Réception de M. Jean Clair
M. Jean Clair ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Bertrand Poirot-Delpech, y est venu prendre séance le jeudi 18 juin 2009, et a prononcé le discours suivant :
Mesdames et Messieurs de l’Académie,
Il y a d’abord ce roulement des tambours qui rappelle si fâcheusement celui qui accompagne le condamné à l’échafaud. Et puis, l’instant d’après, il y a tous ces regards, « tous les regards, tous les regards, de tous les yeux » chantait Guillaume Apollinaire, les regards de ceux qui sont là mais plus encore, les regards des absents, de ceux qu’on aurait tant souhaité croiser. Pas de doute : quand on voit défiler toute son existence sous ses yeux, votre dernière heure est arrivée.
Ici pourtant, on ne gravit pas les marches d’un échafaud, on descend les degrés d’un amphithéâtre. Et l’on ne quitte pas les siens, on les retrouve. Et votre Académie, Mesdames et Messieurs, dans sa compassion, a imaginé de demander au nouvel élu, de raconter la vie et les œuvres de celui qui l’a précédé, pour lui éviter, dirait-on, la souffrance de devoir s’attarder sur les siennes. Ce passage du témoin, cette muscade, qui escamote le regard direct de la mort, s’appelle, dans votre vocabulaire, comme l’avait voulu le fondateur de l’institution et votre protecteur, le Cardinal de Richelieu, l’immortalité.
Étrange appellation. En ce moment où je me vois mourir, il me faudra revivre. Ce commerce avec la mort, votre Académie, Mesdames et Messieurs, l’entretient avec rigueur. De là peut-être la beauté surannée de ses rituels, de ses cérémonies, de ses apparats, de ses habits et de ses armes, nés sous la Royauté, codifiés sous le Consulat, perpétués aujourd’hui. Elle demeure un ordre de l’intelligence et de la vertu, comme au temps des Lumières, une maçonnerie qui voulait croire en l’homme, faute de pouvoir encore croire en un Dieu.
On me demande parfois : « Sous quel nom doit-on vous présenter ? » Cet embarras onomastique trahit souvent un trouble biographique. C’est ce trouble qui, d’emblée, m’a rapproché de celui dont l’honneur m’échoit de prononcer ce jour un éloge.
Bertrand Poirot-Delpech, donc. Le nom m’a arrêté. Ainsi de ses contemporains, de ses amis, souvent de ses collègues au journal qui l’employait, alignant un double nom ou un double prénom, François Régis-Bastide, Hubert Beuve-Méry, Pierre Viansson-Ponté, Louis Martin-Chauffier, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Pierre-Henri Simon… Pourquoi tant d’écrivains, à une certaine époque, ont-ils éprouvé le besoin – c’est l’énigme posée par le Sphinx – d’avancer sur trois pieds ?
À la fin du dix-neuvième siècle, quand la bourgeoisie était au faîte de son pouvoir, c’est plutôt en peinture qu’on entendait sonner les noms de Pierre Carrier-Belleuse, d’Édouard Debat-Ponsan, de Pascal Dagnan-Bouveret, de Lucien Lévy-Dhurmer ou d’Octavien Penguilly-L’Haridon : la richesse sonore des signatures paraissait vouloir cacher le fait que l’art qu’ils pratiquaient était entré, comme l’avait dit Baudelaire, dans l’âge de sa décrépitude, et même, avant Baudelaire, Marc Fumaroli nous le rappelle, quand Balzac, déjà, annonçait son « suicide ».
Chez les littérateurs des années cinquante, le besoin d’avancer dans la société en reposant sur un trépied venait-il du regret de n’être pas « bien né », par nostalgie de la particule, par regret des salons que, trente ans auparavant, fréquentaient encore Proust ou Valéry ? Venait-il du regret d’une noblesse qu’à défaut de posséder on aimera brocarder, ou bien, au contraire, l’exprimait-on pour faire sonner son arrivée, comme on frappe trois coups avant qu’on ne lève le rideau, ou comme ici, par un roulement tout aussi théâtral de tambour ?
Pourtant, l’éclat de la gloire est souvent un éclat verbal. On dit Manet, Cézanne, Picasso, comme on dit Gide, Proust, Mauriac. En littérature et en art, comme en architecture, l’esthétique contemporaine se résume en un mot : le moins c’est le mieux.
