Discours sur les avantages et les inconvénients de la critique. Prix d'éloquence

Le 21 avril 1814

Abel-François VILLEMAIN

DISCOURS SUR LES AVANTAGES ET LES INCONVÉNIENTS
DE LA CRITIQUE.

Qui a emporté le prix d’Éloquence, décerné par la Classe de la Langue et de la Littérature françaises de l’Institut, dans sa séance du 21 avril 1814.

PAR M. VILLEMAIN,
Professeur de Rhétorique au Lycée-Charlemagne, Maître de conférences à l'École normale.

 

Un excellent critique serait un artiste qui aurait beaucoup de science et de goût, sans préjugés et sans envie.
VOLTAIRE.

 

 

L’ÉLOGE d’un orateur ou d’un poète, l’étude attrayante de ses ouvrages, l’enthousiasme facile qu’inspire son génie, le sentiment continuel d’une admiration toujours profitable à celui qui l’éprouve, voilà sans doute pour les jeunes élèves de l’art d’écrire une tache plus heureuse, que ne paraît l’être l’examen d’un droit littéraire, peu connu, mal respecté, dont la violation fréquente amuse les indifférents, et n’irrite que ceux qu’elle menace. Il est si doux de célébrer une gloire qu’on admire et qu’on aime ! Il est si pénible de parler souvent d’injustice et d’envie ! Cependant ces idées plus tristes sont à jamais inséparables des souvenirs brillants de gloire et de génie, que nous aimons à retracer. L’envie occupe toujours une place dans l’histoire des écrivains célèbres, et l’on ne peut admirer leurs chefs-d’œuvre sans se souvenir de leurs détracteurs. Mais une censure impartiale triomphe des critiques passionnées ; elle distingue et place les hommes ; elle détruit l’imposture des réputations ; elle épargne au talent supérieur ces concurrences inégales, et ces rivalités factices auxquelles on voudrait toujours le rabaisser ; elle répand, elle autorise les leçons du goût ; elle prépare des instructions aux successeurs des grands modèles. Ainsi, la critique dans ses abus ou dans ses avantages touche de si près à la littérature, qu’elle se confond avec elle ; et lorsqu’on essaie d’en fixer le caractère, d’en blâmer les excès au milieu de cette enceinte, on retentit tant de fois l’éloge des grands écrivains, ne semble-t-il pas que par une succession naturelle on discute la cause commune des lettres, après avoir célébré les talents divers dont elles ont reçu leur plus belle gloire ? Dans ce difficile examen, la bienséance et l’éloignement de toute passion m’interdisent cette amère vivacité qui donne des ennemis et des lecteurs ; mais, si je suis modéré jusqu’à la froideur peut-être j’en aurai plus souvent raison, et c’est un avantage qu’il ne faut pas trop négliger. J’éviterai de désigner les injustices particulières et récentes, pour que mes opinions générales soient plus fortes en paraissant désintéressées ; je me souviendrai qu’il ne faut pas être faible par discrétion, et dissimuler les abus parce que l’on peut en être victime.

Si l’on remontait à de la critique, peut-être s’étonnerait-on que quelques hommes se substituent d’eux-mêmes au public, et décident à sa place et en son nom ; mais, comme cette usurpation est ancienne, supposons qu’elle est devenue légitime. Souvent la critique attaque l’homme de talent et vante le mauvais écrivain ; souvent, par ses censures ou par ses éloges, elle égare l’opinion qu’elle devrait avertir ; mais une vérité consolante qu’il faut rappeler avant tout, c’est la puissance d’un bon livre, puissance à laquelle on ne peut comparer qu’une seule chose, l’incurable faiblesse d’un mauvais livre, puisqu’il est également impossible ou d’anéantir l’un ou de faire durer l’autre.

Le nom de critique est un terme d’une vaste étendue, qui renferme des idées très éloignées l’une de l’autre. Aristote et Zoïle, Voltaire et Desfontaines sont des critiques. Il est naturel en effet que la médiocrité envieuse ait cherché de tout temps à médire des talents et des arts : et que le génie impartial ait senti le besoin de les juger. Ainsi, le plus hardi penseur de l’antiquité, le plus ancien peintre de la nature, Aristote, traça les principes de l’éloquence, censura les fautes des poètes, et marqua les limites de la raison et du goût, comme il avait fixé les principes et les lois des sociétés. Le Consul romain qui ne connaissait après la gloire du patriotisme que celle de l’éloquence et des lettres, écrivit sur les secrets de cet art dont il était le modèle[1], et jugea ses contemporains qu’il éclairait, et ses rivaux qu’il avait effacés[2]. Ces hommes élèvent la critique au niveau de leurs pensées ; ils font disparaître toutes les différences qui séparent l’art de juger du talent de produire, ou plutôt, par la force involontaire de leur génie, ils portent une espèce de création dans l’examen des beaux arts ; ils ont l’air d’inventer ce qu’ils observent. Quintilien s’est approché de ces grands maîtres. À leur exemple il éclaire par la philosophie les principes de l’art oratoire : son goût le fait juge des écrivains supérieurs, son style le fait leur rival. Quintilien et Longin semblent animés de cette émulation, leurs éloges sont des luttes contre ceux qu’ils admirent, et leur propre éloquence un hommage de plus pour les grands hommes, qu’ils ne peuvent célébrer qu’en les égalant. Nous ne devons pas perdre de vue cette grande et sublime critique ; mais elle n’est pas l’objet véritable de ce discours. Il s’agit sur-tout d’apprécier cette critique inférieure et détaillée qui mêle quelques avantages à beaucoup d’abus, telle enfin que la justice ou la malignité contemporaine l’exerceront toujours sur les productions du talent littéraire.

