Discours de réception de Maurice Donnay

Le 19 décembre 1907

Maurice DONNAY

Réception de Maurice Donnay

 

M. Maurice DONNAY, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Albert SOREL, y est venu prendre séance le jeudi 19 décembre 1907, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Il y a vingt ans, dans un cabaret de Montmartre qui eut de la célébrité, les modestes échansons penchés sur la soif des poètes étaient revêtus de l’habit à palmes vertes que je porte aujourd’hui, et sous lequel je viens vous remercier du grand honneur que vous m’avez fait en m’accueillant parmi vous. Croyez bien que je n’ai jamais ressenti, mieux qu’en ce moment, l’irrévérence d’une déjà lointaine plaisanterie. Aucun de vous, pourtant, ne songe à me la reprocher. C’est que le temps n’est plus où votre illustre Compagnie, en avançant un fauteuil à certains de ses élus, avait soin de le rembourrer préalablement de sévères remontrances, donnant ainsi un sens littéral à cette formule qui, d’habitude, ne veut être que courtoise : « Prenez donc la peine de vous asseoir. »

Une autre conséquence de l’éclectisme de vos suffrages c’est que, dans cette enceinte, un inventeur de divertissements peut succéder à un historien considérable. Si l’imprévu a du charme, il offre bien quelque danger, danger au-devant duquel j’ai moi-même couru, j’aurais mauvaise grâce à ne pas le reconnaître, et lorsque je dois vous parler d’Albert Sorel, j’aborde un tel sujet avec une déférence et une crainte, non pas prudemment oratoires, mais véritables. Aussi bien un discours m’épouvante, alors que nous bannissons du théâtre le monologue et la tirade ; à peine ai-je commencé, il me semble déjà que je parle depuis toujours, et je m’étonne que nul personnage ne m’ait encore interrompu. Par bonheur j’ai pour me guider, dans cette grande entreprise, l’excellente notice historique de M. Georges Picot sur la vie et les travaux de son éminent confrère à l’Académie des Sciences morales et politiques, étude affectueusement précise à laquelle je m’efforcerai d’apporter quelque vague.

Albert Sorel est né à Honfleur : c’est une jolie ville avec de très vieilles maisons, une vieille église qui sonne encore le couvre-feu, et assez d’histoire pour lui valoir des titres de noblesse. Tandis que, sur le port, on voit entrer et sortir, avec leurs voiles brunes, les barques trapues que montent deux pêcheurs et, suivant le chenal de la Seine, les steamers qui vont porter jusqu’à Rouen les charbons anglais et les bois norvégiens, on songe aux frêles embarcations à la proue aiguë qui jadis, en ces mêmes lieux, amenaient les farouches Wikings, et aussi aux bâtiments de guerre et d’aventures qui, dans des temps plus rapprochés, appareillaient pour les grands combats et les audacieuses découvertes. Mais le long des rives françaises, ce qui contribue à faire de ce coin du Calvados ou du Lieuvin, pour l’appeler par son vieux nom, un endroit incomparable, c’est le contraste de la campagne normande et de l’estuaire. L’Estuaire ! rien que le mot est en largeur. D’un côté, sur cette séduisante côte de Grâce, les bois, les jardins, les cours nourricières plantées de pommiers descendent jusqu’à la mer ; de l’autre côté, l’embouchure du fleuve offre aux yeux émerveillés le spectacle le mieux ordonné pour des rêveries métaphysiques ou géologiques et, plus simplement, pour des rêveries : à marée haute, une imposante étendue d’eaux vertes, jaunes ou grises et qui semble plus vaste d’être limitée en face par une ligne de collines dont la faible hauteur propose un exercice de comparaison à notre goût pour les mesures ; à marée basse, une plaine d’eaux et de sables, aux reflets métalliques ou nacrés, éblouissante sous le soleil, sables humides que l’on croit être le fleuve, eaux limoneuses que l’on croit être le sable ; paysage chargé de mélancolie lorsque, le plus souvent, la brume l’enveloppe jusqu’à confondre le ciel, la terre et l’eau ; paysage entre tous changeant selon la lumière, à chaque minute presque de la journée, depuis l’aube indécise jusqu’à l’heure où sur la côte s’allume, fixe ou par éclairs, la vigilance pathétique des phares. S’il est vrai, comme l’a écrit Albert Sorel à propos de Mme de Staël, que les premières impressions reçues du monde forment, à notre insu, dans notre âme, le prisme selon lequel, plus tard, nous colorons les choses, quel prisme enviable collaborèrent à former pour lui de belles campagnes et l’estuaire. Celui qui, enfant, a vu un tel spectacle et, adolescent, l’a contemplé, ne nous étonnons pas qu’il ait de l’étendue dans ses projets et dans son œuvre.

Ici, il faut prendre ses précautions ; il serait téméraire de pousser trop loin la méthode tainienne, et d’être né à l’endroit où la Seine s’élargit, cela ne signifie pas qu’Albert Sorel écrira l’Europe et la Révolution ; pas plus que cela ne signifie qu’Alphonse Allais, également né à Honfleur, écrira ses prodigieuses fantaisies, l’humoriste Alphonse Allais qui fut, il ne faut pas s’y tromper, une manière de génie. Nous entendons bien que ce n’est pas une raison nécessaire, encore moins suffisante ; mais peut-être une raison composante, avec d’autres que nous allons voir, et bien d’autres encore que nous ne connaissons pas, dans l’état actuel du déterminisme. Raisons ou forces, l’homme ne serait-il qu’un point d’application ?