On me croira léger, ricaneur peut-être. Mais je ne le suis pas. Un nom est un destin. Toute sa vie, Poirot-Delpech semble avoir été, dans ses hésitations, ses balancements, ses errements, ses contradictions, ses doutes, toujours guidé, ramené à la nécessité de se trouver un nom. C’était la condition pour pouvoir décliner et commémorer le nom d’autrui. Ces noms qu’il prononce alors, c’est par exemple le nom de ce camarade de classe, disparu un matin et qu’il retrouvera gravé au musée de la Déportation, à Jérusalem, Youra Riskine. C’est autour de ce nom d’un disparu, dont l’étrangeté, en ce temps-là, désignait celui qui le portait à la mort, qu’il semble avoir fondé sa propre identité. C’est aussi, bien plus tard, le nom de la jeune et belle humanitaire rencontrée en Bosnie, dont la sonorité, Sonia, dissimule à l’inverse mille identités différentes. Mais c’est tous les noms passés, et ce sont surtout les noms passés sous silence par Klaus Barbie, par exemple, durant son procès. Nom donné, nom dissimulé, faux nom, patronyme, pseudonyme, sobriquet, nom simple, double, nom triple, importance du nom. Comment nommer le monde si l’on n’a pas soi-même un nom ? Double, il semblera désigner un destin divisé, il paraît introduire dans la vie une faille, la menace d’une postulation double, il paraît venir d’une personnalité duplice peut-être, une fracture invisible fragilisant l’unité de celui qui le porte, désigner un être caché sous un habit vair, non point vert comme le vôtre, Mesdames, Messieurs, mais vair au sens médiéval du varié, comme était variée la vestis vergata, l’habit du bouffon ou du fou. C’est ce trait qui, me semble-t-il, caractérise l’œuvre de Poirot-Delpech. À l’orphelin trop tôt privé de père, au grand dadais qui se présente comme « le fils de tué », fallait-il deux noms pour l’assurer d’un patronyme ?
Le nom de Delpech venait de sa grand-mère, Thérèse Delpech, une femme de tête, très dévote, fille d’un professeur de médecine, Auguste Delpech, membre de l’Académie de médecine, qui soignait les duchesses du faubourg Saint-Germain. Nous étions là dans la haute bourgeoisie.
Thérèse épousa Henri Poirot, issu d’une famille de magistrats de Strasbourg qui, choisissant la France en 1870, avait tout abandonné pour venir à Paris. Thérèse exigea de garder son nom de jeune fille, ouvrant la voie à ces femmes qui publiaient naguère leurs écrits sous des noms du genre Marceline Tambourin-Caillou, héroïne inventée par Sempé ou peut-être par Claire Bretécher.
Lui-même, de cette ambiguïté, était conscient, dès son premier livre, où son héros « regrette de ne pas même porter un de ces noms doubles où certains bourgeois tels les fabricants d’ascenseurs et de livres d’histoire, voient un brevet de qualité ». Mais s’il le regrette, c’est pour aussitôt se railler. Ce regret pourtant devait être bien insistant puisque, vingt ans après Le Grand Dadais, dans Les Grands de ce monde, Poirot-Delpech devait évoquer la figure un peu ridicule d’une « Marguerite de la Haye-Pesnel, nom retentissant d’une dame qui n’était pas “née” puisque son père s’appelait Léon Bitard, vendeur de livres et d’articles de piété », flanqué de son cousin Dugommier, à Saint-Sulpice, mais dont la boutique était devenue négoce d’ouvrages érotiques depuis que « l’Europe chrétienne a troqué la foi, dit-il, contre la religion de la fessée ».
L’époux de Marguerite de la Haye-Pesnel est un colonel qui, lors d’un bal au Cercle militaire, n’a cessé de lui reprocher son origine roturière : « Quand on s’appelle Bitard et Dugommier, on s’arrange au moins pour signer un ascenseur ou une grammaire sans peine. »
Poirot-Delpech donc, comme on dit Otis-Pifre, Souché-Lamaison ou Malet-Isaac ? À peine Bertrand avait-il cru trouver dans le nom de Poirot accolé à Delpech un sésame à la bonne société, presque aussi digne qu’un nom à particule, qu’il s’empressa de ricaner de ces familles qu’il baptise du nom générique de Bompier-Bonneuil, qui vont à la messe à Sainte-Clotilde et qui, l’après-midi, organisent des rallyes dans l’espoir de bien marier leur fille.
