Deux cent vingt-sept ans de vertu
Grand amateur d’opéra, j’avoue que j’avais, contre la vertu, une dent farouche. La Traviata, de Dumas fils et Verdi, est devenue un mythe. Carmen, de Mérimée et Bizet, est devenue un mythe. Mireille, de Mistral et Gounod, a fait fiasco. Celle qui aurait pu être une héroïne du romantisme n’est qu’une petite demoiselle falote. Pourquoi ? Le talent de Mistral ou de Gounod n’est pas en cause. Le responsable, c’est la vertu. La Traviata et Carmen ont en elles de la déloyauté, de la perversité, du vice, Mireille n’a que de bons sentiments. Les bons sentiments condamnent à la platitude, la vertu barre le chemin au mythe.
Ayant l’honneur de prononcer devant vous le cent quatre-vingt-deuxième discours sur la vertu, je n’ai pas voulu en rester à une opinion si défavorable. Aussi, pour revenir à plus d’indulgence, ai-je procédé à deux opérations.
D’abord, je me suis rendu en Roumanie, où l’église du monastère de Sucevita, en pleine campagne moldave, est recouverte de fresques sur les murs extérieurs, comme c’est la coutume dans ce pays. Une immense échelle, dressée obliquement, escaladée par des moines qui tentent d’atteindre le paradis, occupe un des murs latéraux. Chaque barreau de l’échelle correspond à une vertu ; il y en a trente-deux. Pour arriver victorieusement au but, il faut avoir pratiqué les trente-deux vertus. Peu de moines y parviennent, malgré les encouragements prodigués par une légion de cinquante-deux anges. Si un moine met le pied sur un barreau sans avoir pratiqué la vertu qui correspond à ce barreau, il tombe de l’échelle, saisi par des diables qui l’entraînent dans le vide, puis le précipitent dans l’enfer. Cette échelle est attribuée à saint Jean du Sinaï, dit justement saint Jean Climaque, anachorète qui en eut au sixième siècle la vision. Les vertus qui se trouvent au bas de l’échelle sont les plus faciles à exercer : renoncement au monde, détachement, exil. À mi-pente, les vertus intermédiaires ont déjà un effet décourageant : obéissance, pénitence, pensée de la mort, affliction. Tout en haut, les vertus les plus belles, foi, espérance, charité, sont hélas les plus difficiles à atteindre. Sur trente-huit moines qui ont commencé l’ascension, quinze seulement se voient ouvrir les portes du ciel. Les autres roulent dans l’abîme. Cette fresque est si belle, les couleurs, après plusieurs siècles, encore si vives, les anges tellement plus séduisants que les démons, qu’on se sent prêt à être parfaitement vertueux.
La seconde tentative que j’ai faite pour apprendre à aimer la vertu a consisté à relire les cent quatre-vingt-un discours prononcés ici même par mes prédécesseurs. Le prix de vertu a été fondé en 1782 par le baron de Montyon, lequel expliqua ainsi le sens de son geste.
« Cette somme de douze mille livres sera placée en rentes viagères sur la tête du roi et sur celle de Monseigneur le Dauphin ; et le discours qui sera lu au cours de la séance publique sera présenté à ce jeune prince. Ainsi, ses premiers regards seront portés sur une classe d’hommes éloignés du trône, et il apprendra de bonne heure que parmi eux il existe des vertus. »
Cette péroraison n’est-elle pas étonnante ? Ces hommes éloignés du trône, ce sont les académiciens, des lettrés, des intellectuels. Qu’ils aient des vertus, qu’ils soient vertueux, ne semble pas évident, puisqu’il faut instruire le prince d’une vérité qui ne s’impose pas toute seule. Ainsi, dès l’origine, ce qui est supposé « vertueux » s’est trouvé dissocié du monde intellectuel. Aux intellectuels, la non-vertu, sinon le vice. Le privilège de la vertu est réservé à l’inculture. Il faut être inculte pour être vertueux. Plus on est ignorant, plus on a de chances d’avoir une conduite édifiante. En 1790, le prix fut attribué à une mercière qui avait brisé les fers d’un prisonnier de la Bastille. En 1832, à un esclave noir récompensé pour avoir protégé ses maîtres blancs lors des émeutes de Saint-Domingue. En 1847, Tocqueville fit l’éloge d’une servante qui avait sauvé la vie de sa riche maîtresse menacée de meurtre lors d’une insurrection contre la cherté du grain. De vieux domestiques épuisant ce qui leur restait de forces pour soutenir des maîtres devenus indigents constituèrent jusqu’à la fin du xixe siècle des lauréats idéaux.