Donc, Albert Sorel naquit à Honfleur, dans l’été de 1842, d’une vieille famille normande et, dès le seuil de sa vie, je m’inquiète. Son père était industriel, fabriquait à son usine des huiles de colza et, dans ce coin de Normandie, du savon de Marseille. L’enfant est-il déjà voué à l’industrie, à l’huile, au savon ? Heureusement, à cette époque, un bourgeois même industriel décidait volontiers que son fils apprendrait le latin, le grec, la philosophie, ferait ses humanités, en attendant ; cela ne gâtait rien ; et puis, on avait le temps. Les carrières libérales n’étaient pas encombrées comme elles le furent depuis ; on ne se hâtait pas vers des spécialisations prématurées. Après avoir fait ses petites études, acquis les premières connaissances à l’école de sa petite ville, le jeune Albert Sorel fut envoyé à Paris, mis interne au collège Rollin. Il y entra dans la classe de sixième, petit garçon déjà réfléchi, mais sensible, à qui manquera comme à tant d’autres la chaude continuité des tendresses maternelles. Ah ! n’internez jamais, l’internat est impie. Il se promène nonchalamment dans le jardin des racines grecques : ambulat in horto ! Lorsqu’il s’agit de faire des vers latins, il jongle sans adresse avec les dactyles et les spondées, il n’est pas poète latin et le contraire, avouons-le, serait bien étonnant ; en revanche, il assistait avide et charmé aux leçons de M. Himly, historien de mérite, excellent professeur, bon homme très fin et même narquois à travers un fort accent alsacien, et qui, à de jeunes esprits, savait rendre l’histoire attrayante. Notons toujours cela. En bref, pendant ces années de collège, des études fortement suivies, de l’ardeur pour la littérature et l’histoire ; un écolier qui contente ses maîtres et, nonobstant, sympathique à ses camarades ; une personnalité déjà prononcée. Et, sur la route des études, il arrive ainsi à l’endroit où les parents demandent au jeune homme ce qu’il veut faire et, plus d’une fois, lui offrent le choix d’une seule carrière, la leur. Le père d’Albert Sorel est industriel ; son rêve paternel est que son fils soit ingénieur, devienne son lieutenant à l’usine, puis lui succède. Tout cela n’a rien de désordonné ; et il le dirige vers l’École polytechnique. « Le bon sujet, a dit Flaubert, embrasse sa mère, apprend l’allemand, entre à l’École polytechnique ! » Pour s’y préparer, Sorel docile ou, ce qui est mieux, respectueux, entre d’abord au lycée Condorcet, réputé pour ses fortes classes de mathématiques, du moins on peut le supposer. Mais « il ne mordait pas » aux mathématiques ; on mord à ce qu’on peut ! Le père ne s’entêta pas ; son fils avait fait preuve de bonne volonté et, par ailleurs, montré du goût pour l’étude. Sans doute, le jeune homme se confia d’abord à la maman qu’il nous a dépeinte lui-même sous des couleurs cornéliennes et qui, avec sa sagesse souriante, sa raison sereine, sa tendresse éclairée, dut intervenir, si bien qu’il put prendre ses inscriptions à l’École de Droit.

Mais, au quartier Latin, Albert Sorel n’est pas l’habituel et tiède étudiant qui passe ses examens et conquiert ses diplômes, en vue seulement d’être plus tard loyal notaire, avoué subtil, avocat délié, inflexible huissier, bon ou mauvais juge, que sais-je ? Il suit les cours de la Sorbonne et du Collège de France, les conférences de l’École des Chartes où Jules Quicherat est professeur de diplomatique. Il lit les poètes et les romanciers ; pour lui, Balzac est le maître, le dieu ; cependant, Flaubert, le grand frère normand, vient de publier Madame Bovary. Ah ! Emma Bovary, la moins cornélienne des femmes, mais si pitoyable, quels sentiments devais-tu faire naître, vers 1860, chez cet étudiant littéraire et sérieux, quelle indulgente angoisse, quel trouble de son cœur et dont il s’effraie délicieusement ! Il lit aussi les philosophes, les sociologues, Frédéric Le Play, un autre Normand et d’Honfleur. À vingt ans, il termine ses vacances en lisant avec bonheur, nous dit-il, l’Esprit des Lois ; avec bonheur, il ne croit pas si bien dire, puisque cet enthousiasme de sa jeunesse, nous le retrouverons mûri, dans un petit volume qu’il a consacré à Montesquieu. Il lit tout, il est curieux de tout : à vingt ans, un tel Albert Sorel, c’est le papillon de la connaissance. Bien plus, il est lui-même poète, romancier et, s’il entend de la musique, compositeur. Il fut un des tout premiers wagnériens. Il est ouvert à toutes les impressions et chaque impression lui révèle, dans le moment, son aptitude et sa préférence. En résumé, la plus belle aspiration ! Aussi, lorsqu’il rentre en France, après un séjour d’une année en Allemagne, il ne sait à quelle Muse se vouer. Qu’on imagine les hésitations du berger Pâris, mais pour le bon motif, non plus seulement entre trois déesses, mais entre une demi-douzaine de déesses. Rien de plus sympathique, de plus émouvant que ce drame de la vocation qui se joue en lui : Sorel ou l’Incertitude. C’est un voyageur, au milieu d’un carrefour, dans la forêt, et qui ne sait quelle route prendre vers la gloire. Car il se confesse à l’un de ses amis, il est un peu ambitieux de parvenir. Un peu ? allons donc ! il est ambitieux, voilà tout, et c’est très bien, de même qu’on ne désire pas vivre assez dangereusement, mais dangereusement. Somme toute, son âme livrée à tant de courants, et changeante selon Balzac, Le Play, ou Wagner, couverte et découverte tour à tour par le flux et le reflux des beaux espoirs, des découragements, de l’enthousiasme et du doute, son âme c’est l’estuaire. C’est surtout un état d’âme dont un père ne se contente pas pour son fils, lorsque ce dernier atteint vingt-trois ans.