C’est qu’entre-temps, à l’aisance sociale et financière d’une grande famille du faubourg Saint-Germain a succédé le temps du malheur. En septembre 1940, son père, Jean, médecin lui aussi, alors qu’il est mobilisé, meurt d’une crise cardiaque. Bertrand Poirot-Delpech a alors onze ans, et ne se remettra jamais de ce deuil. C’est le début d’un déclassement, l’entrée dans la gêne, les humiliations que ni les succès d’une carrière littéraire ni les réussites que lui vaut en société une séduction naturelle lui feront oublier. « On a beau être de bonne famille, quand on est pauvre, on n’est pas reçu », me confiait la grande dame qui fut sa dernière compagne.
Soumis désormais à l’autorité abusive d’une mère qui le couve et qui veut l’offrir à l’Église, le jeune orphelin tentera de se libérer, sans tout à fait y parvenir. Le fait est qu’il se fera appeler Poirot mais continuera de publier sous le nom de Poirot-Delpech. Choisir d’effacer le nom paternel, ou bien, au contraire, ne vouloir garder que le nom du père, point n’est besoin d’avoir lu Lacan pour comprendre le sens de ces opérations.
Pourtant, comme souvent chez Poirot, à la dérision que j’ai évoquée, et dont il est la première victime, se mêle, cachée, pudique, sous l’ironie ou sous l’humour, une émotion, voire une tendresse qui trouve à s’exprimer dans les circonstances parfois étranges. Poirot-Delpech est bien le seul écrivain que je connaisse, en écho à Jules Verne dans Vingt mille lieues sous les mers, à citer – et ce nom double, il le prononce avec affection et avec nostalgie –, celui du couple inséparable Rouquayrol-Denayrouze, les deux inventeurs du plongeur autonome qui a permis l’exploration sous-marine. La citation se trouve dans son éloge au commandant Cousteau. Car Poirot aimait la mer et naviguer, et c’était là sans doute, loin des salons parisiens et de leurs vanités, le marin solitaire, le navigateur de Granville qu’on se prend à aimer, en homme libre qui chérira la mer…
Je me moque, penserez-vous, je contrefais celui dont j’ai le devoir de prononcer l’éloge. On se souvient de l’apostrophe lancée par François Mauriac à cet étrange garnement, et qu’Alain Decaux, lors de sa réception, avait rapportée dans son discours : « Élève Poirot-Delpech, cessez donc un instant de ricaner. » Quand l’écrivain, dans son dernier livre, peu de temps avant sa mort, lui-même relate avec une amertume intacte, « une remontrance publique que je n’ai pas fini de trouver injuste », il dit que Mauriac lui aurait lancé, plus sobrement : « Quand donc cesserez-vous de sourire de tout ? » Et la même apostrophe de Mauriac figure, isolée en quatrième de couverture de son roman, La Légende du siècle, sous la forme : « Quand donc cesserez-vous, Poirot-Delpech, d’avoir mauvais esprit ? »
Même d’un immortel, Mesdames et Messieurs, il est difficile de graver ce que furent les mots exacts de la légende.
« Sourire de tout », « avoir mauvais esprit » et « ricaner » n’ont pas en effet tout à fait le même sens. Ricaner, dit Littré, est un mot proche de rechigner, c’est accepter du bout des lèvres, c’est prendre en montrant les dents, c’est menacer presque, arracher. Le mot est fort. Trop peut-être. Poirot fait la fine bouche et s’amuse, mais il est surtout amoureux de la vie et pas seulement des solitudes marines. On dit, Mesdames, qu’il vous aimait beaucoup.
Ce que Littré ne dit pas, c’est que ricaner est presque un anagramme de crâner – et que, dans ces deux mots, où les consonnes vibrantes et occlusives s’entrechoquent comme un paquet d’os, il y a quelque chose du ricanement illustre de la mort, le rire sarcastique du sarx, du cadavre. Il y a là, chez notre confrère promis à l’immortalité, bien autre chose qu’un mauvais esprit ou une mauvaise humeur : une sorte de réflexe de défense devant le cadavre. Le moraliste des fins dernières pointe ici sous le chroniqueur mondain d’une société futile.