L’imprimerie, cette heureuse découverte des siècles modernes, qui rendit la pensée populaire, et multiplia l’instruction et la sottise, rendit aussi la critique plus indispensable et plus fréquente. D’abord il devint si aisé de répandre un libelle, que les hommes mécontents et jaloux ne se refusaient plus le plaisir de le composer. Après un siècle écoulé, dans l’accroissement prodigieux des livres nouveaux, on eut besoin de choisir, et d’équitables censures pouvaient éclairer sur le choix : malheureusement les bons ouvrages étaient presque toujours les seuls contre lesquels la critique voulait prémunir les lecteurs. Pendant vingt années on écrivit en Italie pour démontrer que la Jérusalem était un mauvais poème. Le Tasse vivait. Depuis, la critique n’a plus travaillé que pour le mettre avant ou après l’Arioste. En Espagne les critiques contemporains ont méprisé Cervantes ; les critiques modernes l’ont placé tout près de Virgile et d’Homère.

En général la critique a deux caractères bien différents, selon qu’elle s’exerce sur les vivants ou sur les morts. Son adresse et son triomphe consistent à savoir blâmer les uns, à savoir louer les réputations contemporaines, à légitimer les anciennes renommées. Ici le plus spirituellement injuste est aussi le plus habile ; là au contraire le plus adroit panégyriste semble toujours le meilleur critique : l’un desire des fautes, l’autre des beautés, et quelquefois chacun de son côté suppose et voit ce qu’il desire. Le public approuve également ces deux méthodes. En effet, c’est un double avantage de se voir autorisé dans ses vieilles admirations, et dispensé d’en adopter de nouvelles. Le sacrifice une fois fait, le consentement une fois donné, on y tient par amour-propre, et par amour-propre aussi on n’aime pas à recommencer en faveur d’un autre. Je sais bien que cette répugnante n’est que trop justifiée : c’est même un hommage que l’on doit au talent, de ne pas y croire facilement, et de se défier des premières promesses ; mais à la défiance doit succéder la justice. Quelquefois, il est vrai, cette justice est hors de la portée des critiques. Il est une supposition qui ne peut se présenter que dans les commencements d’une grande époque littéraire, celle d’un ouvrage où le génie de l’auteur va plus loin que, les lumières de la critique, où il a plus fait qu’elle ne peut juger. En effet, la critique éclairée ne saurait exister que long-temps après les bons ouvrages, qui l’instruisent et la forment elle-même. À l’époque où le premier chef-d’œuvre paraît, elle n’est pas encore préparée ; ses erreurs viennent de l’ignorance autant que de la passion ; mais lorsque les grands écrivains, une fois établis par la force du temps et de la vérité, ont instruit la critique ; alors elle puise dans l’étude et l’admiration de ces premiers modèles un art plus réfléchi, et par cela même plus dangereux d’apprécier leurs successeurs. De là cette longue opposition à la gloire de Voltaire, les rigoureuses censures qui accueillirent tous ses ouvrages, et cet éternel procès de sa réputation, qui, jugé depuis long-temps, n’est pas encore fini.

Les sentiments de l’Académie sur le Cid sont le modèle naissant de la saine critique. Il est sur-tout honorable que des gens de lettres défendent l’écrivain qui les doit effacer, contre le ministre tout puisant qui les protége. Cependant cet examen trop vanté ne fait-il pas soupçonner qu’à cette époque le goût de l’Académie était encore plus imparfait que le génie de Corneille ? Cette critique est impartiale et sincère : mais Corneille avait besoin de former son siècle, avant d’y trouver des juges. Le siècle de Louis XIV vit éclore beaucoup de libelles. Il y avait tant de grands hommes ! Boileau parut, et sans long examen, avec de bonnes plaisanteries et de bons vers, il décrédita les mauvais écrivains, qui presque tous se vengèrent en se faisant mauvais critiques. Boileau fut le réformateur de son siècle ; il appuya sa doctrine de ses exemples ; voilà ce qui fit sa puissance. Son style était encore plus redoutable que ses épigrammes. Il écrasait doublement les poètes médiocres : il n’avait pas besoin de compter leurs fautes ; il écrivait ses vers. Cependant cette critique impartiale et raisonnée, qui détaille les défauts et rend justice aux beautés, n’était pas encore née. Bayle l’exerça sur l’érudition bien plus que sur le goût, sans amertume et sans passion, avec un esprit supérieur et modéré. Du reste, les hommes de génie n’avaient que le temps d’imaginer et de produire ; et les talents secondaires, dans le premier étonnement où les jettaient tant de créations nouvelles, savaient à peine les admirer, quand ils ne les enviaient pas. C’est depuis le siècle de Louis XIV que la critique a dû naître, pour ainsi dire, du développement de toutes les autres facultés littéraires ; comme nous voyons, dans l’étude de la nature, les progrès des différentes sciences en produire quelquefois une nouvelle, qui doit son existence à la perfection des autres.

Lorsque la critique est devenue nécessairement un genre de littérature, souvent ceux qui l’exerçaient n’ont pas respecté dans les autres un titre qu’ils portaient eux-mêmes. Ils semblaient oublier que la justice et la vérité sont la loi commune de tout écrivain, et que celui qui écrit sur les livres des autres, au lieu d’en faire lui-même, n’est pas un ennemi naturel des gens de lettres, mais un homme de lettres moins entreprenant ou plus modeste. Cette injuste amertume, cette inimitié sans motif est la cause des plus grands abus de la censure littéraire. Que le critique commence par aimer d’un amour sincère l’étude des beaux arts ; que son ame en ressente avec délices les nobles impressions ; qu’il entre dans l’empire des lettres, non pas comme un proscrit qui veut venger sa honte, mais comme un rival légitime qui mesure sur son talent l’objet de son ambition, et qui veut obtenir une gloire, en jugeant bien celle des autres : alors il sera juste, et sa justice accroîtra ses lumières. Il sera le vengeur et le panégyriste des écrivains distingués. Il sentira vivement fautes ; il en souffrira. Mais, tandis qu’il les blâme avec une austère franchise, son estime éclate dans ses reproches, toujours adoucis par ce respect que le talent inspire à tous ceux qui sont dignes d’en avoir. Il se croira chargé des intérêts de tout bon ouvrage qui paraît sans la recommandation d’un nom déja célèbre ; à travers les fautes, il suivra curieusement la trace du talent : et, lorsque le talent n’est encore qu’à demi développé, il louera l’espérance. Quelquefois l’enthousiasme même des lettres peut lui inspirer une sorte d’impatience et de dépit à la lecture d’un ennuyeux et ridicule ouvrage : mais l’habitude corrigera bientôt l’amertume de son zèle ; il s’apercevra qu’il est inutile d’épuiser tous les traits du sarcasme et de l’insulte contre un pauvre auteur, dont les exemples n’ont pas le droit d’être dangereux.

