DISCOURS
DE
M. Hector BIANCIOTTI
Monsieur le Président,
Je suis très heureux de m’adresser à vous, ici, dans « la maison des mots », où ceux qu’il m’est permis aujourd’hui de nommer mes « confrères » ont eu l’intrépide générosité d’accueillir un Argentin dont le seul mérite était d’aimer la littérature française, au point de s’être faufilé dans leurs rangs.
Je profite de l’occasion pour évoquer ce Français qui, vers 1870, débarqua en Argentine, où l’attendait une destinée littéraire, dans une langue qu’il ne connaissait pas encore. Il s’appelait Paul Groussac ; il avait dix-huit ans. Il devint non seulement l’un des fondateurs, sinon le fondateur de la prose argentine, et le premier essayiste qui apportait à sa nouvelle langue le goût de la définition stricte, des précisions abstraites, et une sensibilité scrupuleuse à l’égard de la langue espagnole. Le Mexicain Alfonso Reyes, et Borges — notre Borges — affirmaient que Groussac leur avait appris à écrire leur propre langue. Je ne prétends pas établir un parallèle entre la prouesse de Groussac et mon itinéraire.
Il y a toujours eu une façon d’être argentin qui consistait à ne pas vouloir l’être entièrement. Je crois que l’Argentin continue de nos jours d’éprouver la nostalgie de l’Europe : l’Europe est son passé, et elle devrait continuer de faire partie de son présent, car une culture n’est vraiment vivante que si elle est capable de se laisser irriguer par une autre culture et, mieux encore, par plusieurs.
Lorsque le grand poète nicaraguayen Rubén Dario... Rubén Dario, qui bouleversa la versification du castillan en y intégrant la métrique plurielle de Hugo et de Verlaine... Lorsque Rubén Dario s’exila en Argentine, quelques jours après son arrivée à Buenos Aires, il s’exclamait : « Buenos Aires, la ville cosmopolite ! Et demain ! »
Je suis retourné en Argentine l’année dernière, après trente ans d’absence. J’ai eu d’emblée l’impression que Buenos Aires était une capitale, l’une des rares capitales de l’Occident. Par capitale, je n’entends pas la ville où siège le gouvernement, mais celle qui comprend des gens de plusieurs pays, avec leurs mœurs et leur particulière vision de la réalité ; une ville qui se fait et se refait sans cesse, en perpétuel mouvement ; une ville qui est le creuset de la culture de son pays, et qui la répand au-delà de ses frontières.
À entendre les voyageurs, Buenos Aires est une ville européenne et, certes, on y trouve bien des traces de l’Europe ; mais on a longtemps dit, de ce côté-ci de l’Océan, que Borges était un écrivain européen, et on se trompait : un écrivain européen est principalement — et glorieusement aussi, bien sûr — français, italien, allemand, anglais. Il a la chance d’être né dans une culture séculaire qui le rassure et le protège. Il n’est pas constamment curieux de ce qui se passe ailleurs. L’Argentin, lui, cueille, ici et là, les pensées et les images que le hasard lui propose : il capte, ici et là, les clignements de l’esprit ; aussi est-il naturellement, forcément cosmopolite. C’est son destin — il n’y a pas de pyramides dans son paysage — et c’est le destin de la culture argentine.
Monsieur le Président, ici, nous sommes au sein de l’Académie fondée par le Cardinal de Richelieu ; dans cette enceinte, nous avons tous le même âge : trois cent soixante-trois ans.
Paul Valéry, notre confrère, observait que, quoique pourvue d’une charte qui lui assigne le devoir d’examiner et de noter les états successifs de la langue, l’Académie ne se réduit pas à une société qui renouvelle le dictionnaire ; et que « la singularité de l’Académie est d’être indéfinissable ».
Mais c’est bien dans cette salle que nous nous réunissons le jeudi, pour travailler à l’œuvre commune du dictionnaire.
C’est notre métier, notre mission : veiller aux nuances que l’usage introduit dans les mots ; accueillir ceux que la science, la technique, les découvertes... ont rendus indispensables ; écarter les mots et les tournures que l’on devine éphémères...
Cette vigilance méticuleuse, qui peut paraître infime en regard des affaires du monde et de leur urgence, est le fruit de notre foi dans le pouvoir des mots, ces mots qui ont forgé une grande littérature, une grande culture. C’est cette foi qui nous pousse à préserver la langue... pour sauver la civilisation : c’est toujours la langue qui rend le passé au présent et relie celui-ci à l’avenir.
Permettez-moi, Monsieur le Président, de formuler un vœu : que dans mille ans, nos semblables, nos frères, puissent encore lire le Quichotte, le Martin Fierro, ou Cortázar ; ainsi que Montaigne, Baudelaire ou Claudel.