Et puis, l’essentiel ne vient pas du verbe choisi, « sourire », « ricaner » ou « avoir mauvais esprit ». Le plus féroce, dans l’apostrophe de Mauriac, c’était l’adresse : « Élève Poirot-Delpech ». Être élève, c’est ne jamais accéder à la maîtrise, c’est continuer de copier sur le voisin.
Qui fut en vérité Bertrand Poirot-Delpech ?
Fut-il bon, fut-il méchant, fut-il sage ou bien bouffon, entre Maurras et Léon Blum, fut-il de droite ou bien de gauche, chroniqueur ou bien romancier, écrivain ou bien moraliste, la victime d’une amitié déchirée, comme celle entre Malraux l’emporté et Drieu le désenchanté, à laquelle il consacra sa pièce ultime ?
Vous avouerai-je ? Mesdames et Messieurs, que je n’avais jamais, jusqu’à ce jour, lu Bertrand Poirot-Delpech ? Tout m’avait tenu éloigné de lui, les origines sociales, l’élégance d’un certain milieu parisien, une certaine aisance dans le monde, le ton badin et blasé de cette génération qui annonça Mai 68, mais aussi la beauté, le goût du sport, la pratique enfin pendant près d’un demi-siècle, d’un journal dont l’odeur de bénitier politique, pour ma part, dois-je le dire ? parfois me repoussait un peu. Et puis, et surtout, dix ans nous séparent, trop peu pour qu’il ait été mon père, mais trop déjà pour devenir un grand frère. Dix ans, c’est un peu moins de la moitié d’une génération, ce n’est rien par conséquent, c’est un temps inabouti, une durée infirme, un vide, ou c’est un mur, comme vous voulez. On s’y perd, ou l’on s’y cogne.
C’est l’un des mérites de votre Académie, Mesdames, Messieurs, de nous amener à découvrir une œuvre en un temps où l’on croyait déjà les avoir toutes lues. Entrer à l’Académie, c’est retourner en classe, et je m’en sens fort bien. Des livres inconnus, pour meubler le temps qui précède notre toute jeune immortalité, sont un précieux viatique. L’œuvre de Poirot-Delpech n’est en rien un viatique, au contraire elle inquiète, elle agace, elle démoralise, elle rit mais elle rit faux, elle grimace mais elle n’attendrit guère. Elle finira pourtant par arrêter son lecteur, et finalement, peut-être par le faire aimer. Poirot qui rit, Delpech qui pleure ? Bertrand aimerait-on dire.
Là déjà, dans ce simple acte de vocation, vocation du nom et vocation du métier, je ressens l’embarras que durent affronter les gens de sa génération. Il avait sept ans en 1936, et quinze ans en 1945 : l’âge de raison fut pour lui le temps où l’Europe basculait, et l’entrée dans l’âge adulte, l’âge où l’Europe venait de sombrer. Il lui aurait fallu entre-temps choisir et s’engager. Or le choix était difficile et l’engagement impossible. Trop jeune en juin 1940 – il avait onze ans –, pour partir faire la guerre, trop vieux déjà pour s’en aller combattre dans les djebels de l’Algérie – il en avait trente – et trop détaché enfin, en mai 1968, quand il atteint l’âge où Stendhal fait graver sur sa ceinture « J’ai la quarantaine », pour grimper sur les barricades. Dans l’une de ses chroniques de théâtre, consacrée à la pièce de René Ehni, Que ferez-vous en novembre ? il trouve « un certain comique amer de l’impuissance politique, en train d’éclipser le militantisme et l’absurdisme des dernières années ». Il entendait par là, j’imagine, le théâtre issu de Sartre et celui issu d’Ionesco. Les personnages, des bourgeois, sont, dit-il, « de ces écorchés, de ces exilés dérisoires et pathétiques qu’on appelle les intellectuels de gauche ». Le maître à penser de la pièce, remarque-t-il, en ricanant sans doute, passe le plus clair de son temps à lire… Le Monde et à le commenter. La pièce, conclut-il, est dédiée à ceux qui ont quarante ans. Quand la pièce de René Ehni fut présentée, Poirot-Delpech venait d’avoir ses quarante ans…
Sans doute convenait-il alors non seulement d’oublier les noms à particules, mais que faire des noms à double entrée de la bourgeoisie triomphante ? Ne plus conserver que le prénom, être à tu et à toi avec tous les humains ?
