Discours sur la Vertu
PRONONCÉ PAR M. Xavier DARCOS
Directeur de la séance
Le 1er décembre 2016
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Vous vous rappelez Brutus, l’assassin de César. Il n’a pas le beau rôle. Il porte les stigmates du parricide, du comploteur ingrat, finissant par frapper d’un coup fatal son père adoptif qui, incrédule et dépité, l’interpelle dans un dernier soupir : « Toi aussi, mon fils ! ». Dans sa Divine comédie, Dante loge Brutus dans l’antre de Lucifer, formant un couple avec Judas Iscariote. C’est vous dire. Pourtant, il passa de son vivant pour l’incarnation de la vertu. César, qui s’était toujours méfié des professeurs de vertu, raides et émaciés, avait fait pour lui exception. Car il redoutait les maigres : « Ce ne sont pas les gens gras et bien peignés que je crains, mais ces hommes maigres et pâles. Il désignait par-là Brutus et Cassius », rapporte Plutarque. Shakespeare s’en souviendra, qui prête ce discours à son Julius Caesar : « Je veux près de moi des hommes gras, des hommes à la face luisante et qui dorment bien la nuit. Ce Brutus là-bas a l’air bien maigre et famélique ; il pense trop. De tels hommes sont dangereux… » Maigreur rimerait donc avec aigreur.
Dans la bande dessinée d’Astérix, on le présente comme un frustré qui ne cesse de manier un couteau. César le rappelle à l’ordre : « Brutus, arrête de jouer avec ce poignard, tu finiras par faire mal à quelqu’un. » Le sec Brutus se voyait parmi les héros légendaires, ceux qui renoncent à l’hédonisme trivial pour sauvegarder une morale supérieure. C’est ce que Shakespeare, encore, lui fait énoncer : « César m’aimait et je le pleure. Il connut le succès, je m’en réjouis. Il fut vaillant, je l’honore. Mais il fut ambitieux et je l’ai tué. Pour son amitié, des larmes. Pour sa fortune, un souvenir joyeux. Pour sa valeur, du respect. Et pour son ambition, la mort. » Les lettres de Cicéron, qui l’admirait, nous permettent de discerner un individu complexe et torturé, qui prétendait descendre de ce Lucius Brutus qui, après le viol de Lucrèce, renversa le dernier roi de Rome, Tarquin le Superbe, en 509 avant Jésus-Christ. Notre Brutus entendait répliquer l’héroïsme de son aïeul supposé, refusant monarchie et tyrannie.
Plutarque en trace un portrait tragique et flatteur qui ne correspond pas à ce que la postérité en a retenu. Il raconte la vie d’un orphelin, passionné de philosophie, lecteur de Platon, écrivant un puissant traité sur la vertu, brave et réfléchi, contraint de fomenter son coup d’État pour sauver la pureté de l’idéal républicain. Après le meurtre, le vertueux Brutus ne sait plus rien faire de concret. Car la vertu a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Elle est désemparée quand elle atterrit dans le réel. Brutus pensait que le sang versé suffirait à fertiliser un ordre nouveau. Mais il en est réduit au rôle infécond de « césaricide », de paria condamné à l’errance. Il s’enfuit en Grèce, où Marc Antoine le poursuit et l’écrase avec ses derniers fidèles, lors de la bataille de Philippes en Macédoine. Vaincu, Brutus se suicide en se transperçant de son propre glaive, le 23 octobre 42 avant Jésus-Christ, s’écriant théâtralement : « Vertu, tu n’es qu’un nom ! » Tardive lucidité.
Le résultat de son bel exploit fut une guerre civile redoublée et une monarchie sans partage qui dura quatre siècles. Victor Hugo n’a pas tort de comparer la vertu de Brutus à la folie de Néron, nuisibles toutes deux[1], car toutes deux déconnectées de toute réalité. César avait raison de craindre la certitude nocive et l’exaspérante énergie des vaticinateurs de la vertu, tous fabricants de malheur. Les révolutionnaires édifiants sont sûrs d’eux, intrépides, fanatiques, résolus. Mais ces dogmatiques, épanouis et fanfarons, n’ont semé que le sang et les larmes.