Chose certaine, Albert Sorel était décidé à écrire. Sera-t-il romancier ou historien ? Ici se placent d’importantes contingences. Sa famille connaissait M. Guizot, un Nîmois celui-là, mais qui avait été député de Lisieux, par conséquent un normand d’élection. En 1865, un beau matin d’automne, M. Guizot l’invita à déjeuner au Val-Richer et, à peine à table, le prit à partie, l’interrogea sur l’Allemagne. — « Avez-vous vu M. de Bismarck ? Quel homme est-ce ? Quelle impression en avez-vous ? » — Et tout y passa, la ville, le théâtre, la vie à la campagne. Parlons net : il lui poussa une colle. Quel maître examen ! s’écriera plus tard Sorel, au souvenir de ce déjeuner, ce qui prouve bien que ses réponses à lui furent excellentes. M. Guizot les jugea telles, lui trouva des dispositions pour la diplomatie, et le fit entrer aux Affaires étrangères. Eh bien ! il ressort de sa correspondance, à cette époque, un amusant dédain pour la diplomatie, en tant que carrière. S’il faut l’en croire, au quai d’Orsay, « on n’a que les côtés mesquins de la politique... Il n’y a pas de lieu au monde où l’on soit moins instruit des événements... les diplomates ? pour la plupart des hommes aimables, qui ont plus d’esprit qu’ils n’en montrent, mais qui n’ont que l’usage du monde, etc. » Ah ! jeunesse, jeunesse folle ou pensive, mais toujours sagittaire, rien n’échappe donc à tes traits, le quai d’Orsay ou l’Académie ? Plus que jamais il veut écrire, des romans surtout ; écrire ! voilà le mot qui revient sans cesse sous sa plume, naturellement. D’un autre côté, on nous le montre sortant parfois du ministère, l’esprit en feu ; « tout, nous dit-on, les dépêches au milieu desquelles il vivait, les entrevues avec ses chefs, tout l’attirait vers la politique extérieure ». C’est que Sorel, en quelque situation qu’il se trouvât, n’était pas capable d’indifférence, ni de traverser les événements sans les comprendre. Il ne se contentait pas de rédiger d’après des formules, d’obéir aveuglément au caprice de ses chefs. Il voulait se rendre compte ; il avait un zèle naturel pour le travail, beaucoup de bonne volonté, un fonds sérieux de connaissances qu’il développait par une réflexion continuelle. Et, sans renoncer à sa chère littérature, aux œuvres de pure imagination, cependant que la fête impériale battait son plein et que la République était en train de se préparer une réputation d’ancienne beauté, il se préparait à devenir historien. Son coup d’essai fut un coup de maître : une étude clairvoyante des événements qui aboutirent à Sadowa, étude qui se trouva être, deux ans après, comme la préface de l’Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande.

Hélas ! Messieurs, depuis bien des années, il est rare qu’une de vos réceptions se passe, sans que l’on ait à parler de l’année douloureuse, sans que l’on soit obligé d’évoquer les heures sombres, de réveiller les cruels souvenirs.

Au mois de novembre 1870, de Tours où il était, auprès de M. de Chaudordy, secrétaire à la délégation des Affaires étrangères, Albert Sorel écrivait à un ami : « De tout ce que j’observe, — et je suis merveilleusement placé pour observer, — je recueille l’élément d’un livre de pathologie, dont les conclusions auront toute la rigueur scientifique. » En effet, dans cette tranquille capitale du jardin de la France, pauvre jardin transi sous la neige, c’était alors une continuelle animation : passages de troupes, allées et venues d’hommes d’État ou, simplement, d’hommes politiques ; et dans les bureaux de la Délégation, hâtivement installés sous les combles de l’Archevêché, Albert Sorel était mis au courant, jour par jour, heure par heure presque, des négociations vers des alliances ou bien des médiations, puis vers l’armistice et, enfin, la paix. Assurément, il était merveilleusement placé pour observer, mais aussi pour espérer ou désespérer, pour souffrir. L’amour de la patrie et, pourquoi ne pas le dire ? un autre amour aussi pour une Allemagne romantique, l’Allemagne de Gœthe, de Schiller, de Beethoven, collaboraient à faire du jeune secrétaire d’ambassade un être de fièvre et d’angoisses.

