Discours sur la vertu. Séance publique annuelle

Le 29 novembre 2007

François CHENG

Discours sur la vertu

 

 

Mesdames, Messieurs de l’Académie,

Lorsque l’on fait l’éloge de la vertu, on rencontre, en principe, l’approbation de tous. Qui d’entre nous, s’il est sensé, se déclarerait contre cette qualité morale qui nous est nécessaire ? Faire un discours sur la vertu serait donc tâche aisée. Rien n’est moins sûr. Je n’ai pas manqué de noter que rédiger, puis prononcer un tel discours était un devoir redouté de mes confrères ; je ne saurais y faire exception.

 

Car à une époque comme la nôtre, où règne souvent le cynisme, ou un hédonisme sans frein, celui qui se propose de chanter la vertu n’a pas forcément le beau rôle ; il court tout de même le risque de se montrer plus ou moins naïf. De nos jours en effet, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il est vertueux, on ne le fait pas sans un certain ton de condescendance, comme si l’on voulait signifier qu’il s’agit là d’une personne un peu contrainte, un peu rigide, qui ne sait pas tout à fait profiter des avantages et des plaisirs qu’offre la vie. Pour tout dire, d’un être passablement sérieux, scrupuleux, au point de paraître ennuyeux. Faire rimer vertueux et ennuyeux, est-ce inconvenant ? Est-ce scandaleux ? Ici, je me réfère à Confucius qui, en son temps, c’est-à-dire cinq siècles avant notre ère, se lamentait justement de ce que la vertu, mal comprise, souvent ennuie. Et il s’écria : « Que n’ai-je le pouvoir de rendre le désir de vertu aussi attrayant, aussi excitant que le désir charnel ! » Rendre le désir de vertu aussi excitant que le désir charnel ? Vaste programme ! Afin d’y parvenir, afin de donner du charme à la vertu, Confucius faisait appel aux rites qui comportaient de beaux gestes, et également à la musique, une musique harmonieuse et recueillie qui favorisait l’élan de bonté tout en réjouissant. Plus tard, en voulant montrer que la vertu n’est nullement une idée ou une règle abstraite, qu’elle est éminemment incarnée, il s’efforça de relier les vertus humaines aux grandes entités vivantes de la Nature. C’est ainsi qu’il a lancé la célèbre formule : « L’homme de cœur se plaît à la montagne, l’homme d’intelligence affectionne l’eau. » Ailleurs, il a comparé la vertu d’un homme de bien à la figure d’un haut pin, en disant : « C’est dans la rigueur de l’hiver qu’on voit la qualité du pin, demeuré toujours vigoureux, sans flétrissures. » À partir de là, il est né une longue tradition dans laquelle les lettrés, à la fois poètes et peintres, exaltent certaines plantes dont les beautés variées, pleines de séduction, incarnent certaines vertus spécifiques de l’homme.

 

On sait en effet que la peinture des lettrés, qui est devenue le courant majeur de l’art pictural chinois, a ouvert un assez large champ thématique. Toute la nature y est présente, les hauts monts comme les grands fleuves, les fleurs variées comme les oiseaux de toutes espèces, les personnages aussi, au cœur du paysage ou en groupes isolés. Cependant, les peintres-lettrés ont chéri en particulier certaines plantes qui séduisent par leur beauté, mais aussi par les vertus qu’elles suggèrent, qu’elles donnent à sentir. Dans l’optique chinoise, ce ne sont pas là de simples idées subjectives que l’homme conférerait à ces plantes. Car celles-ci, liées à d’autres plantes dites « médicinales », sont perçues comme réellement douées d’efficience. Et le mot vertu prend alors son sens originel d’un agir efficace. Les plantes les plus célébrées sont au nombre de quatre : le bambou, l’orchidée, le prunus, le lotus. On les baptise du beau nom de « Quatre êtres supérieurs » ou de « Quatre Excellences ».

