Discours sur la libération

Le 25 octobre 1944

Jérôme THARAUD

Discours sur la Libération

PAR

M. Jérôme THARAUD
Délégué de l’Académie française

Séance publique annuelle des Cinq Académies

Le mercredi 25 octobre 1944

 

MESSIEURS,

Mes premiers mots seront un hommage de reconnaissance pour ceux qui nous ont délivrés : et d’abord, pour cette jeunesse anglaise, américaine et canadienne, qui déjà combattait — à nos côtés dans l’autre guerre et qui, portée par une flotte immense et une idée morale plus forte encore que ses navires, est revenue sur notre sol, afin d’y reprendre une bataille interrompue depuis vingt ans ; un hommage de reconnaissance au courage indomptable de la Russie immense et fraternelle ; un hommage de reconnaissance pour cette armée d’Afrique accourue à nôtre secours, dans une marche épique à travers le désert, où je vois le vivant symbole de la fidélité de toutes les populations qui ont lié leur destin à celui de notre drapeau, de la force de cet Empire tant de fois détruit et toujours rebâti avec une énergie et une patience de fourmi ; un hommage de reconnaissance enfin, pour ces Français et ces Françaises qui ont mené pendant des mois et des mois, dans nos villes et dans nos campagnes, au péril de leurs vies, une lutte tenace et obscure, jusqu’à ces jours inoubliables où le pays tout entier s’est levé derrière eux, dans un élan unanime.

La France aujourd’hui respire. Mais il faut bien le reconnaître, les sentiments que nous éprouvons aujourd’hui n’ont rien à voir avec ceux qui étaient les nôtres, naguère, en novembre 1918. Entre notre joie d’hier et celle de maintenant, il y a toute la différence qui existe entre ces deux mots victoire et libération.

Victoire, ce mot apporte une joie pleine et sans ombre. Il a quelque chose de magique. Il emporte sur ses ailes les douleurs, les regrets. Il ne les fait pas oublier, mais il leur donne cette couleur dorée des fruits mûris par le plus bel automne, je ne sais quoi de fier qui mêle les morts à notre joie dans une familiarité sublime, où ils trouvent leur récompense et leur plein accomplissement.

Libération, ce mot n’a pas cette magie. Il reste, quoique nous fassions, chargé d’amertume et de cendre. Il demeure enveloppé de cette nuit sanglante qui a duré quatre années, de ces ténèbres de boue que nous avons dû traverser en silence, dans l’angoisse quotidienne et l’horrible appréhension que peut-être nous n’en sortirions jamais. Il est trempé du sang d’innombrables martyrs, tombés dans des combats obscurs, ou mystérieusement disparus ; lourd de cette tristesse, qui fait que la France d’aujourd’hui ressemble à la femme d’Athènes ou de Sparte pleurant son mari ou son fils tombé quelque part, on ne sait où, άκαυστος, άκλαυτος, non brûlé, non pleuré sans sépulture.

Nous sommes libérés, ou presque, mais nos pensées le sont-elles ? Nous ne sommes pas libérés du fardeau de cette misère que l’Humanité avait oubliée depuis les temps de Ninive et de Babylone : des Français, par centaines de mille, déportés comme un bétail et réduits en esclavage ; et des centaines de mille autres, non moins esclaves eux-mêmes, contraints de travailler sur notre propre sol, et dans nos propres usines, au malheur de la patrie. Nous ne sommes pas libérés de l’angoisse qui nous étreint, quand nous pensons (et cette pensée se mêle à toute notre vie) à ce million de prisonniers raflés en quelques heures dans un immense coup de filet, et devenus, depuis quatre ans, des ombres, je ne sais quelle troupe élyséenne dans je ne sais quels sinistres Champs-Élysées. Nous ne sommes pas libérés de l’angoisse des jours qu’ils vont vivre demain, à l’heure mystérieuse et terrible de leur résurrection...