Car chacun sait que la vertu et la politique ont du mal à coïncider. Tout le monde aspire au bonheur, à la justice, à la liberté. Mais ces bons sentiments ne font pas un programme politique. À l’inverse, l’art de gouverner suppose une part d’artifice, de cynisme et de dissimulation. Machiavel dit qu’un homme politique « doit pouvoir n’être pas bon » et que sa vertu compte moins que sa ruse. L’intérêt général, ou ce qui est supposé tel, pour celui qui veut le pouvoir, doit l’emporter sur un idéal béat. Il n’est pas inutile qu’un homme politique soit honnête, généreux, cultivé, compatissant. Mais ces vertus ne garantiront pas sa bonne gestion. Le pouvoir ne revient pas forcément à ceux qui savent (les experts, les savants, les technocrates) ni à ceux qui prêchent l’angélisme.
Ainsi, dès que l’histoire bascule, les grands moralisateurs reprennent la main, donc le pouvoir, rarement pour le bonheur de braves gens. Tous les dictateurs manièrent un verbe de prêcheurs charismatiques. On l’a vu chez nous, par exemple lors de la Révolution française : des hommes comme Danton, Mirabeau ou Robespierre remâchaient les mots latins : vertu, raison, peuple, patrie, morale, devoir, volonté générale. Ils s’enivrèrent ainsi du droit de tuer, aimant l’humanité, pas les hommes. On croit entendre encore le cri de Chénier montant sur l’échafaud : « Toi, vertu, pleurs, si je meurs. » La liste est longue des vertueux professionnels qui, au nom de la morale, ont édifié des utopies politiques qui ont mal tourné, de Savonarole à Robespierre et de Lénine à Pol Pot. Et je ne dis rien des religions, sans même exhiber ici leurs hideuses et mortifères versions fondamentalistes. L’histoire du monde est jalonnée de vertueux criminels ou de croyants assassins.
Nous sommes à ce point échaudés que le mot vertu s’est défraîchi. Il est volontiers tourné en dérision. Dire d’une personne qu’elle est vertueuse, c’est la faire passer pour un bonnet de nuit ou, pire, pour un Tartuffe, surtout si elle s’adonne à la bonne conscience activiste, à cet altruisme dit citoyen des « cosmopolites qui vont chercher loin de leur pays des devoirs qu’ils dédaignent accomplir chez eux », comme dit Jean-Jacques Rousseau. « Tel philosophe aime les Tartares pour être dispensé d’aimer ses voisins. » Mais, paradoxalement, si le mot vertu s’est démodé, il n’en va pas de même pour ses manifestations. Rien n’est plus répandu que le moralisme. Il prend diverses étiquettes : l’humanitaire, le rejet de l’exclusion, l’ouverture à la diversité, la repentance, le devoir de mémoire… Jamais le règne de la vertu n’a été apparemment si oppressant : nous sommes obsédés de solidarité, de droits de l’homme et de tolérance. La repentance et la confession publique tournent à la manie, concernant parfois l’obscurantisme d’antan ou des horreurs disparues, comme les Croisades, l’Inquisition ou l’esclavage.
Ce décalage entre pratique privée et proclamation publique était déjà dénoncé chez les Romains. La virtus était moins une conduite privée qu’un respect de la morale collective, une conscience partagée, qui unit les citoyens dans l’accomplissement d’un destin commun. En ce sens elle était complémentaire de la fides, la loyauté, ce fondement de la citoyenneté romaine. L’étymologie l’indique : la virtus est la qualité du vir, du « viril », énergique et courageux, prêt à soumettre sa vie personnelle aux nécessités vitales de la Cité. Cette qualité majeure du citoyen, elle appartient à tous, plébéiens ou patriciens : chacun peut, par elle, accéder aux plus hautes magistratures. Elle se révèle surtout quand naît un conflit qui pourrait nuire à l’État, en particulier dans la guerre. Voilà pourquoi la notion fut divinisée à Rome : Vertu y avait son temple, tout comme Honneur ou Victoire.
Les Romains exaltaient donc des modèles de vertu, souvent cités dans leurs discours. Leurs héros combattants – les Cincinnatus, Horatius Cocles, Mucius Scaevola et alii – en sont tous l’incarnation, selon un raide code d’honneur que le théâtre cornélien ressuscitera, dans Horace, par exemple. On pense aussi à Caton l’Ancien, aux mœurs austères, tout dévoué à la République, hostile aux sensualités venues de Numidie ou de Grèce, qu’il considérait comme une corruption fatale.