Car tutoyer, dans ce printemps soixante-huitard comme en 1789, telle devint l’obligation. À Castorp qui se met soudain à le tutoyer, Settembrini répond : « Le “tu” entre étrangers, c’est-à-dire entre personnes qui devraient normalement se dire “vous” est une sauvagerie déplaisante, un jeu avec l’éclat primitif, dirigé contre la civilisation avec insolence et impudeur… » : à l’entrée du XXesiècle, Thomas Mann, dans La Montagne magique, a pressenti que le monde deviendrait ce carnaval quotidien où chacun se tutoie, toute hiérarchie disparue.
Quelle sensation étrange en retour de se faire appeler « Maître », les portes de l’Académie franchies, en un temps où le magistère a disparu. Pourtant, j’ai bien aimé mes maîtres, c’étaient ceux de l’école, dont la rigueur et le savoir n’avaient d’égal que l’affection et le maintien. On n’aurait pas pensé à les tutoyer.
Or, combien furent-ils, ces intellectuels, ces écrivains, ces enseignants qui, du jour au lendemain, convertis à la foi nouvelle, s’empressèrent de publier, dans ce journal auquel Poirot-Delpech collabora cinquante ans, jour après jour, les minutes de leur apostasie ? Combien furent-ils, convaincus d’avoir trahi la cause de la jeunesse, qui se muèrent en quelques semaines en autant de professeurs Unrat, impatients qu’ils étaient de goûter au monde libéré que prétendaient façonner leurs propres étudiants, fréquentant les mêmes bouges et chantant les mêmes sottises, courtisant les mêmes filles et troquant le costume trois pièces cravate contre le jean déchiré, le polo et le col ouvert, sinon parfois le perfecto, tous mots, Mesdames et Messieurs, qui ne figurent pas, j’imagine, dans votre dictionnaire.
D’ailleurs, quelle qu’ait été sa tentation, comment aurait-il pu participer à ce qui ne fut jamais, boulevard Saint-Michel et ailleurs, que la mise en scène bouffonne du meurtre du père ? Orphelin, comment l’élève Poirot-Delpech aurait-il eu le cœur de jouer le rôle du jeune révolutionnaire qui dénonce ses parents ou, pire, qui devient parricide ?
Poirot semble avoir été de ces demi-soldes du temps d’après Napoléon, déclassés, désenchantés, perdus entre deux mondes, qui rêvaient de gloire, et à qui l’on n’offrait guère que les passes d’armes mouchetées des salons, les enthousiasmes vite retombés des générales, et les articles sans lendemain des gazettes. Fut-il ce « lion » dont parle votre confrère Félicien Marceau à propos du jeune Rastignac, c’est-à-dire de « ces jeunes gens nés trop tard pour Napoléon et freinés dans leur élan par la gérontocratie de la Restauration » ? Privé de la possibilité d’un engagement, n’avouait-il pas lui-même n’avoir connu que « la stérile vertu de s’abstenir » ? Captif d’une France « qui s’ennuie », expression forgée sous la monarchie de Juillet, et que Pierre Viansson-Ponté, dans Le Monde, avait reprise en avril 1968.
Il y a dans certains écrits de Poirot-Delpech quelque chose de La Confession d’un enfant du siècle, « condamné au repos par les souverains du monde, livré aux cuistres de toute espèce », victime d’une société « où les plus riches se firent libertins ; ceux d’une fortune médiocre prirent un état et se résignèrent soit à la robe, soit à l’épée […] dans l’affreuse mer [la mer déjà !] de l’action sans but ».
Rendu à la vie civile par la décomposition de l’Empire français, romantique au chômage, marie-louise d’une Grande Armée intellectuelle défaite dans l’après-guerre, Poirot eût pu choisir, dans le monde littéraire, la cavalerie légère, pousser la pique du chevau-léger : fréquenter les lieux de plaisir plutôt que se ronger les sangs comme son grand dadais. Moins pris dans les liens de sa trop bonne éducation, il se fût trouvé du côté de Roger Nimier, de Kléber Haedens ou de Jacques Laurent, et il eût avec eux vidé quelques bons bordeaux au Bar Bac. Mais non, il préféra le déchirement de ceux qui savent ne plus pouvoir appartenir à aucun camp.
