FUNÉRAILLES DE M. CUVILLIER-FLEURY
MEMBRE DE L’ACADÉMIE
Le vendredi 21 octobre 1887.
DISCOURS
DE
M. RENAN
DIRECTEUR.
Que de deuils coup sur coup, Messieurs ! Après le moraliste éminent, après l’historien impartial et vrai, c’est aujourd’hui notre doyen d’âge, le critique de haute autorité, le juge excellent des choses de l’esprit, qui vient de nous être enlevé. Dans sa longue existence de quatre-vingt-cinq ans, M. Cuvillier-Fleury vécut uniquement de l’amour des lettres, du repos d’esprit qu’elles donnent, de la foi au bien qu’elles inspirent. C’est la gloire des littératures antiques de la Grèce et de Rome, d’avoir su, par le culte dont elles ont été l’objet depuis quatre siècles, fournir à de nobles vies le principe même de leur noblesse, — d’avoir, sous la séduction du beau langage, caché un levain puissant d’éducation morale et de saine philosophie. Voué de bonne heure à l’éducation, pour laquelle le désignaient des succès précoces, M. Cuvillier-Fleury ne demandait pas seulement à la littérature l’amusement des heures de loisir, la moins vaine des satisfactions de la vanité. Il y cherchait la règle de la raison et la consolation de la vie. Et la règle qu’il y trouvait était la bonne. Cicéron, dans l’antiquité, avait donné l’exemple d’associer aux lettres un sentiment élevé de noblesse et d’honnêteté. Notre ancienne Université n’avait pas d’autre symbole que celui-là. C’étaient des hommes de bien que ces vieux professeurs. Ils appréciaient tous les exercices de l’esprit par le bien qu’ils faisaient à l’âme, par l’efficacité qu’ils avaient pour préparer le galant homme. Ils formaient peu de savants ; mais ils formaient des hommes libéraux et des hommes aimables, ce qui est bien aussi quelque chose. École excellente au point de vue de l’éducation ! L’éducation est une œuvre de cœur, non de raffinements érudits. Où en serions-nous si l’humanité n’avait cherché dans l’Évangile qu’un document linguistique curieux, au lieu d’y chercher l’aliment de l’âme et le livre du cœur ?
Le libéralisme était la religion de cette génération excellente. M. Cuvillier-Fleury et ses contemporains eurent le bonheur de débuter par le triomphe de leurs idées. Les aspirations de leur jeunesse furent pleinement satisfaites, avant que vînt le moment de la déception. Ils furent victorieux à leur heure, après avoir mérité leur victoire ; ils virent, sous une monarchie libérale et éclairée, le règne complet de ce qu’ils avaient rêvé. Quand arrivèrent les tristes retours, auxquels les choses humaines ne sauraient échapper, ils purent dire : « J’ai vécu. » Ils n’eurent pas l’âpre douleur qu’ont éprouvée d’autres générations, de se voir étouffées avant de naître, d’être séchées en leur fleur. La vie brillante et forte qui remplit l’intervalle de 1830 à 1848, notre éminent confrère la vécut tout entière. Appelé par la dynastie que la France libérale s’était donnée aux plus délicates fonctions, il se montra digne d’une telle marque de confiance. La culture de toute sa vie l’avait admirablement préparé à cette tâche. Ses principes étaient si arrêtés qu’au lendemain de la catastrophe qui semblait leur donner tort, ils se retrouvèrent tels qu’ils avaient été au jour de la bataille. « J’en fais l’aveu sincère, disait un des plus dignes compagnons d’armes de M. Cuvillier-Fleury, notre confrère si aimé, M. de Sacy, je n’ai pas changé. Bien loin de m’avoir ébranlé dans mes convictions, la réflexion, l’âge et l’expérience m’y ont affermi. Je crois au droit et à la justice, comme j’y croyais dans ma plus naïve jeunesse. Ce principe de liberté que le temps et les circonstances ont ajourné dans la politique, je suis heureux de le reprendre dans les lettres, dans la philosophie, dans tout ce qui est du domaine de la conscience et de la pensée pure. C’est ce que nous essayons de faire au Journal des Débats. Avec des nuances de goût et d’opinion différentes, c’est l’esprit qui nous rallie tous. » Voilà ce que M. Cuvillier-Fleury aurait pu dire aussi bien que son ami. Ces vieux maîtres, qu’on décrie de nos jours, étaient profondément versés dans l’art d’élever les âmes. Et quels élèves ils formèrent ! Vous en connaissez un, Messieurs, puisqu’il est notre confrère. Comment ne parlerais-je pas de lui sur cette tombe, lui que M. Cuvillier-Fleury appelait son meilleur ouvrage, lui qui comptera son absence de cette cérémonie entre les amères conséquences de l’exil, chose toujours si amère ? Ce parfait naturel de l’honnête homme, cette manière d’écrire si sincère et si pure, ce sentiment passionné de la France et de toutes ses gloires, cette aménité, ce goût délicat du savoir littéraire, ces qualités, M. le duc d’Aumale voulait qu’une partie en fût reportée sur son précepteur. Qu’il soit fait selon sa volonté !