Certes, au lendemain d’une guerre désastreuse, Sorel eût été excusable de trouver des excuses à nos défaites, et même de lever vers le ciel des poings de revanche. Mais il a la pudeur de ses souffrances, l’horreur de l’éloquence théâtrale et des gestes dans le vide. Si un soir, dans un Versailles de deuil et de fête, un roi de Prusse pour qui toute l’Europe avait travaillé fut couronné empereur, n’était-ce pas que l’Empire allemand devait sortir de la politique des nationalités, par la même force de logique que l’empire de Napoléon était sorti de la Révolution ? Et, dans ce raccourci, on peut voir déjà la promesse de l’œuvre magistrale d’Albert Sorel. En attendant, c’est bien un livre de pathologie qu’il nous donne, décrivant les causes du mal, sa progression et la finale agonie, et il conclut à l’acceptation et au recueillement. Mais, pour être écrit avec une froideur apparente, ou plutôt une hauteur pathologique, le livre n’en est pas moins émouvant. Rien de plus poignant que le récit des courses de M. Thiers à travers l’Europe, de ses démarches auprès des souverains et des chanceliers, cavalier haletant de l’échiquier diplomatique. Nulle scène « arrangée » qui atteigne au tragique des entrevues de Ferrières ou de Versailles, si elles sont exactement racontées, et telle conversation entre le sensible Jules Favre et l’ogre de la Marche de Brandebourg trouverait place dans un recueil de morceaux choisis, pour l’édification des trop jeunes humanitaires, pas bien loin d’une fable de La Fontaine, par exemple, le Loup et l’Agneau. À lire certaines pages, trente-sept ans après les durs événements, on se sent oppressé, comme lorsqu’en traversant le pays, entre Thionville et Metz, on respire un air épais de souvenirs.

Il est difficile d’écrire l’histoire toute fraîche ou toute brûlante. Parmi ceux qui ont joué quelque rôle, les uns en effet ne parlent qu’après leur mort ; d’autres, vivants, parlent volontiers mais n’ont rien à dire ou bien interprètent les faits selon leur passion. Pourtant, quand on lui parle de ces faits dont il croit aussi avoir été le témoin, le lecteur ne souffre ni conjectures, ni lacunes ; alors l’historien doit suppléer, par une sorte de seconde vue, aux révélations qu’apporteront, plus tard, les confessions et les mémoires. Ce livre fut terminé en 1875. Albert Sorel l’avait écrit, pensant que le plus grand service à rendre à des Français qui ont tous voix consultative dans les affaires publiques, c’était de leur apprendre leur plus récente histoire.

Taine, lorsqu’il eut vingt et un ans, écrivait : « Pour voter, il me faudrait connaître l’état de la France, ses idées, ses mœurs, ses opinions, son avenir.. » Il n’y a qu’un normalien, et en 1849, pour avoir à vingt et un ans, ce magnifique scrupule. Connaître l’avenir de son pays, c’est beaucoup demander ; mais il faudrait au moins connaître son passé. Il n’y a pas si longtemps qu’une jeune Parisienne, à qui son mari montrait les ruines du château de Saint-Cloud, évoquant les horreurs de la guerre, demanda gentiment : — Quelle guerre ? — Oui, apprendre aux Français leur histoire, ce sera désormais la mission d’Albert Sorel.

Décidément, il ne voulait pas être diplomate : à mesure qu’il pénètre dans l’histoire diplomatique, il s’éloigne de « la Carrière ». Nul souci d’avancement, ni d’y entrer quand ses aînés n’y seront plus. Il enrage de perdre en bureaucratie, sans profit, en impatiences qui épuisent, le plus beau, le meilleur de sa jeunesse. En 1873, il avait demandé un congé de deux ans ; en 1875, il rentrait au quai d’Orsay, comme secrétaire particulier du duc Decazes ; en 1876, il quittait définitivement les Affaires étrangères : il venait d’être nommé secrétaire général du Sénat ; et comme chez lui, la lutte pour la vie était la lutte pour l’étude, comme il ambitionnait surtout une situation qui lui permît d’écrire, de penser, de rêver, il restera secrétaire général du Sénat jusqu’en 1901.

Mais il avait suivi, d’autre part, la plus belle route nationale : les quatre premiers volumes de l’Europe et la Révolution avaient paru.

Ici, il me faut faire discours en arrière, car l’Europe et la Révolution se rattache à la fondation de l’École des Sciences politiques. Après 1870, on répétait que le maître d’école allemand avait préparé la victoire ; on pensait donc que le maître d’école français devait préparer la revanche. Certains instituteurs modernes, trop modernes, semblent bien poursuivre un but diamétralement opposé. Mais alors un souffle patriotique gonflait tous les cœurs, et l’œuvre de relèvement commença. Je me rappelle que, dans un lycée de la banlieue de Paris, le proviseur voulut relever de bien jeunes garçons. C’était un petit homme sec, cheveux ras en brosse, moustache et barbiche blanches, un colonel universitaire. Sous son provisorat, la discipline fut rigoureuse, les paresseux, poursuivis jusque dans leurs derniers retranchements ; pour se rendre à la classe, à l’étude, au réfectoire, à la récréation, il fallait marcher au pas ; malheur à qui parlait dans les rangs ! On ne sortit plus que tous les quinze jours ; les sorties d’honneur étaient difficiles à obtenir. Les mères éplorées se syndiquèrent et, en haut lieu, se plaignirent. Au bout de quatre mois, pas davantage, le petit proviseur sec fut remplacé par un homme paternel et même grand-paternel. Mais ce n’est qu’un cas particulier ; il y eut des tentatives plus constantes ; de grands efforts furent faits dans l’enseignement primaire et supérieur. Alors, M. Émile Boutmy obéit aux plus nobles préoccupations, en créant l’École libre des Sciences politiques. « Il s’agissait », dit M. Georges Picot, « de réchauffer les âmes, d’offrir un aliment « aux intelligences, afin d’empêcher le découragement et d’élever le niveau des carrières libérales, en donnant à l’élite de ceux qui s’y destinaient une direction et une méthode. »

