Discours de réception, et réponse de M. Michel Mohrt

Le 30 janvier 2003

Yves POULIQUEN

Réception de M. Yves Pouliquen

 

 

M. Yves Pouliquen, ayant été élu à l'Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Louis LEPRINCE-RINGUET, y est venu prendre séance le jeudi 30 janvier 2003, et a prononcé le discours suivant :

     

 

Veuillez accepter, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que je vous remercie de m’avoir élu. Permettez-moi de vous en offrir une infinie reconnaissance, d’autant plus que par l’indulgence de vos suffrages, ce que vous avez fait, le Cardinal de Richelieu lui-même, votre protecteur, n’aurait pu le faire. Il lui eût fallu, avec son confident Valentin Conrart, introduire auprès du chancelier Pierre Séguier, de Claude de l’Estoile, de Jean-Louis Guez de Balzac, de Vincent Voiture et de bien d’autres, destinés à établir la prééminence et le rayonnement de la France, un ancêtre mien, qui n’eût été que barbier-chirurgien. C’est-à-dire un homme de peu, dont se dessinait encore mal l’avenir et plus propre à nettoyer les plaies que les « ordures de la langue française contractées dans la langue du peuple ou dans la foule du Palais », tel qu’en ces termes crus le précisait le projet présenté le 22 mars 1634 par une délégation de votre Compagnie à l’illustre Cardinal, qui en approuvait les termes, en acceptait la protection, tout en lui conférant son immortelle appellation. Vous pouvez mesurer, Mesdames et Messieurs de l’Académie, la hardiesse de votre choix tout autant que l’adaptation de votre Compagnie au sens de l’histoire.

Il lui fallut toutefois plus de trois siècles avant qu’elle ne daignât accueillir dans vos rangs un chirurgien. Vous en vîntes ainsi à élire, en 1946, au trente-huitième fauteuil, le premier de votre Compagnie. Il est vrai que votre choix en fut aisé. Les muses de Mallarmé, et les roses qu’il traçait avec talent valurent à Henri Mondor autant de suffrages que ses célèbres traités de chirurgie formulés d’une langue exquise, ou les effets de son bistouri. Avec votre serviteur vous avez récidivé. Ce qui tendrait à démontrer qu’il ne vous est pas indifférent que ces connaisseurs si particuliers de la vivisection contrôlée aient enfin acquis l’occasion d’exprimer parmi vous un point de vue qui, si j’ose le dire, semble me concerner tout particulièrement. Le regard que je porte sur votre assemblée, au travers de la déférence et de la gratitude qui s’y expriment, se voudrait singulier tant il reste inséparable de l’intime entretien que j’eus pendant toute une vie avec l’œil qui le porte, qui l’entretient ou qui le perd. Cet œil objet de l’écrivain, le vôtre, dans lequel « flotte la brume des matinées anciennes », ces yeux « comme les violettes humides de l’orage » ou ces « dieux d’argent qui tenaient des saphirs dans leurs mains », objets d’un florilège infini ; cet œil, que je tins entre mes doigts, sous la loupe, sous le microscope, en ultrafines coupes, en schéma moléculaire, épuisant la gamme des connaissances du jour dans l’attente de celles de demain en cette éternelle et fascinante quête du « comment » face à la vaine espérance de savoir le « pourquoi » des choses.

Vous m’accordez la grâce de rejoindre avec Henri Mondor tous les médecins qui nous ont précédés dans la mission de « donner des règles certaines à notre langue, la maintenir en pureté, lui garder toujours capacité de traiter avec exactitude tous arts et toutes sciences », mission dont nous pourrions retrouver la trace, si nous taquinons l’histoire, chez les premiers chirurgiens ; nos rois, pour lesquels ils apprivoisèrent leur audace sur les champs de bataille, surent en effet les en remercier en consacrant leur art, souvent contre la Faculté, et en favorisant leur enseignement en langue française, je le souligne, afin qu’ils ne restassent pas sourds au latin que cultivaient avaricieusement les médecins peu soucieux de leur divulguer leur savoir. Du moins jusqu’à ce qu’en vos rangs Marin Cureau de la Chambre, protégé du chancelier Séguier avant de devenir médecin ordinaire de Louis XIII et le premier de votre Compagnie, osât s’élever contre les prétentions du latin à usurper l’empire des sciences et publiât ses « conjectures sur la digestion » en français, au grand étonnement de l’abbé Ménage et de ses collègues, même si ceux-ci commençaient à colorer leur langage d’une « vernacula gallique » les éloignant déjà du latin mais n’exprimant qu’une pensée encore très vague. Beralde, le frère du « malade imaginaire », ne s’y trompe pas : « Ils savent mon frère ce que je vous ai dit qui ne guérit pas grand-chose et toute l’excellence de leur art consiste en un pompeux galimatias, en un spécieux babil, qui vous donne des mots pour des raisons et des promesses pour des effets. »

Ce fut le rôle de votre Académie de démontrer que notre langue pouvait se prêter aussi bien à la stricte expression scientifique qu’à la spéculation philosophique et offrir dès le siècle des Lumières à toutes les universités de l’Europe le français devenu la plus moderne des langues. Des savants, des médecins l’y aideront, qui traceront en votre compagnie son chemin : Félix Vicq d’Azyr juste avant la Révolution qui l’immolera, anatomiste distingué et promoteur de la physiologie, conscient que « dans presque toutes les parties de la médecine la langue était mal faite », mais aussi Claude Bernard, fondateur de la médecine expérimentale, Littré et Pasteur, inventeur contrarié des maladies infectieuses, tous pionniers d’une médecine que fertilisera un XIXe siècle incroyablement novateur. Ils ouvriront les voies à leurs illustres successeurs, qui pourront s’enorgueillir d’enrichir le dictionnaire des termes nés de leurs talents et de l’incroyable développement de la science médicale devenue compagne rassurante de chacune de nos vies. Des talents à la mesure de leur culture et de leur humanisme auxquels je rends aujourd’hui le vibrant hommage d’un disciple heureux de partager désormais avec son maître Jean Bernard le privilège de sa compagnie et d’évoquer la mémoire de Louis Pasteur Vallery-Radot, Jean Delay et Jean Hamburger, ceux dont il fut l’élève ou l’ami, et qui ne sont plus.

