Funérailles de M. de Chénier

Le 12 janvier 1811

Antoine-Vincent ARNAULT

INSTITUT DE FRANCE.

FUNÉRAILLES DE M. DE CHÉNIER.

Le 12 janvier 1811.

 

L’INSTITUT NATIONAL, en exécution de l’arrêté pris dans sa séance du 25 frimaire an VII, a assisté aux funérailles de M. de CHÉNIER (Marie-Joseph) membre de la Classe de la Langue et de la Littérature françaises.

Le convoi arrivé au lieu de la sépulture, M. ARNAULT, membre de la Classe a prononcé le discours suivant :

 

MESSIEURS,

Entre les pertes nombreuses que nous avons à déplorer depuis peu de tems, il n’en est pas de plus difficile, à réparer que celle qui nous rappelle en ce lieu funèbre. La mort ne saurait frapper au milieu de vous sans que les lettres n’aient à gémir, sans que nous n’ayons à regretter un orateur, un philosophe, un littérateur ou un poète ; combien ses coups ne sont-ils pas cruels, quand ces douleurs successives se renouvellent par la chute d’une seule tête !

Il est inutile je crois de faire devant vous l’énumération des droits de M. de Chénier aux regrets de quiconque aime ou cultive les lettres.

Doué d’un esprit aussi étendu que délié, d’un jugement aussi pénétrant que juste ; doué d’une âme brûlante et de la plus ardente imagination, il excella dans toutes les parties où les succès durables ne s’obtiennent que par la réunion si rare de ces facultés si diverses.

La tribune et le théâtre retentissent encore de ses triomphes ; la littérature et la philosophie lui sont redevables de plusieurs écrits dictés par la critique le plus judicieuse, par le goût le plus délicat. Aux ouvrages qu’il a publiés, il a dû en ajouter beaucoup d’autres, si l’on en juge par l’insatiable amour qu’il avait pour l’étude, par l’infatigable activité de sa tête, dans laquelle, pendant la maladie qui le travaillait depuis onze ans, sa vie semblait s’être réfugiée.

Eh ! combien n’eût-il pas augmenté le nombre des productions du génie, si la révolution qui l’a saisi dans la fougue de la jeunesse, si nos dissensions civiles, au milieu desquelles un esprit si ardent ne pouvait demeurer neutre, n’étaient venues l’arracher à ses travaux littéraires, à l’instant même où il s’y livrait avec cette passion que justifie un premier succès avec cette impétuosité qui le caractérisa dans toutes les circonstances de sa vie !

Les questions qui divisaient alors la France dès long-tems préjugées par la raison, sont décidées aujourd’hui par l’expérience. De trop longs malheurs nous ont fait connaître quel système de Gouvernement convenait au génie et aux intérêts de notre Nation, entre les systèmes que les partis opposés voulaient ou conserver ou établir dans notre malheureuse patrie.

Si Chénier erra en politique, il n’erra point en morale. Le parti qu’il embrassa ne fut pas favorable à la monarchie ; mais dans ce parti divisé aussitôt après son déplorable triomphe, Chénier fut du petit nombre des hommes qui osèrent élever la voix en faveur de l’ordre et de l’humanité.

Des lois et non du sang[1], s’écriait-il à cette époque où les tables de la loi disparaissaient sous les tables de proscriptions.

C’était être rebelle qu’être raisonnable, et traître que de n’être pas cruel. Chénier fut promis à l’échafaud ; mais le coup qui n’eût frappé que lui, n’eût pas satisfait la vengeance de ses féroces ennemis. Sa tête ne devait tomber qu’après que son cœur aurait été déchiré par les plus cruelles tortures. Chénier vit là fureur, qu’il avait si noblement provoquée, s’étendre sur toute sa famille. Son orgueil, que rien jusqu’alors n’avait pu briser, s’humilia devant les bourreaux, et s’humilia en vain. Son frère, dont il admirait les talens, tout en combattant ses principes, tomba sous la hache des décemvirs. N’espérant plus pour son frère, il n’espérait plus que la mort, quand une révolution imprévue mit un terme à la plus sanglante des tyrannies dont l’histoire des hommes ait offert l’exemple.

Là, ses dangers finissent, mais non pas ses tourmens. Échappé à la hache, Chénier n’échappa point à la calomnie. Des gens que le malheur rendait injustes, confondirent dans leur haine tous les membres d’une Assemblée qui, elle-même, avait décimée par la tyrannie exercée en son nom.

