DISCOURS
DE
M. RENAN
DIRECTEUR DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
PRÉSIDENT DES CINQ ACADÉMIES
Lu dans la séance publique annuelle des cinq Académies
du 25 octobre 1887.
MESSIEURS,
Nous célébrons, chaque année, par cette réunion plénière de toutes les classes de l’Institut, la date anniversaire de notre fondation. Il y a aujourd’hui quatre-vingt-douze ans que la Convention nationale vota la loi fondamentale de notre corporation. Nous ne sommes pas nés, Messieurs, au milieu du calme et de cette sécurité sociale que l’on suppose favorable aux arts dits de la paix. Nous commençâmes d’exister quand tout semblait détruit ; nous grandîmes dans la tourmente ; nos pères, Daunou, Carnot, Lakanal, furent des hommes de fer, au regard terrible, qui avaient parcouru les cercles du inonde infernal, et, comme les initiés des mystères antiques, depuis qu’ils en étaient sortis, ne riaient plus. Ils avaient vécu des années dans la familiarité de la mort, et cela les rendait forts pour organiser la vie. Ce n’est pas la première fois qu’un tel phénomène s’est produit dans l’histoire. L’orage n’est pas mauvais pour la croissance des grands arbres ; de très belles choses se créent dans des temps très durs.
La Constitution de l’an III, proclamée le 22 août 1795, décrétait déjà notre existence. « Il y a pour toute la République un Institut national, chargé de recueillir les découvertes, de perfectionner les arts et les sciences. » C’était bref et naïf. On n’avait pas le temps alors de faire des phrases, ni de se demander si les arts se perfectionnent. Les temps marchaient avec une rapidité foudroyante. La Convention avait fixé le terme de son mandat au 26 octobre 1795 ; elle était arrivée à la veille de sa dissolution, rien n’était fait encore. Le 25, elle vota la loi que voici :
« L’Institut national des sciences et des arts appartient à toute la République ; il est fixé à Paris ; il est destiné : 1° à perfectionner les sciences et les arts par des recherches non interrompues, par la publication des découvertes, par la correspondance avec les Sociétés savantes et étrangères ; 2° à suivre, conformément aux lois et arrêtés du Directoire exécutif, les travaux scientifiques et littéraires qui auront pour objet l’utilité générale et la gloire de la République. »
On parlait de gloire en ce temps-là ! Le présent était sombre ; mais on croyait à l’avenir ; on avait la foi qui crée, l’audace qui se rit des obstacles, la jeunesse qui ne doute de rien. C’est sous la tente dressée ainsi à la hâte, entre une émeute et une victoire, au bruit du canon de Vendémiaire et des triomphes de Sambre-et-Meuse, que nous vivons paisiblement depuis cent ans.
Deux hautes idées préoccupèrent les hommes simples et grands qui tracèrent le premier dessin de l’institution naissante. L’une, c’est que toutes les productions de l’esprit humain se tiennent et sont solidaires les unes des autres. L’Institut embrassa, selon le langage du temps, les sciences, les lettres et les arts. Ce fut là son originalité. Plusieurs pays ont des Académies qui rivalisent glorieusement avec les nôtres par l’illustration des personnes qui les composent et par l’importance de leurs travaux ; la France seule a un Institut, où tous les efforts de l’esprit humain sont comme liés en faisceau, où le poète, le philosophe, l’historien, le philologue, le critique, le mathématicien, le physicien, l’économiste, le jurisconsulte, le sculpteur, le peintre, le musicien, peuvent s’appeler confrères. Pensée de génie, vraiment ! C’est grâce au large parti pris par la Convention que les diverses spécialités de la culture intellectuelle ont évité chez nous le pédantisme, conséquence inévitable de l’isolement, qui dévore ailleurs, comme une rouille, les produits les plus délicats de l’esprit.
