Vertu et relativité
Mesdames, Messieurs,
Je dois me rendre à l’évidence : c’est mon tour !
Je veux dire que, suivant la tradition établie à l’Académie française - et, bizarrement, de nos jours, toute tradition prend à mes yeux allure d’avant-garde - je suis invité, après maints de mes illustres confrères, à discourir de la Vertu.
Si nous ouvrons le Dictionnaire de la conversation, paru dans les années 1830, qui se définit comme « un inventaire raisonné des notions générales les plus indispensables à tous », nous pouvons lire au mot discours : « La première vertu d’un discours est de ne pas s’étirer au-delà de l’ennui. » Aussi, malgré l’ampleur du sujet, je vais tendre à ne point m’étirer.
Permettez-moi tout d’abord, en guise d’ouverture, de vous conter un apologue :
Cela se passe aux Indes. Un sage, particulièrement vénéré (visage émacié, regard venu d’une autre planète, barbe touchant terre) a élu domicile au pied d’un somptueux palétuvier. De tous les horizons, on vient le consulter. Voici que s’approche de lui un vieil homme.
- Auguste vieillard, interroge le sage, pourquoi t’avances-tu vers moi ?
- Pour connaître si mon désir de recommencer ma vie est légitime.
- As-tu été vertueux dans ta vie ?
- Maître, je le fus.
- Alors, pourquoi veux-tu recommencer une chose aussi triste qu’une existence vertueuse ?
Rassurez-vous, Mesdames et Messieurs, je ne voudrais point faire rougir les mânes de M. de Montyon (d’ailleurs, peut-on faire rougir des mânes ?), auquel, par sa générosité, son inclination à secourir les veuves et les orphelins, nous nous devons, non seulement de récompenser la Vertu, mais aussi d’exalter icelle.
Mais soyons réaliste. C’est en l’an de grâce 1783 après Jésus-Christ qu'Antoine-Jean-Baptiste-Robert Auget, baron de Montyon, chancelier honoraire du comte d’Artois, oui, le riche, très riche baron de Montyon (ici me revient à l’esprit le mot quelque peu cruel de Boileau : « La vertu sans argent est un meuble inutile »), c’est en 1783, donc, que le cher homme a souhaité s’en remettre aux jugements de « la jeune dame » - je veux parler de notre Académie d’alors - afin de récompenser des actes vertueux perpétrés parmi les classes laborieuses.
Or, qu’on le veuille ou non, nous voici parvenus au XXIe siècle, très exactement au jeudi 1er décembre 2005. « Que les temps sont changés ! » Comme disait Abner par la bouche de Racine... - Bien plus que vous ne croyez, cher Monsieur... Et là, j’emprunterai à Hamlet, via Shakespeare, encore plus proche de l’actualité : « The time is out of joint. » - Le temps est hors de ses gonds... J’irai jusqu’à dire que nous vivons un temps « dévergondé », et vous l’avouerai tout de go : prononcer aujourd’hui le mot « vertu » a quelque chose d’incongru, voire de vicieux... Cependant, passé cette première réaction, cette sorte de hoquet - et qui ne peuvent provenir que du Diable, m’aurait soufflé Julien Green - je vais m’évertuer... m’évertuer à répondre, au mieux, aux desiderata de M. de Montyon.
L’année dernière, à cette même tribune, c’est M. Angelo Rinaldi qui s’était livré, avec brio bien sûr, à ce périlleux exercice. « La vertu, c’est la loi du moment » avait-il déclaré. Et il avait porté l’accent sur les pouvoirs édictés par les lois sociales qui donnent lieu à l’arbitraire - ce que, de son côté, notre lointain et non moins illustre confrère M. Jean de La Fontaine avait résumé en un vers mémorable : « La raison du plus fort est toujours la meilleure. »
Pour ma part, je ferai appel à Einstein, la vertu obéissant aussi, et par nature, aux lois de la relativité. À propos d’Einstein, je ne résiste pas au plaisir de vous livrer cette anecdote peu connue : le savant, pour tenter de rendre compréhensible sa fameuse théorie à son boucher et, par là même, au commun des mortels, lui avait expliqué :
- « M. Gaudinet... M. Gaudinet, placez votre main sur un poêle durant une minute, cela vous semblera une heure... Asseyez-vous auprès d’une jolie fille durant une heure, et cela vous semblera une minute... C’est cela, la relativité. »
Mais revenons à notre sujet :
DE LA RELATIVITÉ DU BIEN ET DU MAL ET, PAR VOIE DE CONSÉQUENCE, DES VERTUS INHÉRENTES SUPPOSÉES OU PRÉSUPPOSÉES QUI EN DÉCOULENT.