« Nous ne sommes que des petits merdeux d’après les derniers héroïsmes et d’avant les effondrements sans nom », écrirait Poirot-Delpech en 1976 dans un de ses accès d’autoflagellation qui lui étaient coutumiers. Au moins eut-il le courage d’annoncer ces effondrements, que nous, la génération d’après, nous vivons chaque jour, effondrement des valeurs morales et intellectuelles, mais aussi, plus concrètement, déroute de l’éducation, dévastation de la langue, effacement de ce que nous avions encore osé appeler, d’un singulier désormais prohibé, non les cultures mais la culture. La légende du demi-siècle, qu’il publie, est la chronique grinçante des moments qui ont précédé la chute.
De petits merdeux : le mot, dans ses remugles de terre pourrie, n’est pas sans rappeler ce qu’on appelle « le marais » : le parti du centre composé de modérés. Perdu dans ce marécage d’un entre-deux-mondes, il n’est pas étonnant que Poirot-Delpech contractât ce paludisme qu’après 1900 un académicien avait inoculé, non seulement à sa génération, mais à tous ceux qui la suivirent, jusqu’à la Seconde Guerre. Paludes, le récit de Gide, auquel Poirot consacra son dernier et son plus beau livre peut-être, le plus désenchanté, le plus lucide aussi, fut donc ce « traité narquois de la velléité et du fiasco sur fond de mondanités grisâtres » que lurent avec délice deux générations de Français, à peine sortis de l’adolescence.
Ce goût des infernaux palus, du visqueux, du gluant, du collant, le sartrisme au fond, avec son engagement, qui s’engageait en mots mais ne s’engageait guère en actes, ne fit que le porter aux bords de la nausée. Le paludisme gidien ne fut-il pas, chez les intellectuels français post-symbolistes et jusqu’aux existentialistes, une trentaine d’années plus tard, une sorte d’oblomovisme à la française, une acédie interminable ? Oblomov avait été tiré de son lit et de sa névrose par les trois coups de la révolution prolétarienne. Rien de tel en France : le choc de 1940 ne réussit qu’à la jeter hors de son lit pour la précipiter sur les routes.
Entre les vapeurs chlorotiques du Voyage d’Urien et l’univers poisseux du pratico-inerte de L’Enfance d’un chef, le sarcasme était peut-être une réaction salubre. Entre gidisme et sartrisme, entre mélancolie dépressive et excitation maniaque, que restait-il donc de salutaire, pour un garçon né aux débuts des années 1930 et débouté de ses origines ? À défaut de scoutisme et de feux de camp, il lui serait resté les ressources du merveilleux urbain et du surréalisme. Mais ni la métaphysique des tables tournantes, ni le goût du blasphème et du sacrilège, le reniement des origines de l’Europe, à la fois chrétiennes et rationnelles, n’étaient le fait de Poirot-Delpech.
Il était trop tard d’ailleurs pour fréquenter les petits salons de la rue Fontaine : s’il y a, chez lui comme chez Breton ou chez Aragon, une toponymie singulière de Paris, un goût de la promenade et des hasards objectifs, elle apparaît de signe opposé. Les Buttes-Chaumont, le passage des Panoramas, les enseignes pour un débit de charbons dans Nadja ont perdu leur charme et leur éclat. La ville que Poirot traverse est elle aussi semée de jeux de mots, de calembours désenchantés : « le couloir du dancing » entend cet enfant de la guerre, « le couloir de Dantzig » avait rectifié son père. Et cet orphelin inconsolé parlera plus tard de la « rue des sans pères »… Le titre d’un de ses derniers récits est emprunté encore au nom d’une rue, Monsieur le Prince qui, sous sa noblesse, cache les ambiguïtés d’un personnage fait d’une identité empruntée, et ne sait plus qui il est. La scène finale reprend la trame d’un premier roman, dont je reparlerai. Le héros s’y retrouve perdu sur un canot pneumatique, la mer déjà, entre Tanger et Gibraltar, incertain de sa nature, moitié salaud et moitié saint, « entre les deux, comme le détroit, au milieu de tout, au beau milieu de nulle part ».