Un sage l’a dit : Il faut avoir de l’âme pour avoir du goût[3]. Ainsi, l’impartialité, l’amour des lettres pour elles-mêmes, le désir des succès d’autrui, ce mélange de principes équitables et de sentiments nobles doublera le mérite du critique, et rendra son goût plus lumineux et plus pur. À force d’abuser de sa conscience, on parvient à se fausser l’esprit. Une erreur souvent répétée pénètre insensiblement dans la pensée de son auteur, à la suite de tous les vains sophismes dont il la fortifiait sans la croire lui-même. C’est la punition d’un critique de mauvaise foi ; il finit par perdre le bon sens. Cette instabilité d’une opinion sans pudeur ne sait plus où s’arrêter. Tout est variable et faible quand il n’y a pas d’appui dans le cœur. Tel un juge corrompu se livrant à une indifférence universelle, pour se donner plus de liberté, laisserait à dessein chaque jour s’émousser en lui l’intelligence du bien et du mal, et jetterait au hasard ses décisions tantôt capricieuses, et tantôt mercenaires. Non, tout ce qu’il y a de pur, de noble et d’élevé dans le plus sublime des beaux arts, n’est pas fait pour être senti par une ame rampante et avilie ; elle n’entend pas ce langage ; elle trouve dans sa propre bassesse une incrédulité toute prête contre les sentiments généreux. Les lumières de la science et de l’esprit ne peuvent la conduire jusques-là. Son goût est imparfait ; il lui manque le sens moral ; et, si le goût n’est que la sensation vive et réfléchie de la beauté, le pouvoir de saisir, dans les objets et dans les passions, les nuances les plus délicates de la vérité et de la convenance ; s’il doit juger de tous les rapports du cœur humain ; si, comme le génie même, il doit avoir ses illusions, ses enthousiasmes, ses théories d’un sublime idéal, combien ce sens moral ne devient-il pas pour lui un guide infaillible et nécessaire. Formé à l’école antique, le goût si pur de Fénelon s’embellissait encore de la pureté de son ame. Je sais qu’il est un goût acquis par l’étude, la lecture et la comparaison, et je ne prétends pas en nier l’empire, ni le mérite. C’est ce jugement pur et fin, composé de connaissances et de réflexions, que possèdera d’abord le critique ; il a pour fondement l’étude des anciens, qui sont des maîtres éternels de l’art d’écrire, non pas comme anciens, mais comme grands hommes. Cette étude doit être soutenue et tempérée par la méditation attentive de nos écrivains, et par l’examen des ressemblances de génie, et des différences de situation, de mœurs, de lumières, qui les rapprochent ou les éloignent de l’antiquité. Voilà le goût classique ; qu’il soit sage sans être timide, exact sans être borné ; qu’il passe à travers les écoles moins pures de quelques nations étrangères, pour se familiariser avec de nouvelles idées, se fortifier dans ses opinions, ou se guérir de ses scrupules ; qu’il essaie, pour ainsi dire, ses principes sur une grande variété d’objets : il en connaîtra mieux la justesse, et, corrigé d’une sorte de pusillanimité sauvage, il ne s’effarouchera pas de ce qui paraît nouveau, étrange, inusité : il en éprouvera, et saura quelquefois l’admirer. Qui connaît la mesure et la borne des hardiesses du talent ? Il est des innovations malheureuses, qui ne sont que le désespoir de l’impuissance ; il en est qui, dans leur bisarrerie même, portent un caractère de grandeur. Confrontez les avec le sentiment intime du goût. Le goût n’exige pas une foi intolérante. Vous éprouverez qu’il adopte de lui-même, dans les combinaisons les plus nouvelles, tout ce qui est fort et vrai, et ne rejette que le faux, qui presque toujours est la ressource et le déguisement de la faiblesse. Quelques productions irrégulières et informes ont enlevé les suffrages ; elles ne plaisent point par la violation des principes, mais en dépit de cette violation ; et c’est au contraire le triomphe de la nature et du goût, que quelques beautés conformes à cet invariable modèle, répandues dans un ouvrage bisarrement mélangé, suffisent à son succès, et soient plus fortes que l’alliage qui les altère. Le critique éclairé fera cette distinction ; il s’empressera d’accorder au talent qui s’égare des louanges instructives. Pourquoi mon­trerait-t-il une injuste rigueur ? C’est au mauvais goût qu’il appartient d’être partial et passionné ; le bon goût n’est pas une opinion, une secte ; c’est le raffinement de la raison cultivée, la perfection du sens naturel. Le bon goût sentira vivement quelques beautés naïves et sublimes dont Shakespear étincelle : il n’est pas exclusif. Affermi dans ses maximes, il ne craint pas d’étendre le cercle de ses plaisirs. Il est comme la vraie grandeur, qui, sûre d’elle-même, s’abandonne sans se compromettre. Je sais que cette pureté, et en même temps cette indépendance de goût supposent une supériorité de connaissances et de lumières, qui ne peut exister sans un talent distingué. Mais je crois aussi que la perfection du goût, dans l’absence du talent, serait une contradiction et une chimère. Tous les arts sont jugés par de prétendus connaisseurs qui ne peuvent les pratiquer. Il en est ainsi souvent de l’art d’écrire, et nulle part l’abus n’est plus ridicule et plus nuisible. Pour être un excellent critique, il faudrait pouvoir être un bon auteur. Dans un esprit faible et impuissant, le bon goût se rappetisse, se rétrécit, devient craintif et superstitieux, et se proportionne à la mesure de l’homme médiocre qui s’en sert aussi timidement pour juger que pour écrire. Le talent seul peut agrandir l’horizon du goût, lui faire prévoir confusément de nouveaux points de vue, et le disposer d’avance à juger des beautés qui n’existent pas encore. Comme le sentiment de nos propres forces influe toujours sur nos opinions, le critique sans chaleur et sans imagination sentira faiblement des qualités qui lui sont trop étrangères. N’ayant que du goût, il n’en aura point assez. C’est ainsi qu’en général les écrivains sages.et froids, qui, dans leur marche compassée, affectent le goût. en manquent souvent ; ils évitent les écarts et les fautes ; mais, incapables d’un vrai sublime ou d’une noble simplicité, ils Ont recours à des agréments froids et recherchés, qui ne valent pas mieux que des fautes, et sont plus contagieux, parce qu’ils sont moins choquants.