Dans un récit dédié à Théodore de Banville et qui a pour titre Les Demoiselles de Bienfilâtre, Villiers de L’Isle-Adam nous en donne une parfaite illustration.
Les demoiselles de Bienfilâtre, Olympe et Henriette, sont deux sours de joie ; entendez « péripatéticiennes », selon le vocabulaire socratique. Ce métier - cette fonction serait peut-être plus juste -, elles l’exercent avec une rigueur, une dignité, un allant qui font la fierté de leurs parents. Ceux-ci, gens intègres élevés à l’école du malheur, occupent une loge de concierge. « Un salaire de famine », ne cesse de grogner leur père, tout en vidant une éternelle bouteille. Aussi les chères petites se donnent-elles ` corps perdu pour leur assurer une aisance modeste, certes, mais honorable. Deux bonnes filles - chacune sa spécialité - menant une vie droite, parfaitement réglée, et, plus qu’aucun homme politique, « transparente »... Toutes deux sont fort appréciées de ces Messieurs au café La Nouvelle Athènes où elles tiennent leurs assises. Et que leurs gains soient consacrés essentiellement à la sauvegarde du patrimoine témoigne chez nos demoiselles de la pureté de leur cour... Ce qui donne lieu à Villiers de L’Isle-Adam d’évoquer fort à propos notre baron : « Des demoiselles de Bienfilâtre, écrit-il, on citait plusieurs traits dont les cendres de Montyon avaient dû tressaillir dans son beau cénotaphe. Un jour, elles avaient rivalisé d’émulation et s’étaient surpassées pour solder la sépulture d’un vieil oncle ! »
Or, un autre jour, la plus jeune, Olympe, tourne mal. Elle tombe amoureuse. Oui, elle s’éprend d’un jeune étudiant, Maxime, beau comme un Dieu mais pauvre comme Job, sans emploi, lequel lui aussi en pince furieusement pour elle. Olympe... Celle-ci quitte la loge et va se réfugier dans la chambre de bonne de l’étudiant. Honte ! Ignominie ! Soudain le déshonneur s’abat sur la famille. Mademoiselle jette son bonnet par-dessus les moulins. Après tout ce qu’on a fait pour elle : logée, nourrie, blanchie, habillée, chaussée... Malédiction ! Déchéance ! Elle, qui hier encore, tenait le haut du pavé !
Henriette, la noble Henriette, plie sous le poids du fardeau. Elle met les bouchées doubles. Revient complètementépuisée, disloquée, au domicile légal. Elle n’aurait jamais cru cela de sa frangine !... Le soir, au souper de famille, le père et la mère baissent la tête, mangent en silence... Un amant ! Pour le plaisir ! Un godelureau qui ne lui donne pas un radis !
Un matin, après plusieurs nuits blanches, Monsieur de Bienfilâtre grimpe les huit étages qui mènent à la chambre de bonne de Maxime et, derrière la porte que celui-ci refuse d’ouvrir : « J’aimerais récupérer ma fille, sanglote-t-il, je vous en prie, jeune homme, rendez-moi ma fille ! »... « Monsieur, lui répond une voix mâle de l’autre côté de la cloison, je l’aime... je l’aime, et vous prie de m’accorder sa main. ». Misérable ! rugit Bienfilâtre avant de dévaler les escaliers, misérable !
Je ne m’étendrai pas sur cette histoire édifiante et qui donne à réfléchir. Vertu, où est ta victoire ?