Permettez-moi d’y associer une fois encore celle de tous les chirurgiens en cette solennelle occasion qui m’est offerte. Ils furent pionniers en sciences humaines. Ils furent les explorateurs de l’anatomie humaine, « première des sciences », comme la dénommait Ambroise Paré, les premiers à oser ouvrir des corps douloureux, à soutenir la thèse d’Harvey, inventeur génial et critiqué de la circulation, à lutter armés contre la mort galopante, à créer l’extraordinaire inventaire des actes chirurgicaux qui nous sont désormais offerts et qui maintiennent à force de prothèses (toutes œuvres d’art) l’apparente intégrité de nos organes et de nos fonctions jusqu’à l’âge que nous partageons et qui se prend à douter qu’il puisse lui-même vieillir. Et s’il me fallait effacer les ombres cruelles qu’ils portent en leur nature, je n’hésiterais pas à solliciter le secours de l’un de vos prestigieux confrères, Paul Valéry, que l’état de chirurgien fascina. Il trouvait si énigmatique sa condition qu’il se permit « d’essayer d’en ouvrir un », comme il le dit dans l’une de ses célèbres conférences, et convenons que les conclusions de ses biopsies ne sont pas trop défavorables au disséqué. Il admet que son « inhumanité intellectuelle et technique se concilie fort aisément, et même fort heureusement avec son humanité qui est des plus compatissantes et parfois des plus tendres », et ajoute, ce qui n’est pas indifférent, que « le chirurgien a l’avantage d’ajouter à ce que tout le monde possède, la plume et le crayon, le bistouri ». Convenez, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que cette observation clinique m’était nécessaire pour trouver le courage de vous rejoindre ainsi que ce fauteuil que vous m’avez destiné et dans les bras duquel vous m’engagez à couler ma frêle silhouette.

Hanté par les ombres de tous ceux qui m’y ont précédé depuis plus de trois siècles et demi, comment ne serais-je pas ému à l’évocation de tout ce qui y fut pensé, vécu, inventé, partagé par des hommes qui portaient en eux un peu de notre histoire et dont je dois assurer désormais le rôle ? Loin de moi l’image du fauteuil d’académicien qu’en fit Fontenelle, « tel un lit de repos où le bel esprit sommeille », imaginons plutôt la vertigineuse succession de pensées qui y naquirent alors que, parmi les douze qui me précédèrent, huit d’entre eux y siégèrent, chacun à sa manière, plus de trente années consécutives. De quels échos serai-je le témoin, de quelle rémanence serai-je le sujet là où la théologie siégea, où la paléontologie naquit, où la politique se pensa, où la stratégie se réfléchit. Étonnante anamorphose spirituelle, dont la formulation la plus récente appartient à l’homme dont la tradition veut que je fasse l’éloge : Louis Leprince-Ringuet.

Admettez qu’en son nom la Renommée fit déjà grand bruit dans la Cité et précéda de longtemps ce moment que j’aborde devant vous. Vos mémoires restent vives de ces instants que vous partageâtes avec lui, qui, pendant trente-quatre années, écouta presque tous vos discours de remerciement, vous accueillit, vous entretint de l’objet de ses passions dont cette coupole garde encore les échos. Que valent en comparaison le souvenir des rares occasions que j’eus de croiser le regard doux et malicieux de mon illustre prédécesseur, regard qu’il retenait un peu avant d’énoncer quelque brève ou déconcertante sentence, ou le savoir que je vais tenter de vous livrer ? Car n’est-ce pas terrible gageure que de vouloir prétendre résumer un siècle d’existence, composé des trente-cinq mille neuf cent trente-huit aubes de jours à vivre, à comprendre, à accepter de celui dont nous ne possédons, relativement à cette foison de jours, que les traces toujours trop simplifiées qu’il nous aura laissées et les opinions de ceux qui l’auront connu ?. Où s’inscrit chez celui qui lance : « Malgré l’âge — bientôt un siècle —, je regarde toujours l’avenir avec confiance et l’émerveillement d’un enfant », cette remarque bien antérieure : « Qu’est-ce que le bonheur, si tant est qu’il existe, si tant est que ce mot ne recouvre pas la plus grande illusion existentielle qui soit ! » ? Aussi, résignons-nous, à la manière de l’historien, à mêler l’objective connaissance à l’intime et honnête conviction vers laquelle nous porte le sentiment d’avoir compris, avec notre sensibilité propre, la carrière exceptionnelle d’un homme dont lui-même ne perçut qu’indistinctement l’étonnant cheminement. Sans doute, et toutes proportions gardées, me fut-il utile de partager avec lui, tout au long d’une carrière scientifique cette « joie de connaître, cette source inépuisable d’émerveillement » qu’il nous confie qu’il y éprouva, et qui me permet de comprendre l’une des clés majeures de sa belle existence. S’il eut l’occasion en effet de révéler et de cultiver les nombreuses facettes de ses talents, sur lesquelles nous reviendrons, et s’il affirme qu’il « n’avait, au départ, aucune prédisposition pour le métier de scientifique et qu’il voulait être peintre », retenons toutefois pour essentielle la part capitale que tint la physique dans sa vie.

Elle conditionna, par la dimension qu’elle accorda à ses réflexions, matériellement, métaphysiquement et poétiquement même, l’éventail des sujets qui motivèrent sa trépidante vie. À vrai dire, ce goût pour les sciences, il le possédait dès son enfance, il faisait partie d’un héritage génétique. Son père, polytechnicien, ingénieur des Mines, n’envisagea jamais un destin pour son fils qui ne passât par l’École polytechnique, qui avait accueilli aussi plusieurs parents de sa mère. Le petit Louis aurait-il pu y échapper, ne fût-ce que symboliquement ? Ne fut-il pas photographié dans ses langes avec le ceinturon de polytechnicien de son père posé sur son berceau ? « Malgré mes résultats scolaires médiocres, je n’ai pu conjurer le sort et fis l’X. »[...] « J’eus la joie de m’y voir admissible, puis reçu, dans les derniers il est vrai : deux cent quatrième sur deux cent vingt, la chance me favorisait », confesse alors, autant par modestie que par dépit, celui qui rêvait encore d’une carrière artistique, ou de tout autre « dérivation fantaisiste ». Rien dans l’avenir qu’il préparait ne peut nous faire regretter cependant, comme le lui faire regretter, la voie qui lui avait été imposée.