N’êtes-vous pas, me dira-t-on, trop libéral envers le critique ; avec l’amour passionné des lettres, qui, selon vous, renferme plusieurs vertus, vous lui accordez encore la science, le goût, le talent ; c’est-à-dire, je les lui demande. Je veux reporter sur les critiques la sévérité qu’ils exercent, et reculer si fort pour eux le point de perfection, que, par frayeur, ils deviennent plus modestes, et qu’ils respectent aussi la difficulté de leur art. Cicéron se plaignait de ne trouver nulle part le parfait orateur ; peut-être ne trouverait-on pas davantage le parfait critique, même en cherchant parmi les écrivains célèbres. Le sage et élégant Adisson fit servir la critique à son plus noble usage, à la gloire du génie ; mais il ne présente aucune vue originale dans l’examen du plus extraordinaire de tous les poèmes ; il juge Milton par Aristote, et le défaut d’invention se fait sentir jusque dans sa manière d’admirer des idées neuves. L’ingénieux La Motte avait le véritable langage, et, pour ainsi dire, les graces de la critique. Sa censure est aussi polie que sa diction est élégante : il ne lui manquait que d’avoir raison. Mais il se trompa d’abord en attaquant les anciens, et plus encore en défendant ses vers. Personne n’a porté plus loin que Voltaire la netteté du style, mesure ordinaire de la justesse des idées. Personne ne fut favorisé d’un instinct plus délicat, et ne naquit avec plus de goût. Sa raison était mûre dès sa jeunesse et son imagination fut toujours vive. Il avait sur la littérature d’autant plus de lumières et d’idées qu’il ne s’en était pas uniquement occupé, et qu’il pouvait y rapporter la variété de ses réflexions et de ses études. Il était sans préjugés ; mais son caractère ardent et mobile ne lui permit pas de garder la froide impartialité du critique. Quelquefois, en censurant de prétendus rivaux, il parait trop se souvenir d’une insultante comparaison et sa sévérité est une vengeance. Au reste, il siérait mal de lui reprocher les injustices qu’il laisse échapper, en songeant à celles qui tourmentèrent sa vie. Il suffit d’un succès pour se faire plusieurs ennemis : l’homme qui, dans la confiance de ses talents, aspire à l’universalité des succès, ne semble-t-il pas appeler sur lui toutes les haines de l’innombrable médiocrité, que partout il écrase sans la voir ? Voltaire a soutenu cette lutte par l’ascendant du génie qui l’avait fait naître. Ses détracteurs n’ont obtenu qu’une sorte d’immortalité grotesque, qu’il leur a libéralement distribuée dans ses ouvrages. C’est qu’aucun d’eux n’était digne de le juger. Cette tache pouvait honorer un véritable critique ; mais il aurait fallu commencer, par des concessions trop pénibles. Il fallait d’abord proclamer Voltaire le conservateur du goût, le représentant de la poésie française, le créateur d’une prose originale, trois titres qu’un même homme n’a jamais réunis. Après ce début, la critique devenait instructive et légitime. À cet écrivain d’un goût si pur, si ami du simple et du vrai, malgré tant d’esprit, on pouvait reprocher une censure quelquefois irréfléchie et injuste l’antiquité classique, et même de cette antre antiquité qui commence avec le siècle de Louis XIV. Voltaire, grand poète par le style et la passion, poète de génie, passant avec un égal bonheur des graces de la poésie légère à l’énergie de la verve théâtrale, n’avait pas porté dans sa riche élégance assez de précision et d’audace. Enfin cette prose neuve et sans imitateur, incomparable dans tous les genres où la familiarité est une grâce, quelquefois éloquente en sortant du badinage, dérogeait trop souvent à la dignité de la morale et de l’histoire. Lue critique si modérée aurait aujourd’hui des lecteurs : mais la justice ne produit point de scandale, et, pour beaucoup de gens, le scandale est un succès. Fréron l’obtint : abondamment pourvu d’idées communes, écrivant facilement d’un style médiocre, il imprima deux cents volumes de critique, dont le but principal est Voltaire. Beaucoup d’écrivains aujourd’hui célèbres y sont injuriés par diversion Ce n’est pas que ce recueil ne renferme un nombre prodigieux d’éloges : il y parait successivement une foule de grands hommes dont personne ne connait les ouvrages. Mais il semble qu’une pareille indulgence, loin d’être une compensation de tant d’injustices, est un double affront fait au talent, et par la rigueur absurde des critiques, et par la ridicule prostitution des louanges.