Pour donner une caution de poids à ce « conte cruel », à la moralité douteuse, l’auteur s’en était remis à Pascal, pour lequel « au point de vue des faits, le Bien et le Mal sont une question de latitude ».
Ainsi, anciennement chez les Dinka du Soudan, pour épargner aux vieillards les soucis de la décrépitude, leurs enfants les enterraient vivants ; les Chukchee de Sibérie les étranglaient avec une arête de phoque, les Ojibwa du Canada leur fendaient le crâne d’un coup de tomahawk ; dans certaines contrées du Japon, les adolescents mangeaient les octogénaires pour s’assimiler leurs vertus, précisément... Dans un registre un peu plus gai, en Laponie, le chef de famille, après avoir parfumé sa fille, voire sa femme, à l’huile de baleine, la jetait en pâture au voyageur auquel il avait accordé l’hospitalité. Malheur à celui-ci, s’il n’honorait point la Laponne !
Autre illustration, non moins exemplaire, tirée cette fois de la somme philosophique du professeur de mathématiques Georges Colomb, plus connu sous le nom de Christophe, je veux parler de la famille Fenouillard. Souvenez-vous : M. Fenouillard, Agénor de son prénom, affublé de sa femme Léocadie, et de ses deux filles, Artémise et Cunégonde, en visite au Japon, est invité à une réception du mikado. Le mikado, assis sur son trône, immobile, impassible, statue vivante traversée par les siècles, s’offre à l’admiration de son peuple. Au bout d’une dizaine de minutes, Agénor, en grande redingote et toujours primesautier, ne peut s’empêcher de lancer à la cantonade : « Quand vas-tu descendre de ton estrade ? Espèce de feignant ! », phrase qui faisait tordre de rire les habitants de Saint-Rémy-sur-Deule... Mais voici que, sur-le-champ, il est saisi au collet. Un officier nippon, lequel, malgré son teint jaune et ses yeux bridés, qui l’eût cru ? comprend le gallo-romain, considère cette apostrophe comme une insulte relevant du crime de lèse-majesté. Avec d’autres collègues, aussitôt alertés, ils empoignent le Fenouillard et le jettent, peu après, dans une case de bambous gardée par deux serpents. Ce qui fait dire au prisonnier : « comme les habitudes changent avec les latitudes », rejoignant en cela lui aussi, et en toute innocence, Pascal : vérité en deçà du Fuji-Yama, erreur au-delà.
Enfin, je m’en voudrais de ne point évoquer brièvement la pièce de Pirandello L’Homme, la Bête et la Vertu, et qui semble offrir comme un écho au mot de Molière : « Vertu, où vas-tu te nicher ? »
Une jeune et belle créature, délaissée par son mari, officier de marine, s’épanouit dans les bras de son amant. Voici qu’elle devient enceinte. Quelques jours après l’irréfutable constat, son marin de mari revient chez lui, en terre ferme... C’est alors que l’amant, le meilleur ami du mari comme il se doit, revêt sa maîtresse de ses plus beaux atours, la maquille, l’encaustique, la rend désirable à l’extrême : même, au cours du dîner qui les réunit tous les trois, il parvient à faire absorber un puissant aphrodisiaque au frigide navigateur, si bien que celui-ci remplit enfin son devoir conjugal... La petite créature humaine cachée dans le ventre de la pécheresse portera un nom légitime. L’honneur est sauf. Le mari, saisi par le plaisir, tel M. Le Trouhadec par la débauche, ne songera qu’à récidiver. L’amant ne tiendra plus le premier rôle. La vertu qui avait débordé de son lit reprendra son cours naturel... Et c’est ainsi qu’Allah est grand, comme aurait dit le cher Vialatte.
Mesdames, Messieurs, bien que le temps soit relatif comme l’a si bien démontré Einstein, il n’est point pour autant extensible, et, suivant le conseil du Dictionnaire de la conversation, je vous avais promis de ne point m’étirer.
