Discours prononcé à l’occasion de l’inauguration de la plaque apposée sur la demeure d'Henry de Montherlant

Le 21 avril 1975

Jean d’ORMESSON

Inauguration de la plaque apposée
sur la demeure d’Henry de MONTHERLANT

25, quai Voltaire, à Paris VIIe

 

 

Je ne suis pas très sûr des sentiments qu’éprouverait Henry de Montherlant s’il pouvait nous voir ce matin — mais le peut-il ?... Y a-t-il une autre question que cette interrogation passionnée, inutile et obstinée ? — en train de célébrer sa mémoire par la pose de cette plaque sur la maison où, au soir de l’équinoxe de septembre 1972, il se donnait une mort romaine. « L’allocution et l’allocation sont les deux mamelles de la France » : la formule est de Montherlant dans La Marée du soir. Qu’il me pardonne de célébrer à mon tour sa grande ombre par ce rite mesquin. Et de ces portes éternelles qu’il a franchies il y a trois ans, et derrière lesquelles, écrit-il, « il n’y a rien » — ou derrière lesquelles, qui sait ? il y a peut-être un Dieu inconnu et caché, et qui attendait, pour le surprendre, le plus grand poète catholique et païen de notre temps, l’auteur de Port-Royal et du Cardinal d’Espagne — de ces portes éternelles, qu’il ne murmure pas avec trop de mépris la formidable condamnation du Maître de Santiago : « Roule, torrent de l’inutilité ! »

 

Poussé par ce génie de l’alternance qui n’a jamais cessé de l’habiter, Montherlant aimait pourtant les inscriptions romaines sur le marbre des murs, les inscriptions espagnoles sur le bois des cercueils. C’est un tel hommage que nous lui offrons aujourd’hui, pour notre bonheur plus que pour le sien, pour notre honneur plus que pour le sien. Entré très vivant dans l’immortalité du souvenir, Henry de Montherlant n’a plus besoin de notre aide. Nous avons besoin de son exemple.

 

Cet exemple est ambigu. C’est celui de la grandeur, bien entendu. Mais c’est aussi celui du plaisir. C’est celui de la noblesse, du courage de l’âme, des plus pures vertus chrétiennes. C’est aussi celui du corps, des sens, du grand bonheur païen. C’est au croisement de ces routes, en général divergentes, que brille d’un éclat sans pareil l’œuvre de Montherlant. Un des rares, un des seuls, le seul peut-être des héritiers de Corneille en notre âge, il est aussi son contraire. Par l’alternance, par l’équivalence, par le culte de l’antinomie, par l’ironie dans la hauteur, Henry de Montherlant n’est l’homme d’aucune cause, d’aucun Dieu, d’aucun temps, — à la rigueur peut-être de celui des Romains, mais en tout cas pas du nôtre. Par la grandeur et la tendresse, il est un homme pour l’éternité.

 

La vie et la mort ont leur place aussi dans cet univers de l’alternance et de l’équivalence auquel Henry de Montherlant a attaché son nom. « Il y a une vigueur du tombeau, écrit Henry de Montherlant, et quelquefois je serais tenté de dire : plus je meurs, plus je vis. » Ainsi vit-il aujourd’hui parmi nous. Henry de Montherlant n’avait que l’idée qu’il se faisait de lui-même pour se soutenir sur les mers du néant. Jamais chevalier de l’absence n’aura été plus présent à la jeunesse du monde.

 

« Voici, écrivait-il dans Service inutile, ce qu’il me plaît de comprendre : la vie est un songe, mais le bien-faire ne s’y perd pas, quelle que soit son inutilité — inutile pour le corps social, inutile pour notre âme — parce que, ce bien, c’est à nous que nous l’avons fait. C’est nous que nous avons servis comme c’est nous qui nous sommes donné la couronne, et les seules couronnes qui vaillent quelque chose sont celles qu’on se donne à soi-même. »

 

Aujourd’hui, Henry de Montherlant, que la marée du soir vous a recouvert tout entier, aujourd’hui que vous êtes allé, à jamais, jouer avec cette poussière dont vous avez fait, tout au long de votre vie, pour votre âme assoiffée, d’admirables châteaux que vous avez vous-même détruits, aujourd’hui, c’est nous qui vous donnons cette mince couronne, gravée dans le marbre, à travers le temps. Ne la repoussez pas. Romancier, essayiste, dramaturge, poète — écrivain, en tout cas, et créateur littéraire, vous êtes, par votre amour de la vie et par votre amour de la mort, par votre sens des valeurs les plus hautes et par votre passion pour la jouissance et pour le plaisir, par votre indifférence même, et par vos mépris, au premier rang de ceux qui forment un dernier rempart contre l’éternelle invasion de la laideur, de la bassesse, de l’imbécillité, de l’ennui et de l’esclavage. Laissez-nous vous redire ce matin, en vous les appliquant à vous-même, les merveilleuses répliques de la Reine morte :

  • « Ah! il y a une étoile qui s’est éteinte.
  • Elle se rallumera ailleurs. »