Ce fut Taine qui désigna Albert Sorel à M. Émile Boutmy, pour un cours d’histoire diplomatique. Sorel hésitait, se défiait de lui-même. Il demanda conseil à M. Guizot qui lui dit à peu près : « Jetez-vous à l’eau et vous nagerez. » — Il fit sa première leçon, qui fut la leçon d’ouverture de l’École, en janvier 1872. Il eut beaucoup de succès. Taine, après trois leçons, lui dit : « Vous avez trouvé votre vocation, vous êtes né professeur. » Il n’avait que trente ans, mais une singulière érudition et la plus persuasive autorité. En même temps que le maître, il voulait être l’ami de ses élèves. Il savait que l’enseignement obéit à une loi assez semblable à celle des liquides et qu’il tend à remonter à la hauteur de laquelle il tombe, si de maître à élève, les cœurs sont communicants.

Le cours qu’il professait était divisé en deux parties ; chaque partie exigeait une année : d’abord, les rapports de la France avec l’Europe, de 1789 à 1815 ; puis de 1815 à 1882. Cette première partie était donc, en notes et en paroles qui volent, l’Europe et la Révolution. L’idée de l’œuvre écrite et qui demeure, avec ses beaux développements, cette idée fut conçue dans l’enthousiasme, rue Saint-Lazare, nous dit-il, un jour qu’il allait à Versailles. Ce fut comme un éclair qui illumine tout l’horizon. « Il a été ébloui, il a eu le vertige. » Mais un éclair n’est pas la lumière du jour. De cette illumination d’une minute, il lui faudra faire pour nous de la lumière constante. Alors, il a regardé son idée en face ; il a construit son plan patiemment. Pendant dix ans, il travaillera dans les archives, avec la crainte de ne pas assez savoir, de ne pas assez creuser. Il ne commence à publier qu’en 1885 ; les quatre premiers volumes se succèdent rapidement. Puis, comme s’il voulait préparer une entrée à Bonaparte, Albert Sorel se tait pendant seize ans. Enfin le cinquième volume paraît, et, en 1904, l’Europe et la Révolution est terminée. Il lui avait consacré trente ans de sa vie ; mais il lui avait donné la vie.

Vous n’aviez pas attendu que l’œuvre fût achevée, pour honorer l’historien d’une de vos plus hautes récompenses, et pour l’inviter à être des vôtres. Le grand prix Gobert lui avait été décerné. Il avait été nommé, en 1889, membre de l’Académie des Sciences morales et politiques. Le 5 février 1895, il prenait place parmi vous. Vous l’aviez choisi pour succéder à un maître, à l’un de ceux qui ont exercé le plus d’influence sur les esprits de leur temps.

Enfin, pour compléter ce cursus honorum, le 29 mars 1905, une fête fut donnée par la Société des anciens élèves et élèves de l’École libre des Sciences politiques, en l’honneur d’Albert Sorel, à l’occasion de l’achèvement de son ouvrage. Une médaille commémorative lui fut remise ; plusieurs discours furent prononcés ; et il semble bien que, ce soir-là, tout ait été dit sur l’homme et sur son œuvre, depuis le nécessaire et synthétique Exegit monumentum ! jusqu’aux considérations les plus amples et les plus profondes. Mais, s’excusant de n’avoir pu assister à cette solennité, un noble et douloureux poète écrivait : « Des maîtres feront son éloge avec une entière compétence ; en humble disciple, je me bornerai à motiver mon admiration pour ses travaux, dans la mesure où j’en ai profité. » Paroles pleines de modestie et de sagesse, qui m’invitent à ne pas avoir d’idées originales sur l’Europe et la Révolution, et aussi m’interdisent de porter, sur Albert Sorel historien, un éloge sacrilège et compliqué, où l’on verrait bien qu’un profane s’est appliqué. Du moins puis-je, sans profanation et sans prétendre à faire des découvertes, reconnaître de belles qualités : tout d’abord, une recherche patiente et passionnée de la vérité, et comme une ivresse méthodique de documentation ; une phrase claire et large qui coule sur ce lit de documents ; un style coloré, imagé ; une aptitude singulière à démêler l’enchaînement des effets et des causes, à découvrir des règles dans la confusion apparente des faits ; et un don de créer, par une série d’inductions et de déductions rapides, une sorte de courant que l’on pourrait appeler le courant historique et dont, en lisant Sorel, je me sens traversé. Et si l’on s’amusait à rechercher un procédé dans la façon dont il nous propose l’Histoire, peut-être le trouverait-on dans une volonté qu’il a de frapper, à tout instant, notre esprit par des similitudes. Oui, c’est un chasseur de similitudes, et comme, encore une fois, il possède la plus vaste érudition, comme c’est un des hommes qui ont le plus de passé dans l’esprit, à chaque pas il les rencontre et, pour ainsi dire, les fait lever.