Chénier fut désigné comme complice d’un meurtre qu’il n’avait pas pu empêcher. C’était une consolation pour des ames exaspérées, que d’outrager la nature pour trouver un crime de plus dans le parti contraire. On osa ordonner le remords à un frère déchiré de regrets.

Si ces regrets que Chénier exprima depuis en vers si touchans, laissaient encore quelques doutes sur son innocence, s’il était encore besoin de le justifier, après la plus éloquente des justifications[2], j’ajouterais… mais, non : laissons-là de froids raisonnemens, qui ne feraient que provoquer des raisonnemens plus froids encore. Un seul fait en dira plus que tout ce qu’on a dit, que tout ce qu’on pourrait dire.

Dans sa douleur, Chénier se réfugia entre les bras de sa mère, qui a vécu, qui est morte dans les siens. Mères, c’est vous que j’en atteste ! le sein d’une mère n’eût-il pas pour jamais fermé au repentir même d’un fils, qui l’aurait si atrocement déchiré ?

Depuis l’époque du 9 thermidor jusqu’à celle du 18 brumaire, Chénier continua à se livrer presque exclusivement à la politique ; mais s’il s’occupa peu des lettres pour sa gloire, il s’en occupa beaucoup pour leur utilité. Membre du Comité d’Instruction publique, il fut l’un des plus ardens provocateurs de ces Décrets par lesquels le Gouvernement de cette époque signala son retour vers les idées sociales ; de ces Décrets par lesquels l’État vint au secours de tant d’hommes célèbres tombés dans une pénurie déshonorante pour l’État lui seul ; de ces Décrets par lesquels les professeurs ont rendus aux écoles, l’instruction rendue aux élèves ; de ce Décret enfin par lequel l’Institut a été créé.

L’anarchie avait succédé à la tyrannie. Dans la grande journée qui mit un terme à tous les désordres dans cette journée du 18 brumaire où tout bon citoyen fut soldat, Chénier, sans quitter la toge, marcha sous les drapeaux du libérateur que la Providence nous ramenait du fond de l’Égypte.

La vérité veut que nous confessions qu’il servit moins vivement depuis la cause qu’il avait d’abord embrassée avec tout l’enthousiasme que lui inspirait le héros auquel il s’était rallié. Imprudemment passionné pour cette liberté que tant de législateurs ont rêvée et qui n’a existé réellement chez aucun peuple, il sembla quelquefois oublier la triste épreuve à laquelle la France avait été soumise.

Les malheurs qu’il s’attira en quelques circonstances par des écarts auxquels son talent n’a donné que trop d’éclat, furent bientôt réparés par les bienfaits que son talent lui obtint.

Ces bienfaits du Souverain arrachèrent au plus absolu dénûment celui qui avait participé pendant dix ans à la législation et au gouvernement de la France, celui qui avait joui pendant la majeure partie de ce tems, d’un crédit sans bornes, dont il n’usa que pour les autres ; dont il usa, non-seulement pour l’intérêt de quiconque le réclama, mais encore pour le salut de tant de personnes auxquelles il ne laissa pas le tems de le réclamer.

Indépendamment de l’honorable pension qu’elle lui avait accordée, SA MAJESTÉ a voulu, par de nouveaux témoignages d’estime et de bienveillance, adoucir les derniers momens de notre illustre et malheureux confrère.

La reconnaissance dont il était pénétré pour tant de générosité, le suit jusque dans ce tombeau. Il se plaisait à l’exprimer de sa voix affaiblie ; et dans l’impossibilité où ses doigts glacés étaient d’en tracer l’expression, il priait les amis qui l’assistaient dans ses douleurs, d’acquitter pour lui cette dette sacrée.

Il n’est pas mort non plus ingrat envers l’amitié. Rien de plus doux, rien de plus affectueux dans son intimité que cet homme si fougueux, si intraitable quelquefois dans ses relations publiques ; cet homme qui, passionné en tout, et non moins sensible au bienfait qu’irritable à l’injure, tirait ses défauts du principe même de ses qualités, ou chez qui, pour mieux dire, les défauts n’étaient que des qualités exagérées. Ses dernières paroles ont été des bénédictions pour les amis de toutes les conditions dont son lit de mort fut entouré, et quand la parole lui manqua, ses derniers regards achevèrent les actions de grâces que son cœur ne cessa de leur adresser que lorsqu’il a cessé de battre.