La science se réserve le choix des rendez-vous qu’elle prend avec ceux qui la courtisent. Elle lance à leur endroit les émissaires qu’ils ont mission de reconnaître. La route de Louis Leprince-Ringuet est balisée par ces rencontres qu’il attribuera au hasard mais qui, en réalité, relèveront de sa belle aptitude à les désirer. La brusque décision qu’il prend en 1929 de quitter sa fonction d’ingénieur des câbles sous-marins pour rejoindre le laboratoire d’études des rayons X, que le duc Maurice de Broglie anime dans l’annexe de son hôtel particulier de la rue Chateaubriand, est très instructive à cet égard. Elle libère, alors qu’il n’a que vingt-sept ans, l’impétuosité d’une nature capable de receler des vocations diverses au service desquelles elle dispose d’indiscutables talents. Vocations qui imprimeront au cours de sa vie des choix, des engagements qui pourront parfois surprendre. À sa sortie de Polytechnique, Louis Leprince-Ringuet, devenu élève ingénieur des P.T.T., avait choisi, après deux années d’école d’application, le service des câbles sous-marins. Choix imposé par son rang, qui n’était pas des meilleurs, mais dont il se consolait dans la perspective de passer de longs mois en mer. Les campagnes accomplies sur l’Ampère et l’Émile-Baudot, les bateaux câbliers qui le portèrent pendant cinq années sur l’Atlantique ou la Méditerranée, lui offrirent en effet l’avantage de combiner l’excitante justification technique des missions destinées à repérer et à réparer des câbles téléphoniques enfouis dans les profondeurs des mers, aux aléas de l’aventure maritime, au compagnonnage avec les ouvriers, si proche de ce qu’il avait vécu dans les Équipes sociales qu’il avait fréquentées et sur lesquelles nous reviendrons. Un climat de science, d’aventure, d’action collective qui caractérisera tout au long de sa vie un engagement civique inaltérable et que nous retrouverons en toutes circonstances. Il en tirait, à n’en pas douter, un certain bonheur.

Aussi fallut-il toute la séduction d’un homme, d’un émissaire de la Science, et l’attente de sa rencontre, pour que Louis Leprince-Ringuet changeât soudainement de destin. L’événement fut d’une telle importance que plusieurs de ses livres en relateront les circonstances. De ses dispositions à rejoindre le monde scientifique, on sait qu’elles remontent à l’enfance. Son admiration sans borne pour Pierre Termier, géologue-paléontologue, lui avait valu au travers de son enseignement « une soudaine illumination », dont il est probable, affirme-t-il, qu’elle le guida vers la voie qu’il choisit plus tard. Il confesse qu’il rêvait souvent à « ces pionniers qui travaillent seuls dans des laboratoires de fortune, défrichant les horizons vierges de toute connaissance », ou à « cette joie offerte au scientifique d’être seul au monde, à un moment donné, même pour un court instant, à cerner une donnée nouvelle ». Dans cet aveu se devine ce frisson que recherchent tant de jeunes intelligences penchées sur le marbre de leur paillasse, auxquelles la science ouvre mille chemins de possible gloire. Aussi l’irruption dans sa vie de Maurice de Broglie, fût-elle confusément attendue, apparaît-elle à Louis Leprince-Ringuet comme un signe du destin : « Le hasard, cette fois encore, (notons cet « encore ») a joué en ma faveur », nous dit-il. Ce grand homme allait donner à mon existence une orientation imprévue. Son laboratoire des rayons X était un petit centre de recherches ; nous n’étions pas plus de trois ou quatre physiciens permanents. On commençait à s’intéresser à l’étude de la structure des noyaux atomiques. Les Anglais cassaient déjà des noyaux d’atome à Cambridge avec sir Rutherford ; Maurice de Broglie me proposa d’être son assistant pour tenter la même expérience afin de déterminer la nature des fragments qui les composent. J’ai abandonné mon poste aux P.T.T. pour me lancer dans la construction d’un amplificateur capable de détecter le passage d’une particule électrisée en mouvement. « Tels sont les termes de cette étonnante conversion. Si j’en rapporte l’exacte transcription, c’est qu’elle pose le problème dans toute sa simplicité et ses difficultés. Louis Leprince-Ringuet passait, selon son expression, de « la vieille physique apprise à Polytechnique à la physique vivante avec Maurice de Broglie ». Un espace impressionnant entre une formation toute théorique et un projet pratique d’une ambition folle, pour ce temps-là, que seul un maître peut vous faire franchir. Maurice de Broglie était celui-là. Dans Noces de diamant avec l’atome, Louis Leprince-Ringuet l’avoue sans détour : « Très vite je fus séduit par sa personnalité d’exception. » Dans Foi de physicien, il ajoute : « Ce fut mon père intellectuel. Celui qui a suscité en moi la passion de la recherche, une vocation tardive. Il avait le charisme des gens pour qui l’on a envie de se donner. Les huit années passées auprès de lui furent des années heureuses, bénies pour ainsi dire. » Communion bienheureuse des hommes d’esprit que votre Compagnie honorera. Louis de Broglie, le prix Nobel, rejoindra en 1944 son frère Maurice bien avant que Louis Leprince-Ringuet, lui-même successeur du général Weygand, ne se retrouve en votre compagnie.

La Science, riche de ses mystères, résiste aux efforts des hommes et ne leur livre ses secrets qu’avec parcimonie. Son histoire en garde les étapes heureuses. Les plus fécondes relèvent du génie de quelques hommes qui savent démontrer l’évidence d’une théorie ou d’une loi à partir d’un fait qui catalyse des connaissances jusque-là éparses. Heureux ceux qui participent à un tel événement. En 1929, à l’aube d’une décennie qui précéda la guerre et qui fut incroyablement fertile en découvertes, la physique nucléaire constituait cet événement. Louis Leprince-Ringuet subodorait sans doute qu’il allait vivre l’aventure de l’atome, puisqu’il avait décidé de s’y engager. Pouvait-il toutefois imaginer qu’il verrait naître le neutron, se décomposer son noyau, qu’il créerait lui-même certaines conditions physiques de ses transmutations, qu’il aurait recours à la radioactivité, qu’il participerait à la découverte des nouvelles particules élémentaires, qu’il verrait poindre la fission de l’uranium, la réaction en chaîne annonciatrice de la maîtrise de l’énergie nucléaire ? Pouvait-il enfin, alors qu’il en faisait une prudente approche, soupçonner tout ce qu’elle apporterait à son étonnante carrière ? Des rencontres, bien sûr, et des plus prestigieuses, dans la famille scientifique française : les Auger, Curie, Joliot, Langevin, Perrin, Becquerel, mais aussi dans celle des étrangers fameux : les Rutherford, Wilson, Rossi, Bohr, Oppenheimer, Sakharov, communauté scientifique internationale dans laquelle foisonnent les prix Nobel et dont on ne peut citer tous les grands acteurs. Des positions enfin, à l’École polytechnique, à l’Académie des sciences, au Collège de France, au Commissariat à l’énergie atomique, au Laboratoire européen de physique et des particules, le CERN et bien d’autres encore.

