Funérailles de M. Henry Roujon

Le 4 juin 1914

Maurice DONNAY

FUNÉRAILLES DE M. HENRY ROUJON

MEMBRE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS

Le Jeudi 4 juin 1914.

DISCOURS

DE

M. MAURICE DONNAY
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

 

MESSIEURS,

Au nom de l’Académie française, j’apporte à Henry Roujon l’hommage suprême de nos regrets. Il ne sera pas resté un long temps parmi nous. Lorsque, il y a trois ans, il témoigna le désir d’être des nôtres, en remplacement de M. Henry Barboux, il était déjà très malade : il fut élu, pour ainsi dire, mourant. Ceux qui le virent, à ce moment, doutaient qu’il pût prononcer son discours de réception. Il le prononça cependant, d’une voix plus voilée que de coutume ; mais, dès le seuil, avec une gaieté bleue dans son regard, il plaisantait sur la mort qu’il venait de voir de si près. Tant de belle humeur rassurait ses confrères, pour la plupart ses amis ; il plaisantait ! Pouvions-nous penser que, deux ans après, c’est lui qui appellerait la mort libératrice, pour mettre fin à une lente et cruelle agonie ? Pour ainsi désirer la mort, comme il a dû souffrir, lui si vaillant et qui aimait tant la vie ! Nous admirions sa jeunesse d’esprit et de cœur : c’est qu’il était resté fidèle aux affections et aux enthousiasmes de sa jeunesse. De très bonne heure, enfant encore, mais déjà curieux et délié, il avait aimé la littérature ; rien n’est plus significatif que ces premiers élans, et c’est une profonde vérité que l’enfant est, le père de l’homme. Toute sa vie, Henry Roujon aima la littérature. Il fut homme de Lettres dans la noble acception, ami des Lettres, amant des Lettres, serviteur des Lettres. Adolescent, il avait eu le spectacle de deux jeunesses qui ne fraternisaient pas : l’une, politique, éprise de liberté ; l’autre, littéraire, éprise de beauté et de pures formes. Il les fit fraterniser en lui, dans sa propre jeunesse : il fut républicain, aux premières heures, et parnassien. Il avait vingt-trois ans, lorsqu’il fut nommé secrétaire de la rédaction d’une jeune revue, fondée « pour la défense et illustration de la langue française », qui avait ce beau titre : la République des Lettres, et qui dura quelques mois; il en garda le goût d’être secrétaire des Lettres dans une république qu’il rêvait humaniste, athénienne et française, une république pour laquelle il eut des intransigeances ; mais ceux qui le jugèrent alors à gauche du présent, ne se doutaient pas combien ce jeune homme lettré, artiste, intègre et patriote était à droite de l’avenir.

Trente ans plus tard, Henry Roujon pouvait écrire : « La vie, qui m’a gâté à l’excès, m’a permis de récolter plus que ma part des honneurs de ce monde. » Il avait honoré ces honneurs. Nommé directeur des Beaux-Arts, il avait apporté dans l’exercice, de ces hautes fonctions la plus active intelligence et la plus vive probité, inaccessible au favoritisme, en garde contre les décisions hâtives, tâchant, entre le snobisme et la routine, à découvrir son devoir dans la confusion des écoles et dans les ébats des ambitions. Fonctionnaire d’un régime républicain, il estimait « que le plus précieux service qu’on pût rendre à la démocratie, c’était de l’affiner et de l’anoblir », et qu’il fallait l’élever jusqu’à l’art et non pas abaisser l’art jusqu’à elle. On saura, mieux que je ne pourrais le faire, vous parler du Secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts que fut Henry Roujon ; mais j’imagine ici, autour de ce cercueil, les ombres pleureuses de Bouguereau, de Gérôme, de Dubois, d’Hébert, de Reyer, de tous ces artistes dont il a dit les louanges avec une émotion généreuse, une libre compréhension, et dans le meilleur langage. Il savait comprendre, admirer, aimer et l’écrire.

Une vie ainsi consacrée aux Lettres et aux Arts, de ce double amour elle est tout embellie et parfumée. Mais les fonctions élevées, les dignités enviables absorbent le temps de l’écrivain qui ne trouve plus pour son travail préféré la continuité des heures. Henry Roujon nous disait modestement et, peut-être, mélancoliquement, que le chroniqueur est l’écrivain éphémère par excellence. Il se trompait et les articles qu’il a donnés à la Revue Bleue, au Temps, au Figaro lui apportent le moins éphémère démenti. Réunis en des volumes qui ont pour titres : Au milieu des Hommes, En marge du Temps, La Galerie des Bustes, Dames d’autre fois, ces articles composent une œuvre durable, parce qu’elle est l’œuvre d’un lettré érudit, fervent et délicat ; parce que non seulement elle éclaire et résume quelques-uns des écrivains et des artistes de ce temps, mais aussi parce qu’elle est une résultante savoureuse de notre littérature ; parce que l’essayiste qui nous entretient de Maupassant, de Leconte de Lisle, de Villiers de l’Isle-Adam, de Stéphane Mallarmé, sait aussi apprécier « la sagesse de Rabelais, la malice de Marot, la tolérance de Montaigne, le patriotisme des bourgeois de la Ménippée, la grâce de La Fontaine, et l’ironie de Voltaire ». Les poètes du Parnasse et ceux de la Pléiade lui étaient familiers. Parisien de Paris et, par ses ascendants, Gascon de Gascogne, Gaulois et Français, Henry Roujon avait plus d’un accent de notre pays. Tout jeune, il fit ses intransigeances littéraires; l’expérience l’avait rendu éclectique. Mais il éprouva toujours la plus fraternelle considération pour ceux dont l’idéal fut de bien écrire notre langue : amour des lettres, douces humanistes, probité du métier, respect du langage, ces expressions reviennent à chaque instant sous sa plume.

Si, selon le mot-de Vauvenargues, il faut avoir de l’âme pour avoir du goût, Henry Roujon avait de l’âme, et cette âme, nous la retrouvons dans ses livres. Nous ne le perdons pas tout entier : c’est une consolation. Son âme, ses amis l’ont sentie dans son amitié loyale; sa femme et ses enfants qu’il chérissait l’ont sentie dans son tendre amour. Peut-on consoler une épouse, un fils, une fille ? Les mots ne peuvent exprimer ni apaiser une si grande affliction.