Il faut dire que la parenthèse de la Révolution française avait montré le danger de confier la vertu à des intellectuels. À faire de la Vertu, avec un grand V, l’objet d’un culte, on glisse vite à l’intransigeance, au sectarisme, à la Terreur. Mirabeau déclare sans sourciller : « La délation est la plus importante de nos nouvelles vertus. » Et Robespierre de renchérir : « L’échafaud est une manière vertueuse d’aimer son prochain. »
Mieux vaut donc remettre le soin d’accomplir de bonnes actions à des gens sans malice, qu’on n’a pas besoin de tenir à l’œil. « Il faut surveiller le cœur d’autrui pour qu’il reste vertueux » disait Saint-Just. Et d’abord, le cœur des écrivains. Ils sont incorrigibles, ces hommes et femmes de lettres, par exemple, Mme de Sévigné, qui osa écrire « Il ne manque à ce garçon que quelques vices pour être tout à fait agréable. » On comprend que, après une phrase aussi scandaleuse, l’Académie française ait écarté si longtemps les femmes. Heureusement, il y a ce qu’on appelle le peuple, les paysans, les ouvriers, dont l’ignorance garantit la bonté. Du vicaire savoyard de Jean-Jacques Rousseau à la bergère berrichonne de George Sand, on trouve pour se rassurer une réserve d’honnêtes gens disposés à sauvegarder la morale. Savent-ils lire ? Peu importe. Il vaudrait mieux qu’ils soient analphabètes. Dans son discours de 1896, le comte d’Haussonville rejette l’hypothèse que les bénéficiaires du prix Montyon puissent être de cyniques calculateurs. « Ne craignez rien. Nous connaissons nos lauréats et nous répondons de leur ignorance : sur cent que nous couronnons cette année, je gage qu’il n’y en a pas trente sachant ce que c’est que l’Académie française. »
Seulement, vers la fin du xixe siècle, un tel optimisme était déjà anachronique. Le mythe de l’ignorance vertueuse se lézardait sous un double coup de boutoir.
D’abord, offensive de la médecine psychiatrique et de la criminologie, lesquelles ne reconnaissent aucune frontière entre le bien et le mal. En 1880, Victorien Sardou dénonce dans son discours les « dangereuses théories » qui, expliquant le crime par l’hérédité, le milieu, les circonstances, diminuent la responsabilité du criminel et, par là même, font de celui qui est resté vertueux un simple bénéficiaire de la chance. « Si le criminel n’est pas bien coupable de céder à son penchant instinctif vers le mal, l’homme bienfaisant n’a pas grand mérite à suivre son élan naturel vers le bien. Et s’il n’a pas grand mérite, on ne lui doit pas grande reconnaissance. » Par conséquent, le prix Montyon n’a plus de raison d’exister. Et, pour Sardou, c’est un manque à gagner important, que le bien et le mal cessent d’être des valeurs absolues. Lui, qui s’apprête à peindre dans Tosca le portrait poussé au noir du préfet Scarpia, se voit frustré par les médecins d’un puissant effet dramatique, si un grand criminel n’est plus considéré que comme un sujet d’étude pour la pathologie.
La seconde attaque contre le concept même de vertu est menée par la nouvelle école littéraire. En 1887, Gaston Boissier, chargé du discours traditionnel, déplore que l’océan du naturalisme ait englouti les îlots populaires où poussait la vertu. Le grand monde, dit-il, a été présenté de tout temps comme un foyer de corruption. « On a fait un pas de plus ces derniers temps, et l’ouvrier ni le paysan n’ont été plus épargnés que les autres... » Le vénérable latiniste s’en étrangle : « Vous le voyez, c’est une société gangrenée, qui ne mérite pas de pitié, c’est Sodome, c’est Gomorrhe. » Sus à Zola, qui se présentera vingt-cinq fois à l’Académie, récoltant à chaque tentative de trois à zéro voix : on ne lui pardonne pas d’avoir retiré à l’honneur et à la probité les territoires où ils répandaient leur ombre bienfaisante.
Au xxe siècle, évidemment, les choses ne pouvaient aller que de mal en pis. En 1960, dans son discours, François Mauriac se désole que la littérature se voue désormais à propager le vice et le crime. « Cette subversion qui est allée, chez Sartre, jusqu’à faire un saint de Jean Genet et même jusqu’à soutenir que Jean Genet est un saint authentique beaucoup plus que ne l’est, par exemple, Thérèse d’Avila, cette folie nous découvre la profonde plaie dont notre civilisation risque de mourir. » Le premier responsable a été André Gide, quand il a affirmé qu’on ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments, et qu’il a proposé Lafcadio comme héros positif. Horreur ! Autant dire que le Mal, c’est le Bien, et le Bien, le Mal.
Nietzsche semble être de cet avis, sauf que ce retournement, loin de l’horrifier, l’enchante. « Rien ne fait plus de tort à la vertu que l’ennui distillé par ceux qui plaident pour elle. » En 1962, dans son discours, Jean Rostand exprimait sa crainte que la biologie ne donnât raison à ce terrible apophtegme. Si l’homme vertueux n’est qu’une bête domestiquée, un esclave – comme les premiers lauréats du prix Montyon –, un captif aux ailes rognées, toute pitié devient condamnable – et toute récompense encore plus –, puisqu’elles tendent à épargner au faible une défaite qui satisfait à l’ordre de la nature.