Dans Les Grands de ce monde, il se plaira à imaginer les intérieurs du faubourg Saint-Germain, mais il le fait non à la façon lyrique d’un Louis Aragon évoquant les beaux quartiers et leurs mélancolies pleines de grâce, mais à la façon des dessinateurs satiristes d’une presse issue de Mai 68, héritière non pas des brûlots surréalistes, mais des feuillets anarchistes : « Entre deux mongoliens, écrit-il, qui bavent sur la table à décorations de leurs aïeux, la fine fleur de l’ENA annote en pull-over des papiers pelures ultra-confidentiels dont dépend le sort de chacun de nous. » Ces vignettes sarcastiques, d’un Bitard vendeur de chapelets reconverti en vendeur de sex toys, de mongoliens baveux ou d’énarques pénétrés de leur importance, on les croirait tout droit sorties des dessins que griffonnaient alors Cabu, Gébé ou Reiser dans deux magazines nés en 1968 qui, en 1976, tenaient le haut du pavé, Hara Kiri et Charlie Hebdo.
Cette difficulté à définir une identité, cet aspect d’arlequin un peu triste, car la mort là encore se profile, m’ont fait parfois penser que le style de Poirot n’était pas sans lien avec celui qui domina l’art d’avant-garde des années 1960 : le collage, l’art des affiches décollées. Des éclats de l’actualité, des fragments d’affiches politiques, y voisinaient avec des portraits lacérés d’actrices qui furent célèbres, des marques de produits dentifrices avec des slogans tracés à la bombe à peinture. Il est alors le chroniqueur d’un monde comme dit l’italien, disparato e disperato, disparate et désespéré. L’humour et le sarcasme ensuite, le fiel de l’amertume, sont la colle qui unit ces feuillets détachés.
Car ce que je trouve singulier dans le style de Poirot-Delpech, fait d’éclats, c’est qu’il y manque la voix qui les rassemblerait. Éclats qui sont des éclats de rire, des boutades, des saillies, puis avec les années, qui deviennent plus grinçants, de plus en plus violents, au point, dans les derniers écrits, de faire de leur auteur l’un des rares pamphlétaires de notre temps. Mais il sera longtemps difficile de percevoir la voix, unique, singulière, qui produit ces éclats. C’est une âme en peine, et c’est par impuissance à se trouver une voix qu’il semble se chercher désespérément un nom. De là peut-être aussi son goût du théâtre, des déguisements, de paraître à défaut d’être, du Grand Dadais au prince Éric, cette assiduité à la scène, dont il devait témoigner par ses chroniques réunies dans Au soir le soir.
Parmi les noms à trois pieds ou bien à particules, il en est un que j’ai oublié jusque-là, un nom fort admiré après guerre dans les milieux du scoutisme chrétien, celui d’un héros, presque un saint, mort en 1940, et que Poirot-Delpech cite à plusieurs reprises : c’est celui de Guy de Larigaudie. Il demeure comme auteur de plusieurs romans publiés dans la collection « Signe de piste ». Or le tout premier roman de Poirot-Delpech fut publié dans la collection « Signe de Piste », un an avant Le Grand Dadais, sous le pseudonyme de Christian Mézières.
Ce petit livre d’aventures, Disparus en mer, – la mer déjà, la mer toujours – rassemble quatre adolescents, Bruno qui habite avenue de Suffren, va au lycée Buffon, et dont le père a été tué en 1940, Jean Paul, fils d’un ingénieur des Ponts, un Anglais, Gerald, fils de la bonne society britannique, et puis un quatrième mousquetaire, Jeannot dit Ficelle, venu on ne sait trop d’où, et moussaillon de profession. À la suite d’un accident d’avion, les trois premiers se retrouvent sur un canot de sauvetage à la dérive, bientôt considérés comme perdus, et c’est le quatrième, le petit Ficelle, resté à terre qui, à force d’obstination, leur sauve la vie. Réconciliation du capital et du travail, de l’avenue de Suffren et des banlieues pauvres, hypocrisie des riches rachetée par la générosité des prolétaires. On retrouve là bien des thèmes que Poirot-Delpech traitera par la suite, en particulier dans son roman Été 36.
