Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. Maurice Rheims, dans la cour d’honneur de l’hôtel des Invalides

Le 10 mars 2003

Jean d’ORMESSON

Hommage à M. Maurice Rheims*

 

 

Il y a des hommes, Monsieur le Président de la République, mes chers confrères, Mesdames et Messieurs, qui naissent malheureux et d'autres qui naissent heureux. Et les choses sont si étranges que la vie des gens heureux est parfois aussi triste que celle des malheureux. Maurice Rheims était né heureux. Toutes les fées s'étaient donné rendez-vous autour de son berceau pour le combler de leurs bienfaits. La première lui avait offert une des intelligences les plus vives de son temps, la deuxième un charme à faire tomber tous les obstacles, une autre encore ce courage dont il a fourni tant de preuves sur les champs de bataille et dans les dernières semaines de sa vie. Une mauvaise fée, hélas ! s'était mêlée à la foule des bonnes fées qui se bousculaient autour de lui. C'est elle qui porta à un homme à qui tout déjà réussissait le coup le plus cruel qu'on pût imaginer. Il y a déjà de longues années, il a perdu son seul fils, Louis, dont tous ceux qui l'ont connu se souviennent avec émotion et dont je voulais, ici, aujourd'hui, prononcer au moins le nom. Bien avant le crépuscule qui a fini par tomber avec son cortège de souffrances, la mort de son fils a jeté l'ombre du malheur sur une vie triomphante.

     Une vie ? Mais non ! Une vie ne suffisait pas à Maurice. Il en a mené au moins trois. Et couronnées toutes les trois du même succès vaguement narquois. Avec un enthousiasme un peu distant, mais une nonchalance ardente, il a apprivoisé successivement les armes auxquelles il ne connaissait pas grand-chose, les objets qui étaient son affaire et sur lesquels il régnait, et les mots qu'il s'était mis à aimer d'une passion dévorante. Il a combattu pour sa patrie et pour la liberté ; prophète de l'art nouveau, il a élevé à la hauteur d'une légende son métier d'expert, de commissaire-priseur et de collectionneur inspiré, il a écrit des livres — Haute Curiosité ou La Vie étrange des objets — qui ont ouvert à ce maître d'une " coupable industrie ", selon le mot affectueusement ironique du général de Gaulle, les portes du quai Conti.

     Il y avait en lui toute une palette de personnages différents : une sorte de condottiere toujours prêt à assiéger les places fortes, un esthète, bien entendu, un éternel aspirant au savoir et à l'érudition. Passionné et sceptique, ambitieux jusqu'à la frénésie, avec pourtant souvent une nuance d'ascétisme, attaché plus que personne aux choses de ce monde dont il était toujours prêt à se détacher avec une espèce de grandeur, il était le seigneur, souriant et railleur, de toutes les contradictions.

     La curiosité a été son moteur. De la salière de Benvenuto Cellini sur une table impériale à un apax imprévu chez un poète maudit, tout attirait son attention constamment en éveil et sa curiosité, tout l'incitait à la recherche et à aller toujours plus loin. Les livres l'intéressaient au moins autant que les objets — et les gens, autant que les livres. Parce que les gens l'intéressaient, parce que leurs histoires l'amusaient et qu'il n'avait pas de peine à tisser des liens avec eux, il était un conteur merveilleux et le plus fidèle des amis.

     Il avait connu tout le monde, du général de Gaulle qui l'honorait d'une amitié amusée au marin ou au berger corse à qui il aimait pouvoir rendre service, d'André Breton à Picasso ou à Paul Morand, des puissants de cette terre aux marginaux et aux réprouvés dont il ne craignait pas la compagnie. Il ne craignait pas grand-chose. Il ne méprisait personne. Un sourire aux lèvres, ses lunettes sur le front, avec une calme élégance et une courtoisie implacable, et rarement dupe d'elle-même, dont il ne se défaisait jamais, il s'amusait de tout — y compris des personnes et des sentiments qu'il prenait le plus au sérieux.

     Je nous revois autour de lui, à quelques-uns qui lui étions proches, du côté de Saint-Florent où il était si heureux et si fier de ses oliviers, a bord de navires méridionaux parmi quelques îles grecques ou le long des côtes turques, à l'ombre de la Douane de mer ou de San Zanipolo, sur la neige qu'il découvrait et qu'il s'acharnait à conquérir avec le même élan un peu rêveur, fait de ce mélange surprenant d'audace et de générosité, d'enthousiasme et de naïveté, qu'il mettait à tous ses projets.

     Comme la Corse est vide, tout à coup, comme la neige perd son éclat, comme la mer devient grise ! La douleur des siens qui l'ont entouré jusqu'au bout, de ses filles Bettina et Nathalie, de Dominique, de Virgile, ah ! oui, nous sommes nombreux à la ressentir dans nos cœurs à qui fait soudain défaut quelque chose d'essentiel. Pour la première fois, Maurice abandonne la partie et fait défaut à ses amis. Mais où irons-nous donc le dimanche soir pour rire de tout, et de nous, et pour refaire ce monde qui en a tant besoin ? Si nous n'étions pas si tristes, nous lui en voudrions presque de nous laisser poursuivre sans lui un voyage qu'il a si longtemps — merci, Maurice ! — rendu si vif, si excitant, si gai, et en fin de compte si grand.

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* décédé le 6 mars 2003.