Il n’écrira pas moins de six ouvrages destinés au public pour relater cette aventure. Comme si Louis Leprince-Ringuet n’avait pas voulu manquer, tant il s’y était investi, d’en retracer les étapes heureuses. Il s’en dégage les euphoriques conséquences d’un métier qu’il a conduit avec passion et constance. Fidèle à ses convictions et à son équipe de « techniciens sans humanités, mais qui possèdent une sorte d’équilibre entre les mains et le cerveau », tels qu’il les aime, contrairement « aux intellectuels errant dans leurs cénacles », il manifeste un goût tout particulier pour l’application expérimentale. Celle qu’il appréciait tant chez Frédéric Joliot, dont les expériences, disait-il, « étaient toujours de conception fort simple et d’une grande élégance », et « qu’il exécutait avec des qualités manuelles exceptionnelles ». Il faudrait des heures entières pour relater tous les faits marquants qui en résultent et qui, avouons-le, ne restent pleinement accessibles qu’aux seuls initiés. Tentons d’imaginer, cependant, ne serait-ce que pour en saisir l’importance, ce monde infiniment petit que représente un atome dans lequel il s’est immergé et dont il souhaitait tant que nous le connaissions aussi bien que lui. Il est en soi presque un défi à notre entendement, à la mesure de celui qui nous porte à concevoir l’existence de galaxies naissant ou mourant à des millions d’années-lumière de notre planète ! En 1929, on sait déjà que l’atome est composé d’un noyau central, extrêmement dense, infiniment petit (moins d’un millionième de millionième de centimètre), de charge positive, entouré, à la manière des planètes autour du Soleil, d’électrons de charge négative. Une grande partie de l’œuvre de Louis Leprince-Ringuet consistera à participer à l’identification des composants du noyau de cet atome. On en obtient en effet, lorsqu’on le bombarde avec des « projectiles atomiques », des désintégrations artificielles qu’il faut observer, analyser afin d’en qualifier les composants. Il lui appartiendra de construire des détecteurs de projectiles atomiques et d’en déceler de nouveaux. La rencontre de Bruno Rossi, un collaborateur d’Enrico Fermi, fut à cet égard déterminante. Ils évoquent ensemble le rôle que pourraient avoir dans un tel contexte les rayons cosmiques qui sans cesse bombardent notre planète et dont l’énergie supposée est considérable « Excité par l’idée de l’aventure pour la Science, par le caractère planétaire des recherches », comme il nous le relate, Louis Leprince-Ringuet y entrevoit un champ d’action considérable. Aussi les rayons cosmiques seront-ils à partir de 1932 son objet d’études le plus constant, sa pensée la plus obsessionnelle. Devenu « cosmicien », comme il aimait à le dire, il traquera le mystérieux rayon avec l’obstination d’un Sherlock Holmes.

Le rayon cosmique est-il sensible au champ magnétique ? Il sillonnera les mers pour le prouver. Sur le Kerguelen des Chargeurs réunis, avec son ami Pierre Auger, il fera le trajet Hambourg-Buenos-Aires, aller-retour, pour engranger des milliers de mesures et démontrer le caractère corpusculaire des rayons cosmiques et leur pouvoir de pénétration. Doit-il étudier la nature des particules primaires de leur rayonnement ? Il fera, en compagnie du même complice, des séjours en haute montagne sur les flancs de la Jungfrau. Est-il informé de l’existence de « gerbes denses » de rayons cosmiques par ses amis Occhialini et Blakett, heureux découvreurs du paradoxal électron positif ? Il migre dans le laboratoire de l’Académie des sciences de Bellevue où se situe le plus puissant des électro-aimants capables d’environner une chambre de mesure des fameux rayons. Il y démontre avec son collègue Cotton, de façon incontestable, l’existence de particules cosmiques arrivant sur la Terre avec une énergie supérieure à vingt milliards d’électrons-volts. La guerre hélas ! va contrarier ce bel élan. Toutefois la construction, prévue en 1937, à L’Argentière-la-Bessée, dans une usine alpine de Pechiney, d’un nouveau et plus puissant dispositif de capture et de mesure des rayons cosmiques lui permettra de s’y retirer et de continuer à traquer, pendant que les humains incendient la terre, les imperturbables et fascinants rayons. Déjà il y entreverra les projets qu’il espère engager dès la paix retrouvée : celui du laboratoire du pic du Midi, et celui des lancers de ballons-sondes qui compléteront dans les années cinquante la grande récolte. Celle-ci aura été, ô combien ! fructueuse. L’utilisation de ces radiations à l’énergie considérable lui aura permis de réaliser des milliers de désintégrations du noyau de l’atome, d’identifier et d’étudier toutes les particules émises, alors connues ou encore mystérieuses, parmi lesquelles les mésons lourds et l’hypéron, à laquelle il attribue un nom.

Louis Leprince-Ringuet pouvait se réjouir, en 1953, au cours d’un congrès réuni à Bagnères, de partager avec tous les cosmiciens de la Terre les connaissances accumulées sur cette énergie cosmique naturelle qu’ils avaient à tour de rôle identifiée. Toutefois, chacun savait déjà qu’une page était tournée dans leur histoire. Les synchrotrons géants destinés à créer des rayons cosmiques artificiels prenaient place et leurs étonnantes capacités allaient ouvrir une nouvelle ère de recherche en physique nucléaire. Se promenant sur « le boulevard de l’Hypéron » à Bagnères, baptisé à l’occasion de ce congrès, Louis Leprince-Ringuet, conscient de cette nouvelle approche de la physique des particules, songeait peut-être à ce qu’il avait été, parmi tous ses pionniers et à leur image, « un aventureux chasseur d’espèces inconnues, qui découvrit tant de particules insoupçonnées sans pouvoir toujours les définir parfaitement, sans être capable d’en connaître toutes les propriétés et qui allait devoir se transformer en membre d’une équipe lourde esclave de la disponibilité d’une grande machine à cracher des protons ». C’est ce que signifiait en effet la mise en place de ces gigantesques accélérateurs de particules. Elle signait l’arrêt des travaux solitaires. Les coûts considérables de la construction d’un tel accélérateur ne pouvaient être assumés que par une riche puissance et reléguaient désormais toutes les petites équipes, par contraste si démunies comme la sienne, en des tâches subalternes. Que leur resterait-il à découvrir ? Le très onéreux synchrotron de Berkeley, construit alors par les Américains, n’avait-il pas pour ambition de créer de l’antimatière ? Depuis la découverte de l’électron positif, cela devenait concevable et donnait à rêver. En U.R.S.S., le chantier d’un tel synchrotron était ouvert. Qu’allait devenir l’Europe ?

