Funérailles de M. l'abbé Morellet
Discours prononcé par M. Campenon
Directeur de l'Académie française
le 14 janvier 1819
Messieurs,
QUELQUE préparés que nous fussions, par l’ordre naturel des choses humaines, à la perte que nous venons de faire, elle n’en est pas moins un des coups les plus sensibles qui pussent frapper l’Académie.
En entrant dans cette compagnie, les plus anciens d’entre nous y trouvèrent M. l’abbé Morellet entouré des égards d’une génération qui est déjà presque entièrement disparue ; les plus jeunes le considéraient avec une sorte de respect comme ces monumens d’un autre âge que leur solidité, leur durée même, semblent devoir défendre contre la destruction ; et c’est autour de sa tombe que les uns et les autres se trouvent aujourd’hui réunis par le sentiment d’une commune douleur.
Dans une des plus longues carrières qu’il soit donné à l’homme de parcourir, M. Morellet s’est constamment fait remarquer par un caractère de franchise et de probité qui nous permet de le citer en exemple aux écrivains de toutes les époques et de tous les pays. Ce caractère, il le porta dans le monde, au sein de nos réunions, dans les sociétés nombreuses où il aimait à vivre ; il le conserva dans sa vie privée, dans ses relations de famille et d’amitié ; il le manifesta sur-tout dans ses travaux toujours utiles d’homme de lettres et d’écrivain.
Cette probité n’était point chez lui une de ces vertus oisives qui, s’endormant sur la foi d’une conscience sans reproche, prennent, dans les temps difficiles, le parti du silence et de l’inaction ; la probité de M. Morellet devenait du courage toutes les fois qu’il voyait de grandes iniquités commises, de grands détrimens causés à la société, de grands coups portés à la morale publique, et ce spectacle affligeant ne fut point épargné à sa longue vie. Il se regardait alors comme un soldat que la justice outragée, que la société menacée, que la morale en péril, appelaient au combat ; il prenait les armes, et, eût-il dû marcher seul à l’attaque, il ne les déposait qu’après avoir épuisé tout ce qu’il avait de force contre l’ennemi. C’est ainsi que vous l’avez vu, messieurs, déjà parvenu à cet âge où le repos peut être compté parmi les premiers biens, compromettre deux fois ce bien si doux pour embrasser, avec toute l’énergie de son ame et de son talent, la cause de trois générations que des lois anti-sociales dépouillaient de leurs propriétés légitimes : les enfans des malheureux condamnés, et les pères et mères, aïeuls et aïeules des Français qui vivaient loin de la France.
M. Morellet appliquait cette même probité aux lettres. C’est le même sentiment qui le portait à défendre les droits de la raison ou les principes du goût, toutes les fois qu’il les croyait attaqués, quel que fût le succès du livre ou le talent de l’écrivain qu’il se proposait de réfuter. Cette intention est manifeste dans quelques-unes de ses productions littéraires. On la retrouve aussi dans plusieurs écrits qu’il composa sur des matières d’administration, de commerce et d’économie politique ; travaux longs et pénibles, mais d’autant plus estimables, que l’écrivain n’y est guère soutenu que par l’espoir d’être utile, que le succès en est toujours sans éclat, et que le lecteur le mieux disposé n’y trouve communément à louer que le courage qui les entreprend et la patience qui les achève.
Presque tous les écrits de M. Morellet prouvent que le bien public fut la passion de sa vie ; et s’il y néglige souvent et comme à dessein les artifices du langage et les ressources de son imagination, c’est qu’il sentait que sa force la plus sûre était dans une raison puissante ; c’est qu’il n’éprouvait, c’est qu’il ne voulait exercer aucune séduction. Persuader était son unique but, et souvent aussi ce fut là son bonheur et son triomphe.
Cette disposition de l’esprit se faisait sentir jusque dans sa conversation ; il portait même dans la discussion une chaleur vive et passionnée, qu’il puisait toujours dans le sentiment de sa conviction, et qui, chez lui du moins, ne cédait jamais à une autre autorité qu’à celle de la raison. Personne toutefois ne sut mieux connaître et respecter la limite qui sépare la discussion de la dispute ; personne n’eut plus d’indulgence dans le caractère et de bonté dans l’ame. Plein de candeur et de simplicité, il croyait avec beaucoup de peine et de répugnance aux mauvaises intentions, aux actions blâmables. Tout ce qui est mal lui paraissait absurde, et l’absurde lui semblait presque impossible.
Disons-le, messieurs, et pour consoler ceux qui l’ont aimé et pour encourager ceux qui voudraient l’imiter, une si longue vie fut encore une vie heureuse. M. Morellet dut ce bonheur à son propre caractère, aux habitudes d’un travail régulier qu’il s’était imposées, aux honorables amitiés qu’il sut acquérir par les qualités de l’esprit et conserver par la sûreté du commerce, aux soins pleins de tendresse et de dévouement qui lui furent prodigués jusqu’à son dernier jour par une famille digne de lui. Il y a quatre ans que sa vie fut menacée par un accident très-grave qui finit par le condamner à une sorte d’immobilité incurable. Ce malheur n’altéra point sa sérénité habituelle ; ses travaux mêmes n’en furent point interrompus. Mais quand la vieillesse, qui jusques-là semblait l’avoir oublié, l’eut enfin frappé de ses plus désolans fléaux ; quand sa vue presque éteinte lui eut interdit tout usage de ses livres chéris ; quand la voix du sang et de l’amitié cessa de se faire entendre à son oreille devenue insensible, alors une amère tristesse s’empara de son ame. Pour lui c’était là mourir ; car sa résignation fut complète dès qu’il n’eut plus à perdre que la vie.
Homme sincère et bon, homme vraiment regrettable, recevez du fond de la tombe nos derniers adieux : et puisse le langage de la vérité que vous aimâtes toujours, parvenir encore jusqu’à vous dans l’expression de nos regrets !