S’agit-il pour les Constituants d’annexer Avignon et le Comtat ? encore qu’ils aient renoncé aux annexions et aux conquêtes, Sorel nous montre que la raison pure invoquée par eux ressemble fort à la raison d’État invoquée par leurs prédécesseurs monarchistes ; et que les lois contre les émigrés reproduisaient les lois contre les protestants, les mesures d’exception étant la règle sous tous les régimes ; à propos du principe des réunions, il dira que « le patriotisme impérieux et fougueux des chevaliers ès lois de Philippe le Bel ressuscitait dans les légistes armés de la Convention », etc. On pourrait citer mille exemples. Et, par cette succession de similitudes, qui sont comme les illustrations de son idée maîtresse, il nous rend plus saisissable cette idée, à savoir que, si la France, à l’intérieur, traversait un drame tout d’abord sublime, puis souillé, mais d’où sortirent tout de même des libertés, à l’extérieur, par sa diplomatie et ses armes, par la conception des limites naturelles, par la guerre d’indépendance, devenue bientôt guerre de prosélytisme, enfin guerre de conquêtes et de magnificence, elle suivait la politique de Richelieu et de Louis XIV, que les Constituants reçurent, en quelque sorte, de l’Ancien Régime, repassèrent aux Conventionnels, ceux-ci aux Directeurs et ces derniers à Bonaparte ; et que, à partir de 1789, ce n’est pas une nouvelle histoire d’une nouvelle France qui commence, mais bien la France et l’Histoire qui continuent. À plusieurs reprises, et parce que notre attention a des solutions de continuité, il nous met en garde contre notre tendance à partager l’Histoire en périodes si l’on peut dire étanches, à la façon des compartiments d’un navire, chacune étant isolée de celle qui la précède et de celle qui la suit ; de même encore que nous divisons le temps en siècles et en années, quadrillant ainsi l’infini. Et ne ressemblons-nous pas, en cela, à cet enfant à qui l’on demandait en quelle année Charlemagne avait été couronné empereur d’Occident, et qui répondit : En 800, juste !

Donc, ce qui plane sur l’œuvre de Sorel, c’est la force de la tradition, le principe des continuités. Pour lui tout s’enchaîne ; nul fait historique, grand ou petit, qui ne puisse être expliqué, si l’on connaît bien le passé, les circonstances et les hommes : en un mot, si l’on connaît tout, et cette curiosité doit être celle du savant et de l’historien, autrement l’Histoire n’est plus qu’une allusion aux événements. L’historien doit être psychologue, et Albert Sorel nous montre la psychologie des foules, peuple de Paris, armées de la République, de Bonaparte et de Napoléon. Ainsi, la Muse de l’histoire ne nous apparaît plus comme la froide effigie drapée sur un sarcophage, mais comme une statue animée, vivante, à la Rude. Et, dans une belle galerie de portraits, il nous montre la psychologie des hommes, des hommes qui interviennent avec leur éducation, leurs vices, leurs vertus, leurs passions, leurs atavismes, mais aussi leur volonté, car ils sont libres. Tous ces portraits, comme ils sont parlants, pour être tracés d’après des correspondances, des mémoires, des documents, et d’Albert Sorel portraitiste, ne pourrait-on pas dire : un Saint-Simon d’archives ? Et comme lui-même est un certain homme, j’entends avec son caractère et son jugement, sous sa parfaite impartialité nous voyons bien luire ses préférences pour les purs héros de la Révolution : Marceau, Hoche, Desaix, Championnet ; éclater son admiration « pour la guerre d’indépendance, pour la sortie d’un peuple assiégé défendant sa cité, ses dieux, son droit, ses tombeaux » ; aussi pour la guerre de prosélytisme, pour la croisade exaltée de ce même peuple qui croit posséder la recette du bonheur et va propager parmi les nations la justice et la fraternité ». Mais il ne considère pas la Révolution comme un bloc et, aux heures rouges, ce bloc ensanglanté ne lui dit rien qui vaille. Et si nous sommes tentés de croire, parce qu’on nous l’a dit, qu’il y a entre la Terreur et la Défense nationale un lien de cause à effet, et que le délire de la guillotine fut une forme nécessaire du patriotisme, il nous débarrasse de ce sophisme. Il s’écrie : « En quoi la mort de Danton était-elle nécessaire au salut de la République ? » Oui, en quoi ? Il nous montre que la Terreur pouvait bien créer la pusillanimité de certains Conventionnels qui furent féroces, comme Néron, parce qu’ils avaient peur, et d’ailleurs se montrèrent, dans la suite, sous Napoléon et sous Louis XVIII, chevaliers de la circonstance ; mais qu’elle n’était pour rien dans la vaillance de nos soldats : à ceux-ci suffisait l’amour de leur pays et des nouvelles libertés. Et, dans le temps qu’à Paris des têtes de femmes tombaient, les vainqueurs de Fleurus se montraient magnanimes.