Heureusement pour elle, des hommes voulaient qu’elle existât. Louis Leprince-Ringuet fut l’un de ceux-là. Avec Pierre Auger, le fidèle compagnon, l’ambassadeur François de Rose, l’Italien Amaldi, le Danois Niels Bohr, d’autres hommes de science européens, il participe à l’édification d’un projet d’une audace inouïe qui veut doter l’Europe d’un accélérateur plus puissant même que celui de Berkeley. Projet qui verra le jour grâce à la participation de treize pays européens et à l’effort conjugué de leurs savants. L’aventure du Laboratoire européen de physique des particules, le CERN, commençait. Élaboré aux confins de la Suisse et du Jura, il sera en activité en novembre 1959, et réunira près de cent cinquante chercheurs de toutes nationalités, consacrant définitivement la contribution de notre vieux continent à la recherche nucléaire fondamentale. Un premier grand pas de l’Europe renaissante.

Vous conviendrez, Mesdames et Messieurs de l’Académie, que la nature de l’engagement de Louis Leprince-Ringuet dans la recherche scientifique, déjà riche de tout ce qu’il y exprima personnellement, prend en cette circonstance une dimension politique à laquelle la Nation ne saurait rester insensible. L’engagement de nos chercheurs dans les voies de la compétition internationale fut grandement redevable au choix européen qu’entrevit sans délai notre grand cosmicien. Un choix sans défaillance dont il nous offrira bien d’autres exemples. Dès lors la carrière de Louis Leprince-Ringuet sera indissociable de l’aventure nucléaire française. Rejoignant Francis Perrin, au Commissariat à l’énergie atomique, il y exercera pendant vingt ans le rôle d’un conseiller écouté, vingt ans pendant lesquels la France se dota d’un potentiel nucléaire civil et militaire important, qui contribua grandement à l’affirmation de son indépendance.

La seule vocation de grand physicien de mon prédécesseur suffirait à justifier son immense renommée, ainsi que la pertinence de ses engagements, mais s’en tenir là serait pourtant n’accorder à l’homme qu’une trop étroite dimension. Alors même qu’il mettait en place les divers projets de sa recherche nucléaire, qu’il programmait ses mesures de particules élémentaires, dans ses laboratoires parisiens aussi bien qu’en mer ou sur les sommets de l’Europe, il retenait une autre tentation, à la manière d’une rivale discrète, qui lui vaudrait, lorsqu’il la révèlera, une tout aussi brillante réputation : la vocation d’enseigner. Soulignons l’importance de cette double qualification associant le goût de la recherche et celui d’enseigner. Elle n’est pas si fréquente et, si elle l’était, elle favoriserait indiscutablement les liens entre les laboratoires de recherches et les universités qui, jusqu’à nos jours, n’ont pas su définir avec clarté les voies qui réuniraient leurs talents. Qu’un chercheur, jeune encore et riche de ses découvertes, puisse apporter à des étudiants sa fraîche expérience, les vocations naîtront et notre pays s’enrichira de leur ardente communion. À cet égard, Louis Leprince-Ringuet voulut faire école.

On soupçonne très tôt cette disposition chez lui. Ne dit-il pas que « les problèmes d’éducation ont toujours suscité en lui un intérêt considérable » et l’on verra la place qu’ils tiendront dans sa vie. Il n’est pas indifférent, à cet égard, d’évoquer en quelques mots sa participation aux missions des Équipes sociales, déjà citées, car elles eurent sur lui une influence notable et ce fut sans doute en leur sein qu’il testa pour la première fois ses talents de pédagogue. Ces Équipes sociales avaient été imaginées par un normalien, Robert Garric. Ce dernier, chrétien militant, avait, au retour de la Grande Guerre, tenu à conserver avec ses compagnons de combat les relations qu’ils avaient tissées jour après jour dans l’amitié des tranchées sans distinction de grade ou de profession. Les Équipes sociales naquirent de cette intention de réunir ceux auxquels la paix avait restitué la qualification de professeur, chercheur, industriel ou celle de menuisier, de mécanicien ou de boulanger ; et d’entretenir la relation qualifiante de leurs rapports sous forme d’entretiens permettant à ceux qui savaient, d’instruire ceux qui savaient moins. Louis Leprince-Ringuet, au retour de son service militaire en Rhénanie, avait rallié avec enthousiasme les Équipes sociales dans lesquelles il allait dispenser son jeune savoir. Il y enseignera les révolutions techniques du moment et orientera vers des emplois les ouvriers qu’il instruisait. Il y recrutera, plus tard, les compagnons qui partageront sa vie de recherche, et dont il évoquera souvent la part qu’ils y prendront. C’est en fréquentant ses compagnons des Équipes sociales qu’il apprit à expliquer en termes simples et compréhensibles les choses les plus compliquées et qu’il se découvrit ce talent d’enseignant qui lui valut tant d’attachement de la part de ses élèves et l’étonnante fidélité de ses auditeurs. Louis Leprince-Ringuet gardait de son passage dans les Équipes sociales un tel souvenir que je me devais de le rapporter. « Ces années passées en leur sein, disait-il, ont illuminé le reste de mon existence. Aujourd’hui, à quatre-vingt-quinze ans, leur rayonnement m’éblouit toujours. »