Voltaire rencontra d’autres adversaires. Le besoin de leur répondre a grossi la collection de ses œuvres ; on peut leur pardonner ; c’est un des services que la critique injuste rend au publie. Le gazetier ecclésiastique n’a pas arrêté le succès de l’Esprit des Lois ; mais il nous a valu le dernier chef-d’œuvre de Montesquieu, son Apologie, modèle dont Voltaire aurait dû quelquefois imiter la raillerie bienséante et l’amertume sagement tempérée. Je m’arrête ici de peur d’être injuste : je n’ai désigné que des abus nombreux, ne s’y mêle-t-il aucun avantage ? Je l’avoue, un homme passionné peut dire la vérité ; un plat écrivain peut dénoncer son semblable ; enfin la critique même la plus injuste est obligée de choisir un objet d’admiration, ne fût-ce que par malignité : et quelquefois elle place bien sa préférence, pour se couvrir d’un acte de justice. Quel est le détracteur qui, dans l’exagération de ses reproches, ne revéle pas quelque défaut véritable ? S’il faut parler des avantages, lorsqu’ils disparaissent sous de nombreux abus, proclamons l’utilité de la critique ; mais avouons cependant que dans les belles époques de notre littérature, elle n’exerça aucune grande et salutaire influence ; quand elle était sage elle n’était pas piquante ; le public le veut ainsi. En général on n’aime pas à lire une dissertation sur le mérite d’autrui. Les hommes ont quelque peine à croire qu’un homme de leur siècle, un homme fait comme eux, qu’ils voient, qu’ils entendent, ait un talent supérieur : ils s’ennuieraient à la preuve d’une si fade vérité. On souffre avec plus de patience de voir des prétentions humiliées, des talents contestés, des hommes d’esprit tournés en ridicule, si jamais ils peuvent l’être. Cependant je voudrais qu’on essayât mie critique absolument impartiale, sans complaisance et sans rigueur. À tout prendre, comme cette critique impartiale serait encore assez méchante, peut-être réussirait-elle : c’est une expérience à faire.

Il est un préjugé ; c’est que la critique même la plus injuste ne nuit point aux lettres. Qu’importe, dira-t-on les petites blessures de l’amour-propre humilié : si l’auteur a du talent, la persécution doit l’animer ; nos plus grands écrivains ont subi cette épreuve, ils en ont profité. Boileau le disait à Racine. Oui, sans doute, et c’était une noble et ingénieuse consolation à présenter au grand homme découragé ; que l’espérance de voir son génie s’accroître par les tourments de sa vie. Mais pourquoi fallait-il alors consoler Racine ? Les hommes n’ont-ils rien de mieux que le blâme et l’envie pour animer les progrès du talent ? Si quelquefois une ame fière et indignée remonte par l’effort même qui devait l’abaisser, combien de fois le ressentiment pénible de l’injustice n’a-t-il pas jeté dans l’inaction et l’oubli des talents faits pour la gloire ? Racine lui-même las de combattre la haine et de peur de l’augmenter encore n’a-t-il pas arrêté le cours de ses chefs-d’œuvre dans la force de l’imagination et de l’âge, exerçant ainsi par le silence de son génie, la seule vengeance que le grand homme peut tirer de ses injustes contemporains. L’inspiration des succès, voilà ce qui réellement anime le grand écrivain par le besoin toujours croissant de surpasser ses premiers efforts, d’atteindre toute la portée de son talent, que lui seul il connait ; enfin de se justifier à soi-même sa gloire, sur laquelle il est peut-être plus difficile qu’un autre.

On peut le croire, sans faire tort à l’envie, Racine, quand il n’eût pas reçu d’elle de si pénibles encouragements, aurait trouvé dans les conseils de l’amitié, dans les anciens, dans lui-même, des farces et des beautés nouvelles. Mais pourquoi discuter ainsi ? Peut-on, sans un regret amer, songer que ces hommes, qui feront éternellement l’honneur et les délices du monde civilisé, que ces aimables enchanteurs, qui, par la passion et l’harmonie, agitent si doucement les ames, que ces véritables rois de la pensée humaine, qui savent l’éclairer en la charmant, et l’ennoblir en l’éclairant, furent malheureux par leur gloire et pour nos plaisirs ; qu’ils ont jeté des regards inquiets et douloureux sur les chefs-d’œuvre que nous adorons, qu’ils se sont repentis de leur génie, que peut-être ils en ont douté ; et qu’ébranlés par les cris de cabales ignorantes et envieuses, ils ont eux-mêmes trempé dans l’injustice de leurs censeurs, et, sont morts en se défiant de cette postérité, qui ne manque jamais aux grands hommes. Vainement les accusera-t-on d’une sensibilité excessive : c’est une vérité vulgaire, que l’alliance de cette délicatesse trop irritable avec les mouvements et les illusions du génie. Un homme médiocre peut avoir un sot orgueil ; mais il est impossible qu’un homme doué de quelque talent n’ait pas l’ame fière, sensible, impatiente du mépris. L’étude des lettres même lui donnerait ce caractère. Et vous, qui l’en blâmez, voyez tous les hommes, quel prix ils attachent au maintien de leurs prétentions, sur-tout quand elles occupent une grande place dans leur vie, et qu’elles leur coûtent de grands efforts. L’écrivain n’a qu’une prétention, qu’une espérance, qu’une passion, l’estime des autres hommes. Il la poursuit au prix de travaux pénibles, auxquels tous les esprits n’ont pas droit d’atteindre ; il la poursuit avec plus d’ardeur que de sagesse ; voilà sa force et son excuse : et cependant lorsqu’il est troublé dans la possession de ce droit, si vous voulez de cette erreur, on s’étonne de son indignation et de ses plaintes. Mais quels sont ces hommes si calmes et si patients sur les injures d’autrui, qui tolèrent volontiers la persécution du talent ? Quel est ce juge rigoureux, qui ne peut se défendre d’une invincible prévention contre les écrivains de son siècle, qui ne conçoit -pas qu’on puisse exagérer la critique, et ne croit pas à l’injustice, parce qu’il ne croit pas au mérite ? Ce sera quelque homme d’esprit, qui n’a pu s’élever jusqu’à la médiocrité du talent, et qui cache sa faiblesse et ses regrets sous le faste impitoyable de ses dédains. Ce sera quelque lecteur plus sévère qu’habile qui se fait dénigrant par politique, et condamne d’abord, de peur d’être exposé à l’embarras de juger : ce sera quelque esprit frivole et tranchant qui blâme au lieu de lire, et ménage à-la-fois son amour-propre et sa paresse ; enfin ce sera quelque esprit systématique, qui, depuis une époque fixée, ne lit plus, ne veut plus lire, ne veut plus qu’on écrive, demeure convaincu que la littérature est anéantie sans retour, méprise le présent, tue l’avenir, imagine qu’il est impossible d’avoir encore du talent et du goût, et tire toutes ses preuves de lui-même. Voilà les adversaires que l’homme-de-lettres rencontre même dans le monde ; voilà les fauteurs indiscrets de la critique injuste et passionnée. Mais loin des échos de la sottise, le bon goût garde en réserve un petit nombre d’esprits éclairés qui se communiquent et s’entendent, jugent la critique, devinent les intérêts cachés, et ne croient pas plus à l’exagération des reproches qu’à la fureur des louanges.