On a tracé plus d’un parallèle entre Taine et Albert Sorel : tous deux, en effet, ont étudié, chacun de son point de vue, les origines de la France contemporaine. L’auteur du Traité de l’Intelligence fut scientifiquement chagriné, un jour, de voir que des Français, en plein XIXe siècle, brûlaient eux-mêmes leurs monuments, leur hôtel de ville, leurs bibliothèques. Alors il écrivit un livre sans optimisme et comme à la lueur immédiate de l’incendie. C’est au son lointain du canon de Valmy, d’Austerlitz et de Waterloo que l’auteur de l’Europe et la Révolution écrivit son livre et, avant de le fermer, il proclame « son admiration pour le génie de son pays, sa tendresse pour ses illusions, sa pitié pour ses infortunes, sa fierté de ses triomphes et sa foi inébranlable dans ses destinées ». Sans doute il pensait que, malgré le malaise et l’inquiétude de l’heure présente, la France demeurait la fille aînée du Droit, et que son génie propre étant de défendre dans le monde la justice et la civilisation, à travers des doctrines provisoirement convulsives, elle préparait les temps où les nations se pénétreraient au lieu de s’envahir, où des hommes patriotiquement internationalistes concilieraient les différends, où l’on viendrait les uns chez les autres, mais pas tous à la fois. Enfin, pourrais-je mieux faire ici que de vous lire la belle lettre que, son œuvre terminée, Albert Sorel écrivait à son fils :

« Voilà une date solennelle dans ma vie : je viens d’écrire la dernière ligne de la dernière page de l’Europe et la Révolution. Nunc dimittis servum tuum Domine ! Je puis m’en aller. Tu pourrais envoyer ce manuscrit à l’imprimerie et peut-être vaudrait-il mieux ainsi, incorrect, encombré de broussailles, mais encore tout vif. Je le polirai, mais, Dieu merci ! je ne le châtrerai, ni circoncirai, ni lui imprimerai la marque de servitude et cette diminution de tête que toutes les religions et toutes les factions et toutes les écoles imposent à leurs initiés. Il sera ce qu’il pourra. Tel qu’il est, c’est vingt-huit ans de ma vie qui sont là. Quel labeur, mais quel soutien dans les tentations, dans les désespoirs des pertes irréparables, dans le doute de soi-même, l’abîme de l’âme qui donne le vertige dès qu’on y regarde et où l’on est tenté de regarder toujours. Ne fût-il que cela, il vaudrait pour vous ce qu’il a valu pour moi-même : le compagnon de ma vie, mon viatique. Sera-t-il quelque chose de plus ? Un peu plus de lumière portée çà et là, et quelques pages vivantes, un peu d’intelligence d’un peu de nature humaine ? C’est tout ce que peut souhaiter, dans sa plus haute ambition, un homme qui a passé sa vie à scruter cette nature et à s’en imprégner. »

Quel labeur ! en effet, si l’on songe qu’il avait publié, d’autre part : un Précis du droit des gens, en collaboration avec M. Funck-Brentano ; une Question d’Orient au XVIIIesiècle ; un Montesquieu, une Madame de Staël, et des essais, des études de littérature, de critique et d’histoire qui, réunis, forment encore quatre volumes.

J’aurais voulu vous apporter une belle gerbe de souvenirs. Je n’ai connu Albert Sorel que dans les deux dernières années de sa vie ; l’âge, les circonstances, la nature de nos travaux, si j’ose ainsi dire en ce qui me concerne, ne nous avaient pas rapprochés. Il avait témoigné le désir de me voir, et j’aurais pu mieux le connaître ; mais on nous enseigne la discrétion ; nos aînés s’en vont, nous ne les avons pas assez interrogés. Je me rappelle l’affabilité de son accueil, son sourire d’indulgence et de bonté ; il avait grand air. Son portrait ? il l’a tracé lui-même, lorsque au troisième centenaire de Pierre Corneille, il disait du grand poète qu’il admirait : « Il est Normand de tout son être, par le contraste de ses traits nobles et rudes et par la complexité de son âme profonde et repliée ; par ses yeux pleins de lumière que l’on sent doux et dominateurs, sous le front haut, grave, fier et l’arc broussailleux des sourcils ; par son nez proéminent, busqué, entreprenant, excessif ; par son sourire contenu, nuancé de tristesse et d’ironie. » N’est-ce pas cette image que vous conservez de lui ? Ajoutez-y la haute taille, la carrure et la moustache forte, tombante, tout en lui disait la race ; et lui-même, songeant à ses ancêtres aventuriers et conquérants, écrivait ces vers :

 

Si la morne lueur de nos lampes d’étude

A terni l’acier de nos yeux,

Il y passe parfois l’éclair d’inquiétude,

L’inquiétude des aïeux,

Ressuscitant en nous cet attrait de mystère,

Obsession de ces géants,

Qui leur faisait trouver trop banale la terre.

Et trop étroits les Océans !

 

Comme eux, n’eut-il pas le goût des grandes entreprises ? Normand, il l’était encore par sa finesse, sa bonhomie ; il aimait l’esprit et même, dans la plaisanterie, apportait de l’étendue. Plusieurs d’entre vous connaissent de lui une pièce de vers que l’on pourrait attribuer à l’un de nos plus grands poètes, en admettant que celui-ci ait pu décrire son propre enterrement. Enfin, il était Normand par son amour pour sa petite patrie. Certes, il aimait aussi la grande, il l’a prouvé ; mais, pour des hommes fortement racinés, la France, avec plus de majesté, c’est la mère, et leur province, avec plus de tendresse, la maman. « Cette belle et bonne Normandie, tout est ici beau et consolant à voir», disait Napoléon, et Sorel : « Nature colorée, mouvante, contrastée ; nous autres qui en recevons l’impression avec le premier souffle de la vie, elle nous prend tout enfants, et ne nous lâche plus. Ceux qui ne restent pas reviennent toujours. »

Chaque année, au 1er janvier, il revenait à Honfleur ; il y passait les mois d’été. Il chérissait sa petite ville ; il en connaissait chaque maison : celle-ci, pour avoir abrité Henri IV, celle-là, le pensionnat décrit dans Un cœur simple. Dans l’Histoire diplomatique de la guerre franco-allemande, entre tant de villes qui durent payer, après l’armistice, des contributions de guerre, il en cite trois dont Honfleur, et je trouve ce trait infiniment touchant. Assurément, il admirait le génie et appréciait le talent, en quelque lieu que l’homme fût né ; mais si le poète, l’artiste, l’écrivain est Normand, Albert Sorel lui en est personnellement reconnaissant, il en prend sa part, et son admiration se double de régionale fierté. Pour rendre, par un tour familier, cette nuance plus sensible, il dirait volontiers de Malherbe, de Corneille, de Flaubert, de Maupassant : « mes pays », et de Virginie de la Tour et de Charlotte Corday : « mes payses ».