Nous ne sommes pas libérés du souvenir des prisons, des camps de représailles, des immeubles bourgeois, d’un aspect si paisible, dont un génie démoniaque faisait des chambres de torture ; du souvenir d’une barbarie tout ensemble raffinée et brutale, dont l’Allemagne, dans l’autre guerre, nous avait déjà laissé l’affreux goût à la bouche, et qu’elle a perfectionnée depuis, à la mesure de ses armements. Nous ne sommes pas libérés de l’amertume d’avoir vu, pendant quatre ans, flotter sur tous nos monuments publics, du château de Versailles à la Chambre des Députés, le diabolique drapeau d’Hitler, avec sa lune extravagante où se poursuivent quatre jambes en folie...

Nous ne sommes pas libérés du souvenir de ces parades, de ces relèves avec fifres et tambours devant l’Arc de Triomphe, ni de ces chants dont l’odieuse insolence achevait chaque soir notre journée et nous réveillait le matin. Nous ne sommes pas libérés de la consternation de vivre dans ce vieux pays qui est nôtre, depuis des siècles et des siècles, avec le sentiment que rien ne nous y appartenait plus : nos champs, nos maisons, nos âmes, nos pensées, et que, jusque dans nos chambres, nous avions dans le téléphone un espion près de nous.

Nous ne sommes pas libérés de cette humiliation, la pire, Celle de nous sentir humiliés devant nous-mêmes ; humiliés d’avoir paru manquer, un instant, à notre réputation légendaire de courage ; et, aujourd’hui encore, le sentiment de nous être trouvés devant un ennemi que son prodigieux armement et un système de guerre tout nouveau rendaient presqu’invincible, arrive mal à surmonter notre honte secrète... Nous ne sommes pas libérés de penser que, pour la première-fois dans l’histoire, la farce de la France a cessé un moment de compter dans les destins de l’Europe et du monde.

Aussi, très chers Alliés, excusez-nous si, dans le premier transport de notre délivrance, nous vous paraissons exagérer la part que nous y avons prise. Non certes, nous n’oublions pas ce que nous vous devons, et que sans vous rien n’eût, été possible-. Nous demeurons émerveillés de votre prodigieux effort, dont même dans nos plus grands espoirs nous ne nous faisions aucune idée, et nous savons tout le sang que vous avez versé pour nous, et que vous versez encore. Mais comprenez la satisfaction profonde d’un peuple fier et outragé qui, en son âme et conscience, peut, se rendre le témoignage qu’il n’est pas demeuré passif dans sa libération. Comprenez son juste orgueil de s’y être employé dans l’ombre de la clandestinité tant qu’il n’a pu faire autrement, et au grand jour dès qu’il l’a pu, prouvant ainsi à lui-même et aux autres que les hommes de la Résistance sont les dignes fils des hommes de la Marne, de la Somme et de Verdun. Comprenez que ce beau feu d’artifice ne cherche pas à vous éblouir, mais qu’il éclate spontanément dans nos cœurs.

Excusez encore, je vous prie, l’accueil un peu froid peut-être que vous a fait la Normandie, que vous veniez de délivrer. Il y a, voyez-vous, des moments où le meilleur chirurgien du monde, même s’il vient de vous arracher à une mort certaine, vous apparaît sous des couleurs peu aimables. Et, quand on vient de recevoir sa ferme, sa maison, sa ville sur la tête, on demeure un peu abasourdi, et l’on ne songe pas tout de suite à embrasser celui qui vous ramène "à la lumière.

N’en voulez pas non plus aux Parisiens, si vous ne les avez pas trouvés tout à fait aussi misérables que vous l’aviez pensé ni à Paris d’être moins détruit que vous ne vous l’étiez figuré d’après les exagérations d’une presse ennemie, intéressée à faire croire que vous l’aviez écrasé sous vos bombes. Ne lui en veuillez pas non plus de montrer une allégresse qui vous a surpris au moins autant que la froideur des Normands, et même? m’a-t-on dit, un peu scandalisés. Quand vous voyez la vie qui continue ici avec son tran-tran ordinaire, comme si rien ne s’était passé, alors qu’à Londres tant de maisons sont détruites, que tout le monde, hommes et femmes, jusqu’à soixante ans et plus, est affecté à un service public, que la vie des foyers n’est plus qu’un souvenir, que cette ville de la tradition et de l’habitude a vu toutes ses traditions, toutes ses habitudes bouleversées, sauf une seule : l’habitude de penser qu’en aucun cas l’Angleterre ne devait être au-dessous d’elle-même ; quand vos femmes, vos filles, toutes mobilisées, toutes en uniforme, ont dit adieu aux grâces de la mode, et que vous voyez les nôtres envolées sur leurs bicyclettes et faisant ressembler Paris à quelqu’île enchantée, où abordent de tous côtés mille barques légères, toutes voiles dehors ; quand vous voyez cela, vous êtes tentés de vous dire : « Nous venons délivrer des gens moins malheureux que nous ! » Mais ne vous y trompez pas. Tout ce monde brillant, a beaucoup souffert lui aussi. Toutes ces femmes ailées, emportées sur le vent, et qui travaillent tout le jour à ces devantures, à ces boutiques, à tous ces riens frivoles qui donnent l’illusion de la richesse et du luxe, quand elles rentrent le soir dans un foyer sans feu, d’où le père, le mari, le fiancé, le frère sont absents, croyez-moi, elles ne trouvent chez elle ni le repos ni le bonheur.