L’autre idée qui domina nos fondateurs, idée non moins féconde, bien qu’à certains égards sujette à la critique, c’est que les sciences, les lettres et les arts sont une chose d’État, une chose que les nations produisent en corps, que la patrie est chargée de provoquer, d’encourager et de récompenser. L’exagération d’un tel principe peut assurément être funeste ; elle amènerait la ruine de la culture intellectuelle, sous prétexte de la protéger. Nous pensons cependant que l’État ne peut se désintéresser des choses de l’esprit. À côté de la liberté absolue laissée aux tentatives privées, nous admettons que l’État doit avoir, en cet ordre, des institutions, des récompenses publiques. Le roi de France fut le créateur de cette conception, qui tient à ce qu’il y a de plus profond dans l’esprit français. Le roi de France ne restait étranger à rien de ce qui constitue le développement humain. Il s’intéressait à tout ce qui vit, à tout ce qui émeut l’opinion, à tout ce qui brille, par ses Académies, par son Collège royal, par sa cour et son entourage, il servait tous les progrès. L’État français, continuateur du roi de France, a gardé la même tradition. L’État ne saurait être indifférent au bien, puisque ses actes, surtout quand il rend la justice, supposent la distinction du bien et du mal. Peut-il davantage rester indifférent au vrai ? Non certes. Les conditions des sociétés modernes, au point de vue de la guerre, de l’industrie, même de la politique, relèvent essentiellement de la science ; la nation qui se mettrait en dehors de la haute culture serait infailliblement vaincue et conquise. — La beauté n’est que l’éclat du vrai et du bien ; une civilisation complète ne saurait non plus la négliger.
Cela ne veut pas dire que l’État se fasse le patron d’une certaine physique, d’une certaine chimie, qu’il ait des opinions littéraires à lui, ou un goût personnel en fait d’art. L’État n’a pas sur tout cela d’opinion particulière ; il ouvre un champ clos à la dispute, il veille à la loyauté du combat ; il ne prend parti pour aucun des combattants. Voilà comment il se fait qu’un corps tel que le vôtre n’est atteint par aucun de ces changements de doctrine qui sont la condition du progrès scientifique. Votre base est, si j’ose le dire, insubmersible, n’étant liée à aucune théorie capable de varier. Votre loi constitutive n’implique d’autre dogme que la foi à la raison ; elle admet d’avance tout ce qui résultera d’une légitime application de l’esprit humain.
Ce caractère d’impersonnalité se retrouve dans vos travaux. Ils ne servent aucune opinion ; ils servent la science. Par la loi du 4 avril 1796, complétant celle du 25 octobre 1795, la continuation des recueils savants commencés sous la royauté par l’Académie des sciences et par l’Académie des inscriptions et belles-lettres vous fut dévolue. On jugea que, dans une société où, en haine des corporations, on avait tout rendu individuel et viager, l’Institut avait seul assez de continuité pour accepter l’héritage de ces grands travaux. Ainsi, avec plus de liberté que les anciennes corporations, vous avez l’avantage d’un corps qui ne meurt pas, et, de la sorte, vous avez donné à notre siècle ces merveilleux instruments de précision que jamais l’industrie privée ne pourrait provoquer, encore moins exécuter.