C’est un décret de 1935, limitant un privilège des membres de l’Académie des sciences et réduisant de cinq années leur droit d’enseigner, qui donne l’occasion à Louis Leprince-Ringuet, alors répétiteur, de briguer la chaire de physique de l’École polytechnique, soudainement libérée. Il y a de l’audace dans cette démarche ; il n’a que trente-cinq ans, alors que l’âge minimal pour une telle chaire est de cinquante ans ; un peu de désinvolture aussi car, au lieu de rendre visite aux professeurs, membres du Conseil, il les convie au laboratoire de Bellevue, où travaillent avec lui quelques anciens de l’École sur les rayons cosmiques. Beaucoup de talent, enfin, pour séduire intellectuellement les membres du Conseil qui ont bien voulu se déplacer et qui, malgré les mésaventures que leur vaut le terrifiant électro-aimant à cause des clés qu’ils avaient gardées dans leurs poches, les plaquant sur la machine et les y soudant malencontreusement, lui confieront, malgré tout, la chaire convoitée. Une chaire que Louis Leprince-Ringuet occupera trente-trois ans avec brio et originalité. Si le hasard le servit en cette occasion, il est difficile d’imaginer toutefois qu’il n’y ait eu à l’origine de cette candidature quelque préméditation. Sa condition d’X, de fils d’X, de frère d’X, imprégné de traditions, le conduisait à rêver ce que pourrait être la grande école si l’on y insufflait quelque liberté de penser, voire le sel de sa propre existence, cet enthousiasme qui ramène la théorie au niveau des manipulations de laboratoire, grâce auxquelles jaillissent des parcelles de vérité scientifique. Ce que tendrait à démontrer son comportement de nouveau professeur. Il ne modifiera guère l’enseignement de la physique dispensé à sa première promotion en 1936, mais il n’en sera pas de même pour la suivante. Dès la deuxième année, la théorie de la relativité, les quanta, et toute la physique contemporaine transforment son cours. Il invite les polytechniciens, ses élèves, à fréquenter les laboratoires où il travaille. À Bellevue, ou chez Maurice de Broglie en attendant que se construise le laboratoire de l’École où se poursuivront les études entreprises sur les rayons cosmiques et les particules élémentaires. Au risque de perturber quelque peu les règles militaires de l’École, mais en en transformant avantageusement l’esprit jusque dans l’affectation des polytechniciens dans la recherche scientifique des corps techniques de l’État, alors même que se profilent les menaces de guerre.

Cette guerre qui conduira l’École et ses maîtres à Villeurbanne jusqu’en 1942, avant qu’elle ne revienne à Paris. Les années d’après la guerre confirmeront tous les projets conçus avant qu’elle ne se déclare. Le laboratoire prendra alors une dimension nouvelle, l’antichambre du bureau du « Prince » y accueillera les plus illustres visiteurs, et les colloques du lundi s’enorgueilliront de la présence d’orateurs aussi prestigieux qu’Oppenheimer, ou le tout jeune prix Nobel, Glaser. Ordinairement, « Le Prince », la pipe à la main, écoute, interrompt, interpelle non sans malice, provoque la contradiction, et fait de chaque lundi un moment inoubliable. Louis Leprince-Ringuet regroupe alors dans son laboratoire des physiciens d’origines très diverses, des élèves de l’École polytechnique, en majorité, mais aussi de l’École normale, des Mines et de l’Université ; d’autant plus que, succédant à Frédéric Joliot-Curie en 1959 au Collège de France il y dispose de nouveaux locaux où il y pourra installer de nouveaux chercheurs. Ils seront presque deux cents en 1972, au moment où Louis Leprince-Ringuet prendra sa retraite. Les générations s’y succèdent et se dispersent en une diaspora de chercheurs et d’ingénieurs que l’on retrouvera au CERN, à Orsay, ou dans les grandes écoles étrangères. Le groupe de ses intimes entretiendra avec lui des relations scientifiques étroites. Le maître aime à s’entourer de ses disciples les plus férus en physique nucléaire, afin de s’enrichir des connaissances les plus récentes, les plus prometteuses, qui lui permettent d’élaborer chaque année, pendant ses vacances, son nouveau cours au Collège de France.

De cette fonction d’enseignant, Louis Leprince-Ringuet tirera à n’en pas douter les plus grandes satisfactions et les plus grands éloges. « La place de Monsieur Louis Leprince-Ringuet comme professeur à l’École polytechnique et comme directeur du laboratoire a été une réussite exceptionnelle : c’est le plus beau fleuron de l’École » pour ne citer que Francis Perrin alors haut-commissaire à l’Énergie atomique. Mais paradoxalement aussi, son plus grand préjudice moral. Il s’inscrit directement dans le contexte des convulsions universitaires de 1968. Comme de nombreux enseignants, il comprend mal tout d’abord l’origine du conflit, s’irrite de la grève de ses vacataires de l’École polytechnique et des critiques violentes que ces derniers colportent à son sujet. Il essaie de comprendre l’effervescence de ses propres élèves, qui exigent des réformes de l’enseignement qu’ils reçoivent. Lui-même n’a-t-il pas, avec Laurent Schwartz, rédigé un an auparavant un programme de réforme soumis au Conseil de l’École et au ministre des Armées ? Comme beaucoup de ses confrères, il participe au Comité paritaire et tente d’élaguer les projets de leur part irréaliste tout en les rapprochant de son désir de former des polytechniciens qui ne soient plus, selon son expression « des abstractocrates, intelligents, rationnels, certes, mais pour lesquels l’argument de logique est trop définitif ». Une réforme interviendra à la fin de l’année 1968, mais elle se soldera, par le biais de nouvelles modalités de recrutement, par l’éviction de fait de Louis Leprince-Ringuet de l’École polytechnique. Il convient d’ajouter que, malgré l’estime que pouvait lui porter le ministre des Armées, celui-ci jugea que son attitude pendant les événements de 1968 fut parfois peu compatible avec la responsabilité d’enseigner dans une école militaire, fût-elle assortie d’un penchant bienveillant pour les aspirations de la jeunesse. Le tribunal administratif lui restituera cependant, trois ans plus tard, ses droits.

À cette époque, l’affaire eut quelques échos dans la presse, car l’aura médiatique que le physicien avait acquise depuis 1967 sur la première chaîne de télévision que possède alors la France n’est pas négligeable. Louis Leprince-Ringuet y dispose mensuellement d’un quart d’heure d’émission, en alternance avec Emmanuel d’Astier de la Vigerie, afin d’informer les téléspectateurs des grands problèmes scientifiques, de leur évolution, de leurs répercussions sur la vie quotidienne. Elle connaît un immense succès. Tous les journaux de France commentent, une à une, ses interventions qu’un dialogue avec Pierre Desgraupes consacre à la science bien sûr, mais aussi au sport, à la pédagogie, à la musique, aux compétences des femmes ou à quelque fait divers. Sa simplicité, la clarté de ses propos lui valent une fidélité d’écoute extraordinaire et parfois même, comme lorsqu’il dénie aux femmes un pouvoir de créativité, ou aux membres de certains corps de l’État quelque compétence, beaucoup d’hostilité.

