut aussi le traducteur pour La Marche de nuit, celle d’un prodigieux inconnu, Philip Roth, qui n’avait pas encore écrit Portnoy’s Complaint, Portnoy et son complexe, mais déjà Goodbye Colombus... Et tant d’autres dont il aura parlé dans Le Nouveau Roman américain ;et dont il parlait simplement dans la vie, formidable trait d’union entre les lettres françaises et les lettres américaines, celles de Dos Passos, d’Hemingway – tendre salut à Jean Dutourd – ou de Faulkner... Faulkner qu’il décrivait plaisamment comme un pianiste de bar qui se retournerait tout à coup pour faire feu avec son pistolet. C’est que Michel Mohrt était friand non seulement de littérature, mais de cinéma américain. Dans sa préface aux Chroniques italiennes de Stendhal, que je relisais studieusement avant de me présenter moi-même devant vous sous la Coupole, j’ai trouvé ces phrases étonnantes : « Les Chroniques italiennes sont les ancêtres des “thrillers” (récits terrifiants de crimes) dont l’Amérique fait une grande consommation. Au XXe siècle, c’est en Amérique que Stendhal aurait cherché l’énergie. Les Chroniques, c’est la série noire ! »

Cependant, il poursuit son œuvre d’écrivain, il écrit ses livres à lui.

Il y a eu La Prison maritime, ce roman de toute beauté qui lui a valu le Grand Prix du roman de l’Académie française, l’Académie qui décernera à Michel Mohrt, vingt ans après, son Grand Prix de littérature pour l’ensemble de son œuvre. Il y a eu, il y aura, outre les ouvrages que j’ai cités, Deux Indiennes à Paris, Un soir à Londres et, entre les deux, un livre qui vous met le cœur à l’envers – ce n’est pas un roman, c’est un récit –, La Maison du père. Où l’enfant redevient le père de l’homme, avec ses phrases battues par le vent, la maison, le varech entêtant, la famille... La Bretagne.

Aucun Breton n’aurait su lui échapper : dans La Prison maritime, l’intarissable Arthur Saint-Arthur arrête le lecteur par la manche pour s’exclamer : « Chateaubriand, sachem du Romantisme ! » Et il cite des périodes entières d’Atala et de René : « ... Et l’on respirait la faible odeur d’ambre qu’exhalaient les crocodiles couchés sous les tamarins du fleuve... » « Ah ! Ces crocodiles ! s’écriait-il. Chateaubriand, quel écrivain !... »

Et récemment, beaucoup plus récemment, quand Michel Mohrt recevait à son tour Yves Pouliquen, il commençait bien entendu sa réponse par : « Monsieur le Professeur et cher compatriote », avant de lui conter longuement, précédant toute chose, la légende merveilleuse de la main d’argent, « connue chez tous les peuples celtes ».

Et puis, le grand âge s’approcha.

Michel Mohrt avait tenu au Figaro la rubrique de critique littéraire, également, celle de critique cinématographique. Il avait écrit de nombreux articles dans les revues, dans les journaux. Et d’autres livres encore. Tombeau de La Rouërie, On liquide et on s’en va, au titre trompeur car il ne s’agit nullement d’un testament mais d’une affaire d’héritage dont on pourrait faire une pièce, entre propriétaires qui se déchirent. Et enfin Jessica ou l’Amour affranchi, entrelacs de lettres que s’adressent des personnages de précédents romans de Michel Mohrt. Un délice pour le lecteur et, à la fin, un indicible chagrin.

Michel, Michel Mohrt disait : « Le romancier est seul, replié sur lui-même et sur sa mémoire. Il s’est coupé du monde pour écrire. Il lui faut le silence ; il est prisonnier d’habitudes maniaques. Inquiet, il fait régner l’inquiétude autour de lui. Il est un compagnon impossible, absent, perdu dans ses rêveries. Malheureux s’il n’écrit pas, il l’est aussi quand il écrit... »

Paroles qui valent pour tous les auteurs, quelle que soit leur discipline, le théâtre, le cinéma, la poésie, qui dansent à ce que Flaubert appelait « les bals masqués de l’imagination ».

« Grand âge, vous mentiez : route de braise et non de cendres... » Je ne résiste pas à l’émotion de reprendre ces mots étourdissants de Saint-John Perse qu’Hélène Carrère d’Encausse, notre Secrétaire perpétuel, a évoqués, invoqués lors de son adieu à Pierre Moinot : « ... Route de braise et non de cendres... Le temps que l’on mesure n’est point la mesure de nos jours... Grand âge, nous voici. Prenez mesure du cœur d’homme. »

Cœur, homme, des mots pour vous, Michel.

Tous m’ont dit votre fidélité à notre Académie française. Fidélité, encore un mot pour vous.

Je vous reverrai toujours sur ce fauteuil aujourd’hui tellement vide. On dit de certains artistes : quelle présence il a... De vous, nous disons : quelle absence il a…

Je suis venu trop tard. J’aurais tellement aimé assister à ces dîners légendaires du dimanche soir, qui vous réunissaient chez Maurice Rheims...
... J’aurais tellement aimé vous entendre chanter.

J’aurais tellement aimé vous voir peindre, tout près d’ici, quand vous installiez votre chevalet sur le pont des Arts, devant les histoires d’amour cadenassées sur la rambarde...

Michel, vous avez désamarré votre canot, votre « canott » comme on dit chez vous, appareillant pour l’Ouest lointain, votre far west à vous.

D’ici, nos mains se rassemblent sur le quai pour vous adresser notre adieu.

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* décédé le 17 août 2011.