Cependant comme c’est la foule qui forme l’opinion du jour, et que c’est la critique qui forme l’opinion de la foule, on avait senti de tout temps l’influence que peuvent obtenir les feuilles publiques. Aussi cette société religieuse, si célèbre par son ambition souple[4] et infatigable, non contente de s’introduire à la Chine, de dominer en Europe, de tenir entre ses mains la foi des peuples et la conscience des rois, pour compléter son singulier empire, avait cru nécessaire de régler le goût à-peu-près comme la morale ; et parmi cette variété de talents qu’elle réunissait dans son sein, outre les prédicateurs et les géomètres, les savants et les hommes du monde, les casuistes et les intrigants, elle avait eu soin de se pourvoir de journalistes. Mais la critique exercée par des hommes de parti ne produit pas une impression durable. Elle sert à l’humiliation du talent, au triomphe passager de la médiocrité ; elle ne change pas le goût public. Cette gloire n’a jamais appartenu qu’aux écrivains supérieurs, à Corneille, à Boileau, à Racine, à Molière, quelque temps à Fontenelle, enfin à Voltaire. Je sais qu’il se présente dans l’histoire des arts une époque qui donne à la critique plus d’importance et d’autorité, c’est l’époque où les talents s’éteignent et deviennent plus rares ; où le goût, émoussé par la satiété, s’égare, se corrompt : alors la portion impartiale du public ne peut-elle pas devenir aveugle ? N’a-t-elle pas besoin d’être éclairée. On peut en conclure que la critique est une de ces professions qui prospèrent dans les temps malheureux.

Sous le règne même de Voltaire le mauvais goût avait osé se produire. Après l’avoir toléré, tout en le combattant par ses railleries et ses exemples, il avait fini par en être importuné, et par le craindre pour l’avenir. À mesure que cet homme qui avait mis tant d’opinions en mouvement, ouvert tant de routes, et répandu partout un esprit d’inquiétude et d’innovation, s’approchait de son déclin, l’anarchie s’augmenta. La fureur d’écrire entassait d’insipides et barbares productions : quelquefois elles surprirent de honteux succès.

Parmi quelques esprits éclairés et délicats qui semblaient terminer la gloire de ce siècle mémorable, et qui ne sont pas tous perdus pour le nôtre, deux hommes, par les circonstances et par le caractère de leurs études, parurent plus particulièrement appelés au rôle d’arbitre du goût et de censeur littéraire : tous deux disciples de Voltaire s’étaient trompés en le suivant sur la scène tragique ; ils manquaient de génie. Marmontel jouissait de l’honneur d’avoir fait quelques productions piquantes dans le genre qui lui coûta sans doute le moins d’efforts. Il avait beaucoup d’esprit, mais il en abusa d’abord pour se former des erreurs systématiques, auxquelles il renonçait avec peine. Son goût était plus réfléchi qu’inspiré ; et l’on sait que même pour juger, la méditation est moins sûre que le sentiment naturel. La Harpe, à-la-fois dénué de hardiesse et de profondeur, se distinguait par la pureté du goût, la sagesse du talent, et s’était heureusement élevé jusqu’à l’éloquence tempérée. Dans la composition originale, il paraissait fixe sans retour au second rang, et ne montrait qu’une seule qualité de l’écrivain supérieur, cette noble élégance dont il anima l’éloge de Fénelon et les plaintes de Mélanie. Ces deux hommes de lettres avaient exercé la critique des journaux : et sans éviter l’exagération qui nous en paraît inséparable, leurs feuilles étaient en général consacrées à l’éloge et souvent à l’apologie du vrai talent. Marmontel voulant réunir et augmenter les fragments littéraires qu’il avait donnés à l’Encyclopédie, publia ses Éléments de Littérature, et quelques années après La Harpe commença son Lycée. L’ouvrage de Marmontel, quoiqu’il renferme les noms et quelquefois la censure de plusieurs contemporains, appartient entièrement à cette haute critique qui n’est que la théorie raisonnée des beaux arts. La forme de l’ouvrage ôte une grande difficulté et une grande beauté, la liaison, l’ordonnance. Il y a des paradoxes. L’auteur rencontre souvent des idées fausses, parce qu’il cherche trop les idées neuves ; mais il présente beaucoup d’instruction, et ses erreurs font penser.

La Harpe était né pour la critique ; son talent s’est augmenté dans l’exercice de sa faculté naturelle ; mais a-t-il embrassé le vaste plan qu’il s’était proposé ? Jette-t-il un coup-d’œil hardi sur l’essence des beaux-arts ? A-t-il des vues fines et profondes ? La connaissance de l’homme, des mœurs, de l’histoire lui sert-elle à éclairer l’étude des lettres, est-il autre chose qu’un élégant démonstrateur de vérités connues ? Non, et cependant il a été et sera long-temps fort utile. Il fallait à cette époque un esprit conservateur. La Harpe n’avait pas assez médité les Anciens, mais il en parle avec une vérité d’enthousiasme qui se communique avec une admiration persuasive. Sans avoir la raison supérieure, la philosophie, la méthode de Quintilien, placé comme lui dans des jours de décadence, il a défendu les droits de la langue et du goût. Lorsqu’il reparut dans la tribune littéraire, à la fin des troubles politiques, ses idées justes, ses théories simples et vraies, son style pur, facile, abondant devaient réussir et plaire, après la longue confusion du bon sens, comme de tout le reste ; presque toujours il commente les principes de Voltaire, et s’il en émousse la vivacité piquante, il en conserve la justesse et la clarté. Souvent il me présente l’image de cette critique, à l’œil sévère et juste, que Voltaire plaçait à la porte du temple dont lui-même était le véritable dieu.