Dans la Pauline de Polyeucte, il reconnaît un noble type de femme normande et, toujours par les femmes, il revendique, au nom de la Normandie, le poète José Maria de Heredia. Il s’enorgueillit des beaux fleurons que ses compatriotes ont apportés à la couronne des Lettres françaises. Ce qu’il aimait avant tout, c’était les Lettres. Il ne se contentait pas d’être un historien admirable : rien ne le touchait davantage que lorsqu’on le traitait en homme de lettres. Dans sa jeunesse, il avait écrit des romans : le Docteur Egra, la Grande Falaise. Il concevait, à cette époque, une grande étude de mœurs, la peinture de toute une société provinciale. Dans une note trouvée en tête d’un de ses manuscrits de la vingtième année, note rédigée ultérieurement, il s’aperçoit que, sans y avoir réfléchi, il a suivi, pour composer et écrire ses livres d’histoire, la même méthode que pour écrire ses jeunes romans. C’est toujours, comme vous le voyez, le principe des continuités. Lorsqu’il a achevé l’Europe et la Révolution, il rêve à nouveau d’écrire des romans. Ainsi, par le plus majestueux méandre, il revient à la vocation de sa jeunesse. Mais il a acquis l’expérience et la maîtrise. Vieux habits, vieux galons, est un recueil de pittoresques nouvelles, cousines balzaciennes de l’Histoire, épisodes de la Restauration, et dont le principal personnage est, comme il convient, Napoléon formidable et muet. Et nul doute qu’Albert Sorel ne nous eût donné la forte étude de mœurs provinciales qui l’avait toujours tenté, si la mort n’était venue, trop tôt, le prendre.

J’ai voulu visiter, cet été, à Honfleur, la maison dans laquelle il est né, où il revenait chaque année. C’est, au bord d’une grande route, derrière un rideau d’ormes et de hêtres séculaires, une habitation de lignes simples, assez spacieuse pour abriter, des grands-parents aux petits-enfants, trois générations. Les fenêtres s’ouvrent sur un jardin sans longues perspectives, mais avec une pelouse, des ombrages, une petite pièce d’eau envahie par les plantes et qui fait penser, on ne sait pourquoi, à un visage mélancolique. Depuis plus d’un demi-siècle, rien dans la maison familiale n’a été changé. On a laissé, aux objets et aux meubles, le temps de devenir des amis. Ils me disent, ces vieux meubles, une existence sévère et douce, bourgeoise dans le sens intérieur de ce mot ; une simplicité que les plus enviables honneurs ne sont pas venus modifier, le respect de la tradition, le culte du souvenir. Je comprends qu’ici un homme a vécu, fils tendre et respectueux, père respecté, admiré, adoré et grand-père adorable ; l’homme d’une seule et profonde affection, ayant rencontré la compagne dévouée, droite, intelligente, celle qui soutient le courage et suggère les pensées.

Dans tel château de France, un serviteur indifférent me montre un escalier imposant, de hautes pièces dont les fenêtres s’ouvrent sur un parc seigneurial, des tapisseries incomparables, les portraits des anciens maîtres, maréchaux à perruque, marquises à paniers, peints par des artistes illustres ; et encore des meubles historiques, une table où fut signée la révocation de l’édit de Nantes ; et je m’étonne. Mais je m’émeus si, dans une sage maison de province, un jeune homme tout frémissant de piété filiale me montre des daguerréotypes, des photographies jaunies, des rayons de bois blanc chargés de livres, des armoires où sont conservés des manuscrits, le moulage d’une main fine, nerveuse, puissante, singulièrement expressive, et la table modeste où son père a corrigé les épreuves de l’Europe et la Révolution.

Alors, je m’assieds à cette même table. Dehors, le jardin est inondé de soleil ; on voit encore, au bas du perron, le tas de sable que, chaque année, le grand-père faisait apporter pour les ébats de ses petits-enfants. Et je lis, pour la première fois, la belle lettre que je vous citais tout à l’heure :

« Voilà une date solennelle dans ma vie. Je viens d’écrire la dernière ligne de la dernière page de l’Europe et la Révolution : Nunc dimittis servum tuum, Domine ! »

Les hommes écrivent parfois ces choses-là d’une plume légère, sans trop y croire, et pensant bien que le Seigneur ne répondra pas à cet appel littéraire. Mais Sorel les avait écrites gravement, connaissant bien la signification des mots, et dans une de ces heures d’exaltation et de pressentiment où l’homme est quelque chose de plus que l’homme.

La mort vint en effet, comme si, pour le reposer d’un si grand labeur, il n’y avait que le plus grand repos.