Seulement, le peuple de Paris est ainsi. Il est pareil à ses saisons. Nous ne connaissons pas de longs hivers, mais de longs printemps, de longs étés, qui insensiblement nous conduisent à l’automne — à l’automne, qui nous apporté peut-être nos plus belles journées. Saurait-on reprocher à la Nature, comme une frivolité, ces insensibles, ces doux passages d’un moment de l’année dans un autre saurait-on nous reprocher, è nous-mêmes, notre manière aisée, liquide, de glisser d’un sentiment dans un autre, et de laisser déjà paraître la joie sur nos visages quand nous sommes encore dans la peine ?

Et maintenant, parlons entre nous. On ne vit, pas impunément durant près de cinquante mois sous la domination d’un vainqueur aussi habile à pervertir les âmes qu’à torturer les corps ; on ne vit pas sous la tyrannie, la délation, la suspicion, la terreur, bref dans la maladie, sans risquer d’en subir quelque atteinte. Sommes-nous bien assurés, quand nous faisons notre examen de conscience, que les Allemands en quittant notre sol ont emporté avec eux tout leur infernal bagage ? Je me le demande quelquefois avec inquiétude et tristesse.

Condamner durement ceux qui ont manifestement forfait à la patrie et à l’honneur, quel est celui d’entre nous qui ne l’exigerait pas aujourd’hui ? Mais allons-nous, à notre tour, inaugurer un régime de suspects ? Allons-nous, nous aussi, remplir des camps et des prisons ? Allons-nous considérer comme des criminels tous ceux qui, pendant ces quatre années, dans la zone occupée ou dans la zone soi-disant libre, ont continué, comme ils ont pu, de maintenir dans ce pays une ombre d’activité et de vie, sans cesser un instant d’aspirer à la délivrance ? Gardons-nous de vouloir peser sur des balances inconnues ce qui s’est passé dans les consciences. Ne pensons pas que ce bourgeois, cet ouvrier, ce cultivateur, ce commerçant, cet industriel, cet homme de lettres qui n’a rien fait en apparence, pendant tout ce temps-là, que poursuivre sa vie et son métier, n’a rien fait pour la France. Hé, Messieurs, il l’a perpétuée, et c’est déjà quelque chose. Et qui se chargera de dire ce que, dans son travail modeste, il a souffert au fond du cœur !

Gardons-nous de montrer un esprit pharisien et de soupçon notre voisin d’être moins pur que nous-même. Dans un pays où l’idée de patrie existe depuis près de deux mille ans et constitue le bien commun de tous, il serait indécent qu’une partie quelconque de la nation prétendît se faire du patriotisme un privilège et l’enseigner aux autres. Il serait indécent de s’en prévaloir pour condamner, excommunier et proscrire, quand la vertu du patriotisme est avant tout de pacifier et d’unir. Ne donnons pas à penser à nos Alliés que cette unité devant un ennemi exécré dont nous nous sommes tant vantés, et à juste raison, n’était qu’un triste leurre, et que, maintenant que cet ennemi est parti, la moitié de notre pays se dresse pour accuser l’autre. Que penseraient encore nos amis, que diraient-ils de nous, si le premier geste de notre libération était un outrage à ces idées de liberté, de justice et d’humanité qu’ils sont venus défendre de si loin, et pour lesquelles ils ont déjà sacrifié tant de jeunes vies ?