La Harpe poursuivait le mauvais goût avec une sorte de haine, et comme la passion inspire le talent, il trouvait quelquefois dans sa colère une heureuse énergie ; mais sa véritable gloire sera toujours d’avoir proclamé le génie de quelques-uns de nos grands-hommes. Je ne sais en effet si dans les lettres, après l’honneur de produire des beautés originales, il est un titre plus noble que de les admirer avec éloquence, d’en expliquer les merveilles, d’en augmenter le sentiment, d’en perpétuer l’imitation. La Harpe, qui n’avait pas assez de force pour recevoir, pour saisir puissamment la première inspiration, s’anime et s’échauffe par le reflet des grandes beautés qu’elle a produites. Cette éloquence, que peut-être il n’eût pas tirée de lui-même, il la trouve en admirant Britannicus ou Zaïre. On regrette que cet écrivain, qui fut souvent l’interprète du goût, se soit emporté à des censures et même à des accusations violentes jusqu’au ridicule ; il avait été faible, il fut exagéré. Après La Harpe on écrivit encore sous la dictée des intérêts et des passions. Je ne veux pas désigner les contemporains ; ce serait me donner, du moins à leur égard, la mission de critique, et sur un point difficile et dangereux. Je suppose même qu’il y eut des injustices involontaires ; mais le critique doit être, comme l’historien, éloigné de toute passion, de tout intérêt, de tout parti. Il doit juger les talents bien plus que les opinions. Je sais que la censure des opinions, celle de toutes qui touche le plus près à la personne, présente un intérêt de malignité presque aussi puissant que la calomnie. Cependant les arbîtres du goût ont eu raison de renoncer à la charge d’inquisiteurs ; c’est un emploi trop délicat, où les méprises sont communes et odieuses : l’usage en avait commencé par la censure exagérée du dix-huitième siècle. Toutes les accusations morales accumulées sur cette grande époque tournaient au profit de la critique. L’injustice avait l’air d’un saint zèle ; on eût dit que c’était un bienfait public de découvrir ou même d’imaginer des fautes de toute espèce dans ces écrivains supposés si coupables ; et plus la chose était difficile, plus elle était méritoire. Il faut convenir au contraire que la nécessité d’examiner chaque jour le produit de chaque mois réduit souvent le critique à des sujets stériles et ingrats. Il est triste et embarrassant d’analyser les idées d’un homme qui n’en a pas. Les critiques usèrent trop vite le riche fonds que leur avait laissé le dix-huitième siècle. La rigueur avec laquelle ils jugeaient les grands hommes de cette époque leur inspirait naturellement pour les contemporains une inexorable sévérité. Un auteur aurait eu mauvaise grace à demander, plus de ménagement que n’en obtenaient Voltaire et Rousseau, Quelques hommes de talents résistèrent à l’injustice ; quelques autres, pour éviter ou pour combattre la critique, se mirent à l’exercer. On aimait mieux écrire un morceau que d’entreprendre un ouvrage. La littérature passa presque dans les journaux : ce pis duré ; mais depuis cette époque le ton de la critique s’est élevé et par influence qui s’est conservée jusqu’à nos jours, le goût et le style ont paru dans ces compositions rapidement écrites, et quelquefois trop promptement oubliées. Je ne sais si quelques critiques ont formé jamais un système réfléchi d’exclusion et de dénigrement universel. Ce serait une faute politique ; car enfin les critiques n’existent qu’à l’occasion des auteurs ; ils règnent dans une littérature affaiblie ; Mais si la littérature était détruite, ils tomberaient avec elle. Cependant il est possible, il serait affligeant que des talents supérieurs aient gardé trop long-temps un silence involontaire, qu’une juste fierté leur ait fait craindre d’exposer à d’injurieuses attaques un nom respectable, et qu’ils n’aient pas eu le courage d’augmenter leurs titres, de peur de compromettre leur gloire. Mais enfin, si depuis dix ans le goût s’est épuré, si les saines doctrines sont reconnues, en attendant qu’elles soient pratiquées la critique n’est pas étrangère à cette réforme des idées littéraires long-temps vagues ou fausses ; elle popularise l’instruction ; même quand elle juge mal les lettres, elle y fait penser. Elle proteste en général contre les innovations dangereuses : sous la plume de quelques hommes elle s’exprime avec une correction élégante, qui n’est pas inutile au maintien de la langue et du goût, dans un siècle où l’homme du monde a peu de temps pour lire, où trop souvent l’homme-de-lettres n’a que le temps d’écrire.

Que la critique sache toujours unir à la pureté du style, l’usage de ces formes polies, qui n’ôtent rien à la vérité des jugements, mais qui la rendent plus tolérable pour l’amour-propre. Il existe un art d’être sévère, sans être offensant. Je sais qu’à la dureté trop commune de la critique on oppose la sensibilité ombrageuse souvent reprochée aux hommes-de-lettres. Les abus sont par-tout. Nos ouvrages nous touchent de si près, qu’il faut une rare modération pour séparer deux intérêts que le censeur affecte presque toujours de confondre. Cependant il semble qu’une critique sévère et raisonnée excite rarement des plaintes. On peut être offensé, mais on ne s’irrite pas : c’est le sarcasme, c’est la froide moquerie qui blesse et qui outrage. L’amour-propre consentirait à être blâmé, mais il ne peut souffrir d’être raillé. Le blâme n’exclut pas l’estime, il laisse la consolation de discuter, de contredire. La raillerie est l’expression irrévocable du dédain. Que la critique évite toujours la hauteur et l’ironie ; elle embarrassera beaucoup les amours-propres les plus intraitables ; elle leur ôtera la cause ou le prétexte de leurs ressentiments. Car enfin l’homme critique mal-a-propos n’est pas insulté ; une remarque fausse mais polie n’est pas un affront. Quelque soit votre dépit intérieur, vous ne pouvez vous plaindre d’une observation sur votre ouvrage, comme d’une plaisanterie contre vous. Personne ne partagerait l’exagération de vos plaintes, et la critique, avec un peu d’habileté, aurait le plaisir d’être injuste en ayant l’air d’être modérée.