Comme je ne suis pas homme à me taire, à ne rien entreprendre, dira-t-il, je n’hésite jamais à manifester mes opinions, cela me vaut des réactions très vives. » Comme celles que lui valut l’audace d’affirmer que : « Puisque l’École polytechnique fournit moins d’officiers que de curés, il vaudrait mieux la placer sous la dépendance du cardinal-archevêque de Paris que de celle du ministre des Armées. » Louis Leprince-Ringuet bénéficie donc en 1968 du statut des vedettes télévisuelles qui s’imposent aux familles françaises, en ce temps où le « zapping » ne polluait ni notre langage ni la patience de téléspectateurs.

Est-il surprenant que Louis Leprince-Ringuet ait accepté avec enthousiasme ce rôle médiatique, et qu’il ait été malheureux d’en être écarté en 1969 lorsque l’on connaît sa passion d’enseigner et de partager avec les autres les joies du savoir ? Est-il étonnant que, fort marri d’être privé du petit écran, il ait alors rédigé régulièrement, pendant de nombreuses années, des chroniques dans divers journaux sur des sujets que son passage à la télévision avait rendus sensibles au grand public ? Est-il troublant qu’il se soit engagé, au travers de tous les moyens d’expression qui s’offraient à lui, à clamer des convictions qu’il sentait profondément ancrées en sa nature et dignes d’être partagées ? Plusieurs traits de son caractère en rendaient l’accomplissement prévisible. Sa prédilection pour la parabole des talents, qu’il affirme en maintes occasions : « Il faut faire tout ce que l’on peut avec tout ce que l’on a reçu. » Sa conviction que l’homme de science joue un rôle important dans la vie à condition qu’il s’exprime dans une langue accessible. Sa certitude qu’il offre alors à son prochain, au travers de l’observation scientifique du monde, des images, des concepts qui dépassent en qualité et en rêve tout ce que lui propose la science-fiction, de telle sorte qu’il en puisse distraire sa vie quotidienne. Sa volonté enfin de « sortir du caché, comme il le souhaitait, quelques éléments de la Création, et d’améliorer nos sens pour mieux appréhender le monde qui nous entoure afin d’en tirer la plus grande satisfaction possible » et délivrer, en quelque sorte, sa recette du bonheur.

Dans le droit fil de cette tenace prédisposition à la communication, le temps de la retraite va naturellement offrir à Louis Leprince-Ringuet une liberté toute nouvelle et l’occasion de multiples engagements, dont l’ébauche, disons-le, s’était inscrite en lui depuis longtemps. Ils atténueront le nostalgique constat d’une rupture avec le monde scientifique, dont les quarks, les bosons, les fermions, les mésons ou les leptons venaient au monde sans qu’il en accompagnât désormais la naissance. Devenu libre, il s’insurge contre l’inaction, le clame et embrasse de nombreuses causes. Il sait combien est préjudiciable la dispersion ; toutefois, il brave la maxime de La Rochefoucauld, qui nous suggère « qu’il faut une certaine proportion entre les actions et les desseins qui les produisent sans laquelle les actions ne font jamais tous les effets qu’elles doivent faire », et nous confronte à la nécessité de faire un choix parmi toutes ses entreprises.

Dans les années 1970, il milite pour la protection de l’environnement. Il préside la première conférence tenue sur le sujet par le Conseil de l’Europe, à Strasbourg, adhère au comité de la Charte de la nature, y rallie un grand nombre de personnalités amies, préface un ouvrage La Côte d’Azur assassinée, et partage avec ses auteurs les ennuis d’un grand procès, qui finalement tourne à son avantage.

En 1975, se manifeste une forte contestation antinucléaire qui place l’homme de science devenu célèbre, en une délicate situation. S’il peut à la rigueur partager les craintes d’un développement massif des centrales nucléaires, et parfois surprendre le pouvoir par ses prises de position, il ne peut s’associer aux fausses théories que soutiennent les associations écologiques, non dépourvues d’arrière-pensées politiques. Aussi devient-il la cible des antinucléaires invétérés. Leur journal la Gueule ouverte le caricature et l’insulte de telle ignoble façon que la communauté scientifique s’en émeut et vole à son secours.

Fort heureusement, d’autres engagements lui réserveront moins d’amertume, souvent même une grande satisfaction, voire un vrai bonheur. Son combat pour une Europe unie est probablement celui qui transparaît avec le plus de force dans l’ensemble de ses écrits. N’est-il pas d’ailleurs devenu président du Mouvement européen ? « Dans tous mes ouvrages, dit-il, dans toutes mes conférences ou autres prestations, un militantisme pour l’Union européenne, l’union politique — et pas seulement économique — de notre communauté se manifeste malgré moi. C’est que ce militantisme est viscéral, lié au succès du grand centre scientifique européen le CERN. » Le Grand Merdier, dont le titre s’autoriserait selon son auteur des libertés que votre Compagnie aurait prises avec ce substantif, La Potion magique, Les Pieds dans le plat réservent à l’Europe une grande part de leurs pages et de la pertinence des arguments qui y sont développés. Au-delà des livres, Louis Leprince-Ringuet fait campagne pour l’élection du Parlement européen, plaide pour qu’on lui accorde un réel pouvoir, engage à l’élargissement méditerranéen, au multilinguisme, à la monnaie commune. La multitude d’interventions sur le thème témoigne de son désir impatient de recréer entre les nations européennes les conditions d’un avenir scientifique, social, industriel, susceptible de leur rendre leur lustre d’antan et fait de lui un véritable précurseur de ce que nous vivons aujourd’hui. Dans un esprit plutôt fédéraliste toutefois, lorsqu’il stigmatise de bien légitimes réserves nationalistes. N’est-ce pas ce qu’il exprimait, ici même, en octobre 1983 aux cinq Académies réunies, sous le titre : « Faut-il une union politique européenne ? », avec des termes qui, au-delà de l’interrogation formulée, soutenaient l’évidence de sa réponse.