La liberté, Messieurs, est un vin enivrant. Nous en avons été tellement privés pendant quatre ans que nous en avons, je le crains, un peu perdu l’usage. Notre premier mouvement est une sorte d’ivresse qui nous porte de tous côtés, et dans cet étourdissement peut-être sommes-nous tentés d’oublier ce qu’elle est. Pour chacun de nous, il me semble qu’elle est d’abord la possession de soi-même, l’aptitude à descendre au fond de soi pour y découvrir les idées qui nous ressemblent plus, et la force de les exprimer sans crainte. Et la liberté, c’est aussi le respect de ce qui est profond et sincère dans autrui. Admirons l’Angleterre qui a plus qu’aucun peuple, je crois, le sens, la religion plutôt, de cette double liberté, individuelle et sociale. Admirons-la de ne connaître, à cette heure, la censure ni des journaux ni des livres ; d’être l’endroit fabuleux où tout le monde a le droit de tout penser, de tout écrire, de tout dire.

Dans nos journaux et sur nos murs parlons moins de la liberté, et pratiquons un peu mieux les obligations qu’elle entraîne. La vie est une chose nécessairement embrouillée, où tous les courants se mêlent, et où les esprits les plus justes ne savent pas toujours la direction qu’ils doivent prendre. Rappelons-nous que la liberté comporte le droit à l’erreur, si l’erreur est de bonne foi et désintéressée.

Jamais l’union des esprits et des cœurs n’a été plus nécessaire. Nous faisons tous les jours des articles et des discours pour persuader nos Alliés que nous restons toujours une grande nation Mais cela ne se prouve pas par des mots. On est ou on n’est pas une grande nation. Et rien ne saura mieux témoigner en notre faveur devant les étrangers qui nous regardent et nous jugent, que la concorde entre nous.

J’ajoute qu’elle est indispensable alors que tant de problèmes se posent, aussi graves, aussi nombreux que ceux qui se sont présentés à nos ancêtres de 1789, car il ne s’agit de rien moins que de bâtir une société nouvelle, sans rien abandonner de ce qu’il pouvait y avoir de noble et d’humain dans l’ancienne. Et surtout la guerre continue.

 

À vrai dire, depuis 1914, la guerre a-t-elle jamais cessé ? En automne 1939, quand je me retrouvais sur les routes des Flandres, que j’avais parcourues vingt ans plus tôt avec mon régiment, et que je revoyais les vastes plaines, à peine vallonnées, dont le doux air pacifique contrastait avec les équipages d’armées qui passaient comme autrefois à vive allure sur les routes ; les immenses champs de repos, cimetières anglais ou canadiens, cimetières français où la mort s’est installée par grandes masses, j’avais le sentiment que le temps n’était qu’un songe, que rien ne séparait hier d’aujourd’hui, que les vingt ans que nous venions de vivre n’avaient été qu’un répit, un moment de détente, une permission, c’est bien le mot, où nos amis et nous, nous avons fait bien des bêtises...

Et ce n’était pas là une simple impression, mais la vérité même. Cette guerre n’est rien que la continuation de l’autre. Même ennemi. Mêmes alliés. Même idéal. Mêmes buts de guerre. Dans cette lutte de vingt ans, personne, je crois, ne conteste que c’est nous autres Français, qui avons gagné la première journée, et qu’à la Marne et à Verdun, en nous sauvant nous-mêmes, nous avons sauvé beaucoup de choses. En 1940, nous n’aurons été que l’avant-garde malheureuse des soldats de la liberté. Applaudissons de tout notre cœur et aidons de notre mieux nos Alliés, qui sont en train de gagner la suprême bataille. Mais demandons-leur avec une assurance tranquille, comme une chose due, de partager avec eux le triomphe commun. Demandons-leur comme un droit d’être traités par eux, non en vaincus, mais en égaux dans le sacrifice et la gloire. Et, remettons avec confiance le soin de soutenir une cause si juste au général Charles de Gaulle, qui nous apparaît à tous, dans le calme de cette enceinte ou l’agitation de la rue, comme l’animateur, la flamme, le héros d’un combat qui n’a jamais cessé, grâce à lui et pour notre honneur.