Aussi, je ne vous parlerai pas des trois vertus théologales, non plus que des quatre vertus cardinales. Je ne soufflerai mot d’Aristote (« Toute vertu est un sommet entre deux abîmes »), de Spinoza, de Paul-Jean Toulet (« La vertu des femmes n’est que la maladresse des hommes »), de Chesterton, de Rabindranah Tagore (« Il était tellement occupé à faire le bien qu’il n’avait pas le temps d’être bon »), de Grothuysens (« Ô vertus, mamelles du silence ! »)...
Je ne me lancerai pas à vous entretenir des comédiens dont la vertu principale est le mensonge - oui : de nous faire croire qu’ils sont ce qu’ils ne sont pas - c’est d’ailleurs pourquoi, trop souvent, leurs unions tournent court. Comment voulez-vous que deux êtres qui passent leur temps à mentir n’arrivent pas à se suspecter lorsque l’un d’eux se prend de sincérité ?...
De même, je ne ferai aucune allusion aux Puissances célestes répertoriées par saint Denys l’Aréopagite dont les Vertus, précisément, tiennent une place de choix dans la volière du Seigneur, au côté des Anges, Archanges, Chérubins, Séraphins, Trônes, Dominations...
Je ne soufflerai mot de la Grèce antique, surtout en présence de notre grande helléniste et très chère consœur, Mme Jacqueline de Romilly. Qu’il me soit permis cependant de souligner que si des héros comme Achille, Hercule, Ajax peuvent susciter notre admiration, de leur côté, les dieux de l’Olympe ne donnent point des exemples évidents de moralité. Ils n’hésitent pas — Zeus en tête — à se métamorphoser en taureau, en sanglier, en cygne, pour parvenir à leurs fins : enlever des créatures de rêve, délicieusement charnelles, telles Leda, la belle Hélène ou la belle Europe.
Enfin, si je me garde bien de me livrer à des commentaires sur Le Traité des vertus, ouvrage monumental de plus de mille pages dû au philosophe Vladimir Jankelevitch ; il serait infiniment regrettable de ne pas vous citer ces quelques lignes, qui m’ont piqué au vif. Écoutez plutôt : « Il s’en faut pourtant que l’idée de la vertu soit exempte de tout ridicule et de toute présomption. « Moi qui ne suis pas vertueux », fait dire à Dieu Charles Péguy : Dieu n’a pas tant de vertu que nous car c’est plutôt l’enfer qui en est pavé - Dieu n’aurait pas le Prix Montyon. »
Sic ! Chapitre VII, page 277, éditions Bordas.
Foin donc des gloses et des développements !
Cependant, avant de briser là, permettez-moi de vous faire une déclaration citoyenne.
En ces jours épais, où règnent la confusion des valeurs, le mensonge, la violence, le laxisme (Ah ! comme devraient être remis à l’honneur ce vieil adage : « On ne s’appuie que sur ce qui résiste », ou encore : « L’obstacle est le père de l’homme »), le laxisme, la bêtise galopante, où les médias - la télévision en particulier - donnent droit de cité, le plus souvent, à la vulgarité, à l’infantilisme, à la pornographie considérée comme un des beaux-arts : tous ces plein feux braqués sur l’insignifiance... alors, oui, vive la Vertu !
Comme l’a confié, un soir de grand vent, Sancho Pança à son maître le Chevalier à la triste figure : « L' homme est comme Dieu l’a fait - et bien souvent pire. »
Les vertus ne viennent-elles pas au secours de l’homme pour éviter le pire, précisément, afin qu’il puisse vivre en harmonie avec ses semblables ?
J’irai jusqu’à vous confier que, parmi celles-ci, qui s’épaulent et s’enrichissent mutuellement, je placerai au premier rang l’humilité, pierre de touche, à mon sens, de toutes les autres vertus : en découlent la charité (le pouvoir de dire non, selon saint Paul), le courage — superbement magnifié ici, il y a peu, en l’honneur de notre chancelier, M. Pierre Messmer —, l’espérance, et autres petites sœurs...
Toutefois, c’est l’une d’elles, des plus modestes, qui me va droit cour en ce moment même : la patience.
La patience dont vous avez fait preuve, Mesdames et Messieurs, en m’écoutant discourir, tant bien que mal, sur ce noble sujet.
Je ne puis que vous exprimer ma gratitude.