La virtus, d’abord physique, civique et militaire, évolua, notamment sous l’influence de la pensée philosophique grecque. Les stoïciens et les épicuriens, par exemple, chacun à leur manière, voyaient dans la virtus un ressort éthique intime, un retrait, une abnégation qui conduit à la vraie sagesse. Ils y puisaient une méthode pour contrôler les passions, les pulsions et les troubles. Le vertueux est celui qui arrive à la maîtrise de soi et, partant, à la liberté.
Dans le même esprit, les Romains couplaient également virtus et fortuna, la chance, le hasard. L’homme attaché à la droiture doit tout de même apprendre à composer. Il lui faut dompter les accidents de la vie et les désordres de l’histoire, faute de quoi il se trouve livré aux aléas. C’est un parallélisme que reprendra Machiavel, dans Le Prince : le souverain sait que les accidents impromptus de l’histoire sont une entrave à son action. La virtù consiste à dompter ces imprévus ou à les utiliser comme autant d’opportunités. Les chefs de guerre et les grands politiques, les virtuosi, sont des rusés, qui savent manier les événements et les faire basculer à leur avantage, en combinant le calcul et le risque. On voit alors se dessiner un grand écart sémantique : mélange d’héroïsme et de cynisme, la virtus devient la qualité majeure des manipulateurs, audacieux (car la chance ne vient qu’aux hardis, audaces fortuna juvat) et déterminés, quoi qu’il arrive.
Il n’empêche : suivant la tradition moraliste de Salluste, Tacite considérait que le déclin romain a pour origine le discrédit de la vertu et donc que « le principal objet de l’historien est de préserver les vertus de l’oubli » (Annales, 3, 65). Car la vertu recule quand on gagne plus à flatter qu’à convaincre. Il faut lire son sidérant préambule aux Histoires, un texte poignant, presque halluciné. Tacite essaie de comprendre ce qui s’est passé pour que Rome sombre dans la tyrannie, la terreur et la débauche. « Rome désolée par les incendies, voyant consumer ses plus antiques sanctuaires ; le Capitole lui-même brûlé par la main des citoyens ; la religion profanée ; des adultères scandaleux ; la mer couverte d’exilés ; les récifs teints de sang ; dans la Ville, des cruautés plus atroces encore : la noblesse, la fortune, les honneurs (voire le refus même des honneurs) tenant lieu de crime, et, pour prix de la vertu, la mort assurée. »
Nous sommes loin désormais de ces opinions tranchées. La Rochefoucauld, entre autres, nous a appris que les frontières sont floues entre l’affichage de nos vertus et le jeu de nos intérêts. C’est peut-être par là que cette belle virtus romana s’est démodée. Déjà Horace lui préférait une précieuse modération, aurea mediocritas. Nous privilégions cet entre-deux que suggérait Molière dans son Misanthrope : « À force de sagesse on peut être blâmable / II faut en ce bas monde une vertu traitable. / La parfaite raison fuit toute extrémité, / Et veut que l’on soit sage avec sobriété. » Elle est moins glorieuse, cette « voie moyenne » chère à Montaigne, qui savait que les plus fous sont les plus résolus. Mais, contrairement à la sourcilleuse vertu des excités du Bien, elle n’a jamais fait le malheur des hommes.
Il est vrai que notre temps a matière au remords et à la contrition : les crimes et les exterminations y ont grossi comme jamais, sans que les progrès de la culture et des techniques en aient atténué l’extension et l’horreur. Et, pire encore, c’est au nom de la vertu que ces atrocités furent perpétrées, suscitées par des utopies politiques insanes qui promettaient la félicité de l’espèce humaine, quitte à commencer par l’asservir et la martyriser. Le xxe siècle a poussé aux pires extrêmes l’adage selon lequel la fin justifie les moyens. Même les intellectuels éclairés ont pu se montrer menteurs, vils, immoraux, injustes quand il s’agissait de défendre une cause dont ils refusaient de voir la perversité, le communisme et ses variantes maoïstes en particulier.