M. de Chénier avait à peine quarante-six ans.

Regrettons-le, Messieurs, pour notre gloire plus encore que pour la sienne ! il avait fait assez pour lui ; mais il pouvait faire encore plus pour nous. Regrettons-le particulièrement, nous qui sommes entrés dans l’une des carrières que cet homme, dont tant d’aptitudes diverses ont multiplié l’existence, a si glorieusement parcourues ! regrettons-le parce qu’il s’y montra supérieur à nous ! regrettons-le parce qu’il pouvait s’y montrer supérieur à lui-même !

Après une vie orageuse, qu’il dorme en paix dans cette enceinte que notre choix a indiquée pour notre dernière réunion[3] ! que la terre lui soit légère ! que nos adieux que nos regrets lui portent la consolation jusque dans ce froid asile où toutes les passions viennent s’éteindre, jusque sous la pierre funèbre contre laquelle toutes les haines doivent se briser ! que les calomniateurs surtout s’en écartent et respectent le sommeil de leur victime ! Que dis-je ? Eh ! que lui importent désormais la calomnie et ses clameurs. La voix de la calomnie peut-elle s’élever au-dessus de la grossière atmosphère qui environne cette terre de douleurs ? le peut-elle atteindre jusque dans ces régions célestes, où, dans le sein du dieu de Fénelon, votre collègue oublie les injustices des hommes entre la mère qu’il a tant chérie, et le frère qu’il a tant pleuré ?

 

 

 

[1] Des lois, et non du sang ! (Caïus Gracchus, acte II, scène II.)

[2] Après la plus éloquente des justifications… La voilà :

Narcisse et Tigellin, bourreaux législateurs,
De ces menteurs gagés se font les protecteurs.
De toute renommée, envieux adversaires,
Et d’un parti cruel, plus cruels émissaires ;
Odieux proconsuls, régnant par des complots,
Des fleuves consternés ils ont rougi les flots ;
J’ai vu fuir à leurs noms les épouses tremblantes :
Le Moniteur fidèle, en ses pages sanglantes,
Par le souvenir même inspire la terreur,
Et dénonce à Clio leur stupide fureur.
J’entends crier encor le sang de leurs victimes ;
Je lis en traits d’airain la liste de leurs crimes.
Et c’est eux qu’aujourd’hui l’on voudrait excuser !
Qu’ai-je dit ? on les vante   et l’on m’ose accuser !
Moi, jouet si long-tems de leur lâche insolence,
Proscrit pour mes discours, proscrit pour mon silence,
Seul, attendant la mort, quand leur coupable voix
Demandait à grands cris du sang et non des lois !
Lorsque je les ai vus, ivres de tyrannie,
J’entendrais ces valets, rois par la calomnie,
Me reprocher le sang d’un frère infortuné
Qu’avec la calomnie ils ont assassiné !
L’injustice agrandit une âme noble et fière.
Ces reptiles hideux, sifflant dans la poussière,
N’ont point semé la guerre entre son ombre et moi :
Le crime fut pour eux ; c’est pour eux qu’est l’effroi.
Brigands, qui conduisiez la victime aux supplices,
Mon cœur cherchait en vain le cœur de vos complices ;
Je priais, l’œil en pleurs, le front humilié :
Mais ils vous ressemblaient ; ils étaient sans pitié.
Si, le jour où tomba leur puissance arbitraire,
Des fers et de la mort je n’ai sauvé qu’un frère,
Qu’au fond d’un noir cachot avait plongé,
Et qui, deux jours plus tard, périssait égorgé :
Auprès d’André Chénier, avant que d descendre,
J’éleverai la tombe… où manquera sa cendre,
Mais où vivront du moins, et son doux souvenir,
Et sa gloire, et ses vers dictés pour l’avenir.
Là, quand de Thermidor la septième journée
Sous les feux du Cancer ramènera l’année,
O mon frère, je veux, relisant tes écrits,
Chanter l’hymne funèbre à tes mânes proscrits !
Là souvent tu verras près de ton mausolée
Tes frères gémissant, ta mère désolée,
Quelques amis des arts, un peu d’ombre et des fleurs,
Et ton jeune laurier grandira sous mes pleurs.

[3] Notre dernière réunion… L’Institut a pris un arrêté d’après lequel un terrain a dû être acheté dans le cimetière de Mont-Louis, pour la Sépulture de tous ses Membres.