Louis Leprince-Ringuet sait aussi se réserver des occupations plus ludiques. La place du sport est bien connue et la pratique du tennis avec son collègue et partenaire Borotra jusqu’à un âge avancé est en toutes les mémoires. Elle s’inscrit dans son agenda avec une régularité qui étonne. Celle de la musique reste moins connue, qui fit de lui, flûtiste amateur, le président efficace des Jeunesses musicales de France. Celle de la peinture, il la revendique haut et fort. Sa vocation première n’était-elle pas d’être artiste peintre ? Depuis son enfance, il manie l’aquarelle au côté de ses parents, eux-mêmes habiles en la matière et plus tard il sera l’élève de Maurice Denis. Katia Granoff exposera à plusieurs reprises ses toiles. Gares, usines, paysages, portraits étaient ses sujets préférés. « Peindre, disait-il, est mon mode d’expression le plus personnel, mon activité artistique favorite. » Il en revendiquait la passion au nom d’une prédisposition des hommes de science à s’inspirer des mêmes sources que les poètes. Sans doute appréciait-il ce qu’en disait en son discours de Stockholm de décembre 1960, Saint-John Perse : « Du savant comme du poète, c’est la pensée désintéressée que l’on entend honorer. Car l’interrogation est la même, qu’ils tiennent sur le même abîme, et seuls leurs modes d’investigation diffèrent. »

Nous avons déjà abordé, au travers de ses inclinations une part de l’intime nature de Louis Leprince-Ringuet, mais leur diversité pourrait nous masquer ce qu’il était fondamentalement lui-même, auteur prolixe mais remarquablement pudique. À l’instant où nous abordons l’espace le plus délicat de notre discours, il convient de cerner sans le trahir, au travers de ses propos, des témoignages de ceux qui ont partagé sa vie, les mobiles majeurs de sa très longue existence. Sans l’aide confiante de ses enfants, auxquels j’exprime ici mon amicale reconnaissance, j’hésiterais à livrer l’impression que me laisse l’aimable fréquentation que j’avais mission d’entretenir avec sa mémoire. Toutefois la liberté des entretiens que j’eus avec eux m’autorise à penser que l’approche que je fis de mon prédécesseur reste empreinte des authentiques valeurs qui le caractérisent. Celles de la famille, tout d’abord, dont il disait qu’elle était « sa grande passion ». De son père, il tenait son destin de polytechnicien, de sa mère le goût de l’ascèse, de son grand-père paternel Stourm, fondateur de l’École des sciences politiques, Secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences morales et politiques, la ténacité, la rigueur et son habit d’académicien, de sa grand-mère paternelle, la fantaisie et de tous, le goût des arts et de l’aquarelle. Lorsqu’il évoque la famille qu’il a fondée, il ouvre le chapitre qui la concerne par ce titre évocateur : « Regard sur un grand bonheur ». Qu’il sut conserver malgré le décès tragique de sa première épouse et de son fils aîné, et les pressions menaçantes qu’un temps la Gestapo exerça à l’encontre de sa famille. Un bonheur qu’il sut cultiver par l’obligation qu’il s’imposait de vivre au milieu des siens, en dépit de ses obligations, et qui lui permit d’en regrouper longtemps les membres, autour de lui, rue de Grenelle ou à Courcelles-Frémoy à l’occasion de chaque fête de la Saint-Louis. Un bonheur qu’orchestrait « sa formidable épouse », dont il louait les qualités et avec laquelle il distribua chez ses enfants les talents qu’ils avaient tous deux rassemblés : esprit mathématique, peinture, sculpture, écriture, philosophie et foi.

Cette foi indissociable de l’existence de Louis Leprince-Ringuet. Que, dès son enfance, sous l’influence de sa mère, catholique fervente, il ressent comme un ferment essentiel à sa vie. « Mon esprit se formait tout naturellement aux réalités spirituelles, le message évangélique m’apparaissait dans toute sa splendeur, je devins profondément religieux et au travers des vicissitudes de la vie, cette formation de base exigeante, exaltante me fut infiniment précieuse » nous confie-t-il. Il abordait l’aube de chaque jour par une prière, réservait le mercredi matin de chaque semaine à la méditation spirituelle. Il faisait de l’ascèse du corps et de l’esprit une clé du bonheur. Président de l’Union catholique des scientifiques français, membre de l’Académie pontificale des sciences, il n’en restait pas moins profondément laïque, tolérant et d’une liberté d’esprit originale. L’atteinte des consciences, quelles qu’elles soient, au travers des propos des médias, le révoltait. Dans Foi de physicien, il nous donne les clés de son engagement chrétien : « Le ferment de ma foi a été et demeure la puissance du message d’amour du Christ dans les Évangiles » et il ajoute : « Ce qui m’importe dans ces textes, ce n’est pas que l’eau soit changée en vin à Cana, ni que trois pains et quelques poissons aient pu nourrir des milliers de gens. C’est qu’un homme, qui se disait « fils de Dieu » ait pu rassasier, remplir de joie par sa seule présence, par son amour, tous ceux qui n’avaient rien. » Et, ajoutait-il, retrouvant l’humilité du scientifique en quête de preuve : « J’ai une certaine foi, qui est probablement très peu orthodoxe Se représenter le Créateur de tout l’Univers me paraît illusoire Pour moi, la résurrection de la chair est une chose inimaginable. » Mais il y trouvait quotidiennement, par la puissance de la prière, par le sens qu’il donnait à ses actions, une joie de vivre intarissable. « Quant à la mort, disait-il, je n’y pense pas avec tristesse. J’ai tellement d’appétit de vivre que je n’ai pas le temps d’avoir peur de mourir. » Un appétit qu’il conserva jusqu’à ses derniers jours : « C’est simplement un coup de vanité mais j’aimerais bien arriver à la date fatidique du 21 mars », écrivait-il le 25 octobre 2000 au président de l’Académie des sports, précisant avec humour que, l’Académie française n’ayant jamais eu de centenaire, il aimerait bien en être le premier. Las ! une chute dans le métro, ses conséquences brisèrent ce qui fut son dernier défi.

Mesdames et Messieurs de l’Académie, Louis Leprince-Ringuet a aimé votre Compagnie. Il s’y est exprimé souvent et avec une grande liberté de ton. L’occasion que vous m’avez offerte de pénétrer son œuvre m’a permis de retracer devant vous les aspects si caractéristiques de sa nature. Mais si divers soient-ils, ils ne répondent en vérité qu’à une seule exigence, une seule volonté : approcher les autres, les initier, les animer, les engager, les détourner de la morosité des jours et leur enseigner la joie de milles façons, par tous les moyens. S’il fallait lui attribuer une devise, j’inclinerai pour une formule d’optimisme, d’entreprise, de conviction à la manière de « Que la joie demeure », ou plutôt de « Jésus, que la joie demeure », tel que le restitue le premier verset du choral de Bach, auquel le païen mystique Giono l’emprunta, en l’amputant, pour l’un de ses titres, et dont Louis Leprince-Ringuet aurait conservé le sens initial et chanté les versets suivants pour en tirer les forces de sa vie. Devise qu’on aurait pu lire en ses pupilles dans le franc regard qu’il portait sur toute chose et sur chacun de nous, et dont nous aimons conserver la rassurante image.