Quoi de plus touchant, de plus honorable pour tous les deux, que ce sentiment d’exquise amitié que le maître eut pour son élève et l’élève pour son maître ? Un des beaux spectacles de notre siècle a été cette estime, ce respect réciproque, qui nous ramènent aux beaux jours de Quintilien, comme Rollin le comprenait : l’élève reconnaissant devoir à son maître la notion du sérieux de la vie, le maître, sous apparence d’unique préoccupation oratoire, étant dominé par le souci de la droiture et de l’honnêteté. O grande et sainte école d’éducateurs, je crains que les procédés pédantesques de la pédagogie moderne n’aient peine à te remplacer !
Et quand la tâche d’éducateur fut achevée pour M. Cuvillier-Fleury, comme il sut la continuer en vue du public lettré, par ces articles Variétés du Journal des Débats, qui réservaient aux lecteurs instruits tant, de jouissances délicates et des directions utiles ! La critique de notre confrère fut une perpétuelle leçon de bon sens. C’était la critique d’un honnête homme, fondée sur la rectitude du jugement, le goût du naturel en toute chose, avec une indulgence extrême pour ce qui s’écartait de sa règle, et un goût secret pour les qualités qui n’étaient pas celles qu’il recommandait. Ici encore, Quintilien était son modèle, et les dulcia vitia que ce dernier trouvait dans Sénèque ressemblent fort aux brillants défauts que blâmait notre confrère, tout en étant parfois forcé de les aimer.
Il aimait ardemment ce qu’il croyait vrai. Il le servait par la parole comme par la plume. Sa conversation était vivante ; il la soignait, car c’était une manière d’accentuer la conviction qu’il portait en lui. Oh ! la bonne maison qu’étaient les Débats d’alors, et quelle souvenance nous avons gardée de ces joutes aimables de parole, où M. de Sacy et l’ami qui va aujourd’hui le rejoindre luttaient ensemble d’esprit, de verve, de bonhomie ! À l’Académie, le tournoi recommençait, inoffensif ; car tous deux rompaient des lances pour la même pensée. Tout ce qui était bon, noble, généreux, faisait vibrer leur cœur. Leur patriotisme était pur comme le sentiment d’un enfant. Au-dessus de tout, ils voyaient la France ; ils croyaient en elle ; ils l’adoraient. Pauvre France, il est impossible qu’elle périsse ; elle a été trop aimée !
La foi littéraire qui animait M. Cuvillier-Fleury le soutint jusqu’au bout. Le don de longue vie qui lui fut accordé, son appétit des belles choses, et son goût pour la société eurent un cruel revers : une cécité presque absolue le sépara partiellement de la vie qu’il aimait tant. Il supporta cette épreuve avec un courage admirable. Sa solitude, ou plutôt son avant-goût des ombres éternelles, furent, du reste, bien adoucis. La noble et dévouée compagne de sa vie redoublait autour de lui les miracles de sa vigilante tendresse et calmait ses souffrances, comme on l’a si bien dit, par les grâces de son esprit et les inépuisables délicatesses de son cœur.
Adieu, cher confrère et ami. Je me rappelle qu’un jour, aux Débats, j’étais attaqué je ne sais trop pourquoi, avec raison peut-être. Je vous entends encore dire par derrière à M. de Sacy : « Il faut soutenir notre jeune confrère. » Le jeune confrère, cher maître, vous suivra peut-être bientôt. La vie n’est qu’une ombre ; on donne à cette ombre quelque réalité en se vouant, comme vous l’avez fait, à la recherche obstinée de ce qui est droit, simple, juste et pur.