Les « forts » : mais la force ne fait-elle pas partie de la vertu ? En 1865, Sainte-Beuve lui aussi y était allé de son discours. Il conteste que, parmi toutes les manières d’entendre et de définir ce mot de vertu, on ne retienne d’habitude que celle qui se résume dans l’idée de « bienfaisance ». Quel dommage, ajoute-t-il, que l’idée de « force », inhérente au sens antique de vertu, ait peu à peu disparu. Pour ma part, je crois que tous les malentendus sur la vertu, toutes les critiques contre l’aspect mou et convenu de la philanthropie, tous les doutes que suscitent les entreprises humanitaires, tous les anathèmes lancés par Nietzsche et toutes les rébellions susurrées par Gide, tous les « Dieu est mort » et tous les « Familles, je vous hais », toutes ces levées de bouclier s’expliquent par cet oubli du sens antique. Toutes les plaisanteries aussi. En 1925, Robert de Flers, déclarait, de cette même place : « La vertu, c’est comme la Bretagne : c’est beau, mais c’est triste. »
Dans la langue italienne, le mot de virtù a gardé le sens antique. Le virtuoso, ce n’est pas le personnage frivole doué d’une technique brillante et d’une grande habileté dans son art, c’est l’homme capable d’actions héroïques, aussi bien dans le bien que dans le mal. Du moins c’est ainsi que l’a compris l’écrivain qui était à la fois le plus épris de virtù et le plus hostile à la vertu. J’ai nommé Stendhal, qui prend parti avec éclat : « Mieux vaut un sauvage à grandes qualités qui commet des crimes, qu’un esclave incapable de toute vertu. » On connaît son jugement sur Caravage « Cet homme fut un assassin ; mais l’énergie de son caractère l’empêcha de tomber dans le genre niais et noble. »
Stendhal va m’être très utile pour débouter ceux qui prétendent savoir ce qu’est la vertu. Un certain Émile Chambry, professeur de grec au lycée Condorcet, a écrit en 1922 une préface au Banquet de Platon, dans une édition réimprimée par Flammarion jusqu’en 1992. En quelques lignes qui paraissent ahurissantes aujourd’hui, ce magister chargé d’instruire la jeunesse s’afflige que Platon désigne sous le nom d’amour ce qui n’en est qu’une « déviation maladive ». Et, en paladin de l’amour vertueux, il ajoute : « Le manteau de la philosophie sert ici à couvrir de singuliers égarements, et l’on aurait bien de la peine à prendre Platon au sérieux, si l’on ne savait combien il est difficile aux meilleurs esprits d’échapper aux erreurs de leur temps. »
Inutile de s’indigner contre de telles sottises. Inutile de dénoncer le vice d’un raisonnement qui, au lieu de partir de Platon et de justifier par Platon et la merveilleuse dialectique du Banquet ce qui semble heurter la morale courante, prend appui sur un préjugé de la bourgeoisie française pour limiter la portée de l’enseignement platonicien. Une seule riposte est souhaitable, et c’est Stendhal encore, un homme pourtant qu’on ne peut soupçonner de pactiser avec les mœurs réprouvées par le pion, c’est Stendhal qui porte par avance l’estocade à tous les faux dévots de la vertu. Il trouve absurde et indigne d’un esprit Indépendant que d’une part on admire l’art grec, en particulier les statues d’éphèbes et de sportifs, les Ganymède et les Antinoüs, et que d’autre part on condamne les mœurs grâce auxquelles les sculpteurs grecs ont pu réaliser des œuvres aussi palpitantes de vie et de beauté.
Voici le moment d’essayer de donner, à la lumière de cet exemple, une définition plus juste de la vertu. La vertu, ce n’est pas le convenable. Ce n’est pas être vertueux, que de se conformer au pouvoir, à l’opinion, à aucune forme d’autorité. La vertu, c’est de l’énergie, mais pas forcément appliquée au crime. On peut écarter le paradoxe stendhalien tout en gardant le principe qui a porté Stendhal à le formuler. Car, pour être simplement honnête, il faut de l’énergie, il faut du courage. La faiblesse des vertueux, c’est qu’ils pensent rarement par eux-mêmes et se contentent d’obéir à l’opinion dominante. La vertu n’est pas toujours où la loge le préjugé. Le devoir de la virtù est de combattre les contrevérités proférées par la vertu. Zola réclamant justice pour le capitaine Dreyfus servait le même idéal qu’en écrivant Nana, objet de scandale pour les vertueux de la vertu. Ne proclamons vertueux, chevalier de la virtù, que celui qui met l’honnêteté intellectuelle au-dessus des conventions de son époque, au-dessus de toute prudence dictée par l’intérêt, la peur de déplaire ou le respect humain. Ainsi aurons-nous désarmé la boutade de Feydeau, lequel, quoiqu’il ne fût pas académicien, avait bien de l’esprit. Les femmes honnêtes; disait-il, respirent la vertu, mais elles sont tout de suite essoufflées.
L’honnêteté intellectuelle, non la moralité de coutume je crois que c’est la plus rare des vertus, la seule qui mérite ce nom, la seule pour laquelle il vaille la peine de batailler. Elle ne figure pas sur l’échelle de saint Jean Climaque, peinte sur le mur de Sucevita. Peut-être est-elle si difficile à pratiquer qu’on a épargné cette épreuve aux moines, de peur qu’aucun d’eux ne parvienne à la surmonter.