Hommage prononcé à l’occasion du décès de M. José Cabanis

Le 12 octobre 2000

Marc FUMAROLI

Hommage à M. José Cabanis*

 

 

Montaigne qui avait le culte de l’amitié définissait ses Essais comme « un registre commenté de morts diverses ». Notre Compagnie est une chaîne d’amis. Ils se relaient aussi pour rédiger un tel registre. Aujourd’hui l’heure est venue pour moi d’ajouter à cet obituaire l’hommage que nous devons à notre confrère José Cabanis, mort dans la matinée du vendredi 6 octobre, parmi les siens, dans sa thébaïde de Nollet, près de Toulouse.

Nous l’avions élu le 21 juin 1990 au fauteuil de Thierry Maulnier. Jacques de Bourbon Busset l’avait reçu le 20 juin 1991. Aussitôt il devint un interlocuteur fidèle et consciencieux de la Commission du Dictionnaire. Depuis de très nombreux mois, il ne pouvait guère quitter Nollet. S’il ne venait plus que très rarement à nos séances, dans ses jours de rémission, il prit soin, jusqu’aux derniers jeudis d’avant les vacances, d’envoyer ses annotations copieuses aux entrées du Dictionnaire soumises chaque semaine à examen. Nous faisions toujours le plus grand cas des remarques de cet expert et gourmet de la langue française. Les deux premiers jeudis de cette rentrée, le courrier habituel n’est pas parvenu de Nollet. Ce silence attestait que la maladie avait gagné. Sa dernière joie, et je puis dire sa dernière fête, nous en avons tous été témoins, fut de pouvoir être présent ici même, le 6 janvier de cette année, aux débuts du secrétariat perpétuel d’Hélène Carrère d’Encausse.

José Cabanis a été notre Sainte-Beuve. Il en avait l’immense érudition, le style naturel et savoureux, la science morale, et les lumières religieuses. Mais il était indemne de l’amour propre littéraire qui, à en croire Proust, faussait le jugement du grand critique. Sa modestie était incroyable. Il est bien naturel, lorsqu’il eut à faire l’éloge de la vertu dans l’une de nos séances publiques de rentrée, qu’il ait choisi l’humilité. Encore n’apparaît-elle que dans le dernier mot de son discours.

Cette vertu l’a préservé des feux de la rampe de la popularité et de la publicité. Il avait été d’autant plus touché que, passant outre, nous ayons préféré le sentiment des connaisseurs, en lui décernant notre Grand Prix de Littérature, puis en l’appelant parmi nous.

Comme Sainte-Beuve, il a merveilleusement réussi dans le portrait biographique et dans celui de groupes littéraires. Et c’est encore au grand roman beuvien, Volupté, qu’il faut faire remonter la généalogie, sinon la genèse, de l’imposante suite de ses romans de mœurs provinciales, imprégnées d’autobiographie, commencée en 1952 avec l’Âge ingrat et achevée en 1990 avec Le Crime de Torcy. Il a pratiqué tous les genres qu’aima Sainte-Beuve. Tous ceux d’entre nous qui ont correspondu avec lui savent qu’il était un épistolier hors de pair. La publication toute récente des lettres qu’il écrivait à ses parents, pendant son rude exil forcé en Allemagne en 1942-1945, documents désarmants de désarroi et de tendresse, attestent cette vocation précoce.

Il avait reçu, avec le grand talent, les dons les plus rares : l’esprit d’enfance et la douceur. Ni l’un ni l’autre n’émoussaient son acuité et son humour de moraliste, ni son sixième sens, quasi théologique, de la puissance des ténèbres. En sa personne, véritable Trésor National, si le titre existait en France, le XVIIe siècle de la Compagnie de Jésus et de Port-Royal, le XIXe siècle de Chateaubriand, de Lamennais et de Lacordaire, le XXe siècle de Mauriac, Jouhandeau et Green, restaient vivants et continuaient de s’adresser à nous. Son enracinement dans l’humus catholique de notre littérature était aussi profond que celui qui l’avait retenu dans la province où il était né, dont il respirait comme son oxygène les saveurs distillées par les siècles, et où il avait choisi de devenir, au sein même de sa famille, une sorte de moine lettré et laïc, écrivant et suivant les offices des Clarisses ses voisines, en robe et capuchon de bure.

Sa longue ascèse d’écrivain fut aussi une ascension intérieure. En 1991, arraché à l’ombre par la cérémonie de sa réception, il déclara sous les éclats de magnésium, à un journaliste médusé : « Tout est différent pour moi, avec cette lumière qui m’éclaire jusque dans les profondeurs de mes nuits et dont je demande chaque jour qu’au moins elle m’accompagne jusqu’à la fin ». Nous avons entrevu ici, dans le vieil homme qui avait gardé le primesaut de ses premières années, les reflets de cette lumière reçue au soir d’une longue vie d’exercices littéraires et qui l’éclairait malgré les tourments, les tentations, les heures de doute, de scrupule et de remords. Notre seule consolation aujourd’hui est que, guidé par cette lumière qui était venue à lui, il soit remonté maintenant jusqu’à sa source.

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* décédé le 6 octobre 2000.