Le programme créé par nos pères, vous l’avez donc parfaitement réalisé, Messieurs. L’infinie variété des talents qui se rencontrent dans notre sein, la liberté, qui est votre règle fondamentale, font de vous bien vraiment « l’Institut national », décrété par la Convention le 22 août 1795, et réalisé par elle le 25 octobre. Ne pouvant ici louer les vivants, je ne tirerai ma démonstration que des morts. Parmi les douze confrères que nous avons perdus depuis un an, vous trouveriez des représentants de toutes les opinions qui divisent les hommes, et cependant il n’est pas un de ces chers disparus qui n’ait contribué pour sa part à l’œuvre commune de pacification et de progrès que nous poursuivons. Quels noms je lis, Messieurs, dans le registre mortuaire où toutes nos classes, excepté celle des beaux-arts, cette fois heureusement épargnée, comptent pour des pertes cruelles ! — Caro, cet excellent écrivain, ce littérateur exquis, qui savait donner tant de charme aux problèmes les plus délicats de la morale et de la philosophie ; — M. de Viel-Castel, l’historiographe assermenté au vrai, qui a fixé la trame du récit que tous suivront, pour quinze années de notre histoire contemporaine ; — M. Cuvillier-Fleury, à qui nous rendîmes hier les derniers devoirs, juge si parfait des ouvrages de l’esprit ; M. de Wailly, M. Jules Desnoyers, M. Germain (de Montpellier), qui comptèrent entre les plus assidus ouvriers des recherches accomplies de nos jours sur l’histoire, l’art et l’archéologie du moyen âge ; — M. Louis-Eugène Benoist, travailleur en l’œuvre non moins nécessaire de la correction, par les moyens critiques, des textes de l’ancienne littérature latine ; M. Batbie, jurisconsulte si sagace ; — M. Paul Bert, M. Vulpian, qui ont écrit leurs noms en découvertes capitales dans ce progrès des sciences de la vie qui est peut-être l’œuvre la plus importante de notre siècle ; — M. Gosselin, le chirurgien éminent ; M. Boussingault, que nous respections, dans son extrême vieillesse, comme un des derniers survivants de cette grande école de savants, issue de la Révolution et dont la France libérale doit être si fière.
Ces pertes, vous savez les réparer, Messieurs. Toujours en rapport avec la jeunesse et la vie du pays, vous n’êtes pas de ces sages moroses, qui se retirent sous leur tente, quand la foule n’est pas de leur avis. Cette pauvre patrie, plus on la déchire, plus vous l’aimez. Nous espérerons pour elle contre toute espérance ; nous n’admettrons hors d’elle aucune joie. Le pays, dont vous ne vous séparez jamais, vous regarde et est fier de vous. Le jour est encore éloigné, disons mieux, le jour ne viendra jamais où un matérialisme grossier persuaderait à la nation qui s’est faite au nom des idées, de se désintéresser des idées. La démocratie moderne n’abdiquera pas, plus que la Convention, le souci des exercices de l’esprit et des recherches de la science pure. La culture humaine est à plusieurs degrés. La pluie fécondante se forme dans des hauteurs inaccessibles et descend de là pour humecter la terre. La division du travail est la condition du progrès, et, néanmoins, le mérite supérieur de l’œuvre humaine est bien l’apanage commun de tous. La gloire d’une bataille gagnée est indivise entre le général qui en a conçu le plan, les bras loyaux et forts qui l’ont secondé. Il n’y a qu’une noblesse, celle du devoir accompli ; la vraie égalité est celle qui résulte de notre égale sujétion à une voix impérative dont l’origine est hors de nous.
Vous avez coutume, en cette séance, Messieurs, de proclamer deux prix qui n’appartiennent pas à telle ou telle de nos Académies, mais à l’Institut dans son ensemble. L’un est le grand prix biennal, pour lequel vos cinq classes proposent, à tour de rôle, l’œuvre la plus méritante qui s’est produite dans la période des dix dernières années. Cette fois, la présentation était faite par l’Académie des beaux-arts. Le prix a été décerné à un sculpteur dont le haut mérite est salué de tous, M. Antonin Mercié, auteur du groupe en marbre, destiné à la décoration de la chapelle funéraire de Dreux, et composé des figures du roi Louis-Philippe, de la reine Marie-Amélie et d’une figure symbolique, personnifiant à la fois le Deuil et les souvenirs historiques du lieu. L’Académie a entendu récompenser par cette haute distinction les œuvres antérieures de M. Mercié, admirées de tous, et sa vie consacrée avec une rare persévérance au culte de l’art élevé.
Vous proclamez aussi, dans cette séance, le résultat du concours fondé par Volney pour le meilleur ouvrage, paru dans l’année, sur la science comparative des langues. Ce prix est décerné par une commission mixte de l’Académie française, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, de l’Académie des sciences. La commission a donné le prix, cette année, au savant philologue M. Graziadio Ascoli, professeur à l’Institut de Milan pour ses Lettere glottologiche. En couronnant ces belles études, la commission a également voulu reconnaître le mérite d’une vie entière, fructueusement remplie par des recherches pleines de sagacité.