Ainsi, l’idée machiavélienne selon laquelle la politique doit se dispenser de la morale est devenue lieu commun, au point d’éliminer toute autre conception. La plupart des électeurs soupçonnent leurs dirigeants d’immoralité, voire de vénalité. Un mot de Tacite, encore : « Ce qu’il faut craindre, ce n’est pas tant la vue de l’immoralité des grands que celle de l’immoralité menant à la grandeur. » Et encore, parmi les États du monde, les pays européens font-ils partie d’une minorité où la corruption n’est pas au centre du système de gouvernement. À l’échelle planétaire, les crises, le sous-développement et les détresses diverses ont souvent pour origine la corruption des hommes de pouvoir. Bref, ce n’est pas la vertu qui mène le monde.
Relisons Tacite une dernière fois, chez qui l’idéalisme ne résiste pas à la lucidité : la plupart du temps, les raisons profondes qui motivent les actions des hommes ne sont ni nobles ni honorables. Les satellites du pouvoir (ministres, favoris, flatteurs, parents) semblent guidés par des appétits et des intérêts privés où la vertu ne joue aucun rôle et ils contribuent à la dégradation générale. Tout est donc avili et dénaturé. Souvent issue de familles plus neuves que nobles, cette élite aspire à parvenir pour se servir. Tacite parle ici « d’ambition perverse », quand « se ruent dans l’esclavage des consuls, des patriciens et des chevaliers », ruunt in servitudinem.
Pourtant Tacite ne désespéra jamais de la vertu. Il ne perdit pas courage. Revenons à la préface des Histoires que je citais tout à l’heure. Il y récapitule d’abord les calamités qui se sont abattues sur Rome depuis la mort de Néron : assassinats successifs de tous les empereurs, rébellions dans les provinces, catastrophes naturelles en Italie, incendie du Capitole, aristocratie décimée, ordre social bouleversé, etc. Mais aussitôt, il dit sa raison d’espérer. Car, dans cette confusion, émergent partout des exemples d’héroïsme et de vertu : mères partageant volontairement le sort de leurs fils proscrits ; épouses suivant leur mari dans la mort ou l’exil ; esclaves fidèles à leur maître jusque dans le supplice ; belles figures humaines dignes et stoïques face à la mort. Ainsi, comme par volonté d’impartialité ou pour éviter un pessimisme trop monotone, Tacite émaille son œuvre de vertus saillantes. Il cherche les traces du bien et de la vertu, même si elles sont souvent la marque des êtres démodés, qui finiront mal, comme s’ils étaient insupportables ou inadaptés au monde réel.
Ainsi, la pensée des Anciens ne céda pas au défaitisme. Tout en ayant conscience des calamités de l’histoire romaine, ils virent un signe du destin dans la résistance de Rome à tant de désastres et d’infortunes. Enfin, ils distinguèrent ce qui sous-tend cette ténacité : la vertu des gens. Celle des grands hommes et surtout celle des anonymes. Les catastrophes politiques sont finalement l’écume des jours, absorbée par la force du destin. Cette théorie historique romaine rejoint une idée ancestrale sur la vie des hommes : ils ne se grandissent que dans l’obstacle et les revers. L’épreuve forge le mérite et la puissance. Les stoïciens pensaient aussi que si la divinité punit les hommes, ce n’est pas par méchanceté ou colère, mais pour encourager au rebond et à la vertu. Les moralistes latins considéraient que si la Providence avait comblé la créature de tous les bonheurs et de toutes les facilités, elle l’aurait conduite au relâchement, au vice, à la chute.
Alors le vertueux Brutus, initiateur de catastrophes, eut peut-être sa revanche malgré tout. Son crime sema un désordre épouvantable et des abus de pouvoir sanglants. Mais ce fut un châtiment passager, un chaos nécessaire pour qu’émergent l’accalmie et la renaissance, celles de la paix augustéenne, chantée par Virgile ou Horace. Ce débat sur la nécessité pour Rome de braver des adversaires, afin de sauvegarder son idéal fondateur, n’était pas nouveau. Vers 150 avant Jésus-Christ, Caton exigeait, comme une obsession, qu’on détruisît Carthage, l’ennemi héréditaire. À quoi Scipion Nasica objectait que, faute d’un rival, Rome péricliterait. Comme dans les tragédies, l’excès de confiance en soi conduit tout droit à la catastrophe.
De l’audace à l’entêtement, il n’y a qu’un pas. Prenons cet adage comme une consolation : s’il est vrai que la vertu publique est une nécessité qui finit par renaître au bout des antagonismes, des désordres, des brutalités et des chambardements, son règne arrive.
[1] Dans Les Misérables, chap. iv, « L’arrière-salle du café Musain ».