Il est aussi pour l’homme de lettres une sage et noble vengeance, c’est de mépriser l’injustice, de compter sur son talent, et d’en multiplier sans cesse les titres, il y gagnera du temps et de la gloire. Puis-je oublier ici la touchante leçon que présente la vie du grand poète dont nous avons vu les derniers feux s’éteindre, et jeter en mourant une si vive lumière ? Sa longue carrière, marquée par tant de succès, ne fut pas respectée de l’envie. Quelles opiniâtres censures avaient poursuivi son premier chef-d’œuvre ! Combien de fois elles se renouvelèrent : Et quand il fallut enfin céder à la renommée, avec quelle obstination artificieuse on s’efforça long-temps de borner le talent de M. Delille par les prodiges mêmes de son art, et d’admirer beaucoup ses vers, pour mieux l’exclure du grand nom de poète. Mais le poète continua de chanter d’une voix plus forte, plus flexible et plus sonore. Il avait écouté la critique sans colère et sans dédain, il en avait souri ; et, ce qui n’est pas moins rare, il en avait quelquefois profité. Pendant que la critique examinait sévèrement ses fautes brillantes, sa verve long-temps exempte de vieillesse enfanta des beautés plus fières et plus hardies. On combattit, mais on céda. Le nom de M. Delille se vit environné de l’admiration des hommes de lettres, ceux dont la justice est toujours la plus prompte et la plus sûre. La critique perdit son amertume et sa rigueur, et se para quelquefois d’une grace ingénieuse, pour célébrer un talent qui bientôt allait finir, dont les beautés s’étaient agrandies, et dont les défauts même conservés sous les glaces de l’âge, devenaient une singularité incorrigible et piquante.

Ainsi, messieurs, les hommes supérieurs, lorsqu’ils sont assez sages pour ne pas s’engager dans ces interminables querelles où l’envie s’aigrit encore du poison de la haine, voyent enfin tous les contemporains consentir à leur gloire. Les talents qui, dès leur début, éveillent la critique par de grandes beautés, et qui, courageux ou moins féconds, ne la font pas taire par une succession rapide d’efforts et de triomphes, se ressentent plus long-temps d’une première injustice ; mais l’envie désarmée par leur repos leur pardonne aussi. La médiocrité sage et laborieuse est ordinairement ménagée, car elle n’effraie pas ; comme elle ne doit pas s’avancer loin dans la carrière, on la laisse passer sous la garantie de sa faiblesse. Quelle que soit donc l’injustice de la critique elle afflige plus les hommes de lettres qu’elle ne peut leur nuire. C’est un abus sans doute que le droit de blâmer appartienne à des juges souvent intéressés et inhabiles ; mais le danger de cet abus s’est affaibli par son excès même. On a vu tant de d’hommes de talent insultés, tant d’écrivains sans mérite pompeusement célébrés, que les termes ont beaucoup perdu de leur force réelle. La critique contemporaine gardera toujours les abus qui lui sont essentiels, l’exagération et le caprice. Plus il y aura de bons écrivains, moins elle sera puissante, elle ne prescrira jamais contre le vrai talent. Considérée généralement, elle n’exercera sur le goût qu’une influence incertaine et passagère. Quelques hommes pourront la manier avec supériorité, mais ils auront tort de s’y condamner. Vous serez plus utile, vous profiterez mieux de vous-mêmes, en faisant un assez bon ouvrage, qu’en critiquant avec esprit tous les mauvais livres qui se font autour de vous. La haute critique qui s’exerce sur la théorie des beaux arts et sur le génie des écrivains anciens ou étrangers, pourra se perfectionner encore. L’époque où les sources de l’invention commencent à tarir, où la composition originale s’épuise, fut toujours celle où l’on raisonna le plus ingénieusement sur les productions des siècles créateurs. Puisse seulement la critique littéraire ne pas envahir tout le domaine des lettres ! Honneur et reconnaissance aux esprits plus hardis, qui, malgré le génie de nos prédécesseurs et la satiété de notre siècle, s’exposent à produire encore, et qui, dans les diverses carrières du talent, perpétuent le difficile mérite de l’invention ! Ecrivains justement célèbres, qui honorez votre siècle, et vous qui devez l’honorer un jour, attendez-vous à rencontrer sur votre passage la contradiction et l’envie ; mais il y a deux réponses qui triomphent de tout : le silence et un nouvel ouvrage. Les hommes cèdent toujours à la persévérance du talent. La critique impartiale éclaire et devance l’opinion, la critique injuste ne peut l’être toujours, ou du moins elle cesse d’être dangereuse ; elle se corrige ou se décrédite ; on l’écoute encore, mais on n’y croit plus.

Pour nous, jeunes écrivains, dont les faibles commencements n’inquiètent personne, ne nous flattons pas trop vite de mériter des envieux. Malgré la règle commune, il peut arriver qu’on soit médiocre et sévèrement critiqué. Défions-nous de notre orgueil avant de soupçonner l’injustice d’autrui. L’amour des lettres ressemble à toutes les passions ; il aveugle, il égare, il nous fait illusion sur nous-mêmes et sur les autres : il prend l’ardeur de ses vœux pour la mesure de ses forces, il s’indigne d’être arrêté dans son cours, et souvent il a besoin de l’être. Le talent est rare, la vanité crédule, la gloire séduisante.

 

[1] Orator. — De Orartore.

[2] De claris oratoribus.

[3] Vauvenargues.

[4] Journal de Trévoux, rédigé par les Jésuites.