À propos de Byzance, on considère généralement que le passage du tutoiement au vouvoiement pourrait venir de Dioclétien (245-313), qui divisa l’Empire romain entre Orient et Occident, chacun des deux nouveaux Auguste étant assisté lui-même d’un César. Quand l’un des souverains parlait non pas en son nom propre mais encore au nom des trois autres, il renonçait à l’ego, première personne du singulier, pour le nos, première personne du pluriel, et on lui répondait par le vos, deuxième personne du pluriel…
Dont acte !
Je voudrais simplement déplorer ici le recul progressif du vous, dans la conversation courante, ou, plus exactement, la violence que les partisans du « tu » imposent à nos rapports sociaux. Il ne s’agit pas bien entendu de pleurer l’âge classique où le « vous » s’imposait quasiment à tous, où l’on ne tutoyait guère que les valets, les gens de basse condition (ce qui était une autre forme de violence), mais de regretter cette déferlante du tutoiement consécutive à l’esprit de mai 68, quand on s’est efforcé de bannir toute hiérarchie, toute barrière entre les individus, leurs âges, leurs fonctions, entre les élèves et les professeurs… Roland Barthes s’affligea le premier de cette calamité. « Le tutoiement, ruine de mai », disait-il.
Je pense à ce journaliste de télévision qui connut il y a quelques années une éphémère notoriété et s’était fait gloire de tutoyer les hommes politiques, ministres, députés ou présidents, qu’il interrogeait. La tristesse venait moins de sa goujaterie, assez fréquente au demeurant dans le monde audiovisuel, que de la docilité des personnalités invitées, trop heureuses de s’exprimer, même à de telles conditions !
En vérité, l’hésitation, le choix, le balancement entre le « vous » et le « tu » offre quelque chose de délicieux et d’infiniment significatif dans la conversation, dans cette politesse ou, mieux, dans cette délicatesse des rapports humains, dans l’établissement de ces nuances entre la courtoisie et l’intimité, la déférence et l’amitié, le respect et la complicité. Il faut aimer tout autant le « vous » de la séduction que le « tu » qu’échangent ensuite les amants ; il existe un érotisme du vouvoiement ou de son abandon comme il y en a un du dévoilement… Plaignons, plus généralement, ceux qui méconnaissent ces subtilités, et malheur aux langues qui les ignorent !
Le « tu » qui prévaut de plus en plus aujourd’hui simplifie ou, pis, uniformise le langage et les rapports entre les individus. On ne se méfie jamais assez des uniformes. Du tutoiement obligatoire des « camarades », comme des bourreaux et de leurs victimes. De ce qui rend en bref la société unie, semblable, obéissante, obligatoire. Au risque d’inventer un néologisme intrépide, je dirais que le tutoielitarisme est un totalitarisme.
Frédéric Vitoux
de l’Académie française