Commençons par le bambou, dont la tige élancée et les feuilles acérées sont proches des traits de la calligraphie ; il est devenu une figure emblématique du meilleur esprit chinois. Les sens symboliques qu’il suscite sont multiples. Quels sont-ils ? D’abord la droiture et l’élévation, à l’image de cette plante qui s’élance tout droit comme d’un jet. Ensuite, la jeunesse et la fraîcheur d’esprit, car le bambou –  pareil en cela à mes confrères de l’Académie – demeure toujours vert. Puis, l’idée d’un perpétuel dépassement de soi. En effet, en sa croissance, le bambou ne pousse pas sur une simple ligne continue ; il est formé d’une succession de sections, comme autant d’étapes de vie, ou autant de sauts qualitatifs par lesquels il cherche à se dépasser. Une autre vertu encore suggérée par un aspect spécifique du bambou : l’intérieur de celui-ci est creux, plus exactement, il est vide. Avoir le cœur vide se dit en chinois xu-xin. Cette expression n’est nullement péjorative. Car « avoir le cœur vide » signifie « avoir le cœur habité par la vacuité », c’est-à-dire un cœur ou un esprit dénué de vanité et de suffisance. La vertu en question, donc, n’est autre que l’humilité. A-t-on épuisé là les vertus incarnées par le bambou ? Un dernier point mérite d’être signalé. On sait que la tige de bambou porte en son extrémité de longues feuilles fines et mobiles. Lorsque passe une brise, elles produisent des sons susurrants et mélodieux. Poètes et peintres aiment à demeurer assis au milieu de bambous, à laisser leurs méditations bercées par cette musique intime. Le sommet du bambou rayonne ainsi d’une qualité suprême : la grâce du recueillement et du chant.

 

Après le bambou, nous aborderons plus brièvement les vertus des trois autres plantes. Le prunus est une plante toute de contrastes. Sur une branche rugueuse, pleine de vigueur, apparaissent de petites fleurs délicates, au coloris tendre, frémissantes de vivacité. Et surtout, il fleurit en hiver. Une des joies des peintres chinois, et de tout Chinois, est d’aller admirer le prunus fleuri en pleine neige. Sur fond de blancheur, ces fleurs rose vif affichent leur fierté d’avoir triomphé de la froidure, et de manifester la beauté de leur être, malgré l’adversité.

 

Il en va de même pour le lotus. Celui-ci pousse dans l’étang. Au-dessus de la boue, il déploie sa présence noble et dépouillée. Comme ses pétales vernissés ne sont jamais entachés par la boue, il devient le symbole de la pureté que rien ne saurait corrompre. En outre, il montre que cette pureté n’est pas imposée du dehors, elle vient d’une force d’âme, illuminée par une bonté bienveillante. Ne voit-on pas en effet que ses pétales dressés forment une corolle mi-close, à l’image de deux mains jointes en prière ?

 

Quant à l’orchidée, par ses couleurs, par son parfum, par sa forme indéfinissable, elle incarne une beauté sans cesse renouvelée, une beauté faite de douceur, de délicatesse et d’harmonie. En outre, vivant dans des lieux reclus, l’orchidée sait préserver ses vertus, elle n’accepte pas la compromission avec la vulgarité et la brutalité du monde. Sur le plan imaginaire donc, là où en français, à la suite de Balzac, on évoque « le lys dans la vallée », un Chinois parlerait plus naturellement de « l’orchidée dans la vallée ».

 

On aura compris. L’ensemble des pratiques que nous venons de voir consiste à attacher des vertus à des entités vivantes de la nature qui ont le don de rendre celles-ci séduisantes. Autrement dit, à relier l’éthique et l’esthétique et, par là, à démontrer une vérité plus fondamentale encore, prônée par les Anciens, à savoir qu’à un niveau supérieur, le bien et le beau sont unis, que vraie bonté et vraie beauté sont en réalité inséparables. À propos de ce lien intime entre bonté et beauté, je voudrais citer une phrase décisive de Bergson, notre illustre prédécesseur à l’Académie. Se référant à la pensée platonicienne, il dit : « L’état suprême de la beauté, c’est la grâce. Or, dans le mot grâce, on entend aussi la bonté. Car la bonté, c’est la générosité d’un principe de Vie qui se donne indéfiniment. » Oui, dans l’état suprême, bonté et beauté ne font qu’un. Si différence il y a entre les deux, elle résiderait en ceci. La beauté peut être pervertie et utilisée comme un instrument de tromperie ou de domination ; dans ce cas, est-elle encore belle ? C’est pourquoi la beauté a besoin de la bonté pour être le garant de son authenticité. La beauté, elle, permet à la bonté de dépasser la notion de devoir, elle irradie la bonté et la rend désirable. Désirable, voilà le mot qui nous ramène à notre propos initial. Vous vous rappelez, nous avons invoqué Confucius qui se plaignait de ce que les vertus ne soient pas aussi excitantes que le désir charnel. Or, nous l’avons bien vu, toute vraie bonté, qui est à la base de nos meilleures vertus, rayonne de beauté, puisque la bonté n’est autre que le respect foncier du merveilleux don de la Vie. De fait, il nous suffit de nous demander : y a-t-il un acte de bonté qui ne soit pas beau ? Et en français, pour le dire, n’use-t-on pas de la belle expression : faire un beau geste ? Eh bien ! au nom de la beauté du geste, notre désir vertueux peut rivaliser d’ardeur avec le désir charnel. Puissent certains arbres ou fleurs que nous chérissons quotidiennement parvenir à nous en persuader.