Le succès de la collection « Signe de piste », autant qu’au récit, tenait, dans les années 1950, aux illustrations : des dessins d’adolescents à moitié nus, aux cuisses vigoureuses, au torse imberbe, à la mâchoire carrée, aux cheveux blonds et aux yeux bleus. Le dessinateur s’appelait Joubert. Il annonçait le temps des journaux dessinés dont j’ai cité quelques grands noms. Son style efficace, concis, suggestif, dressant amoureusement ces jeunes éphèbes, devait, alors que la collection avait disparu, inspirer de la façon la plus inattendue les dessinateurs des revues pornographiques qui commencèrent, à partir de 1972, d’être librement vendues dans les kiosques. Toute une école graphiste fort libertine vint ainsi s’inspirer du dessin du trop vertueux Joubert. L’orphelin de père ira jusqu’à incarner sur scène le prince Éric, dans sa troupe scoute, à Saint-Sulpice. C’est ce personnage qui, pour échapper à l’emprise d’une mère abusive, désertera bientôt les grands bals du 7e arrondissement et la patrouille des castors, pour fréquenter les boîtes de nuit, s’amouracher d’une jeune strip-teaseuse, et s’abandonner aux mains, dit-il, « des dures matrones de Courbevoie ». Plutôt qu’un prince Éric de vitrail, Bertrand Poirot-Delpech, un sauvageon élevé par sa mère à l’écart de la société, était une sorte de Perceval, un niais, un grand dadais en effet, qui ne découvrirait jamais son véritable nom.
C’est là, à évoquer incidemment une « patrouille des castors », que je me rends compte que mon destin devait croiser celui de Poirot-Delpech. Si j’avais toutes les raisons d’ignorer l’habitant des beaux quartiers, et ne pas aimer une aisance bourgeoise qui, fût-elle évanouie, me renvoyait à ma gaucherie, le fait est que moi aussi j’avais fait partie d’une patrouille des castors. Moi aussi j’avais longtemps rêvé au prince Éric, et cette incidence faisait naître une note de fraternité, une solidarité à laquelle les adolescents sont particulièrement sensibles. Bien sûr, la patrouille dont j’étais le C.P. n’exerçait pas ses activités au même endroit. C’était même en un endroit si éloigné que je me souviens brusquement que la troupe à laquelle j’avais appartenu, qui tenait ses réunions dans une sacristie d’Aubervilliers, rue Cartier-Bresson pour tout dire, fut un jour invitée à rendre visite à une autre troupe qui gîtait, elle, sur les hauteurs de Passy. De cette réunion, que résulta-t-il, sinon, une incompréhension accrue, et même une animosité certaine ? La lutte des classes, Mesdames et Messieurs, commence avec la classe élémentaire.
Poirot-Delpech dit quelque part qu’une des expériences majeures de son enfance fut d’avoir participé au jamboree de la paix en 1947 à Mousson. Le mot jamboree ne figure pas dans votre dictionnaire. Il vient de l’indien, et fut introduit dans la langue par Rudyard Kipling, l’auteur du Livre de la jungle, dans lequel Baden-Powell, colonel anglais fondateur du scoutisme, tira sa mythologie. Au temps où les peintres d’avant-garde s’inspiraient des monstres de la statuaire nègre, les petits Parisiens eux, dans la jungle des villes, adoraient des dieux à têtes d’animaux qui avaient nom Akéla la louve, Bagheera la panthère ou bien Balou, l’ourson. Je devais participer à un autre jamboree, six ans après Poirot, en 1953, au nord du Danemark. La petite troupe à laquelle j’appartenais y fut transportée en camion militaire et le voyage dura trois jours et trois nuits, à cahoter sur les pavés. J’avais douze ans, je quittais ma famille pour la première fois.
Je me permets de citer cet épisode, et parce qu’il me rapproche de Poirot-Delpech, et parce qu’il a marqué ma vie. Je me souviens encore exactement de Cologne, rasée par les bombardements. Autour de la cathédrale, la ville avait été réduite à d’énormes pyramides de briques, qui s’élevaient au-dessus des rues. Les briques, on le voyait, avaient été nettoyées, grattées une par une. Plus tard, j’appris que ce sont des femmes qui avaient accompli, puisque les hommes avaient disparu, ce labeur épuisant. Et puis il y eut la traversée de Hambourg, dont les murs gardaient encore visiblement les traces du phosphore qui l’avait calcinée. Des ruines et des montagnes de gravats, voilà comment l’Europe, en 1953, se présenta à mes yeux : une terre gaste, dévastée, la waste land de T.S. Eliot. J’ai été le contemporain de ce que l’Allemagne a appelé la Trümmerliteratur, la littérature des ruines. Une telle révélation sans doute donne envie d’aimer les livres, pour édifier avec eux, comme avec des briques bien nettoyées, un refuge à peu près habitable.
Et puis, et c’est le lieu et le moment de lui rendre un hommage, il y avait eu, un peu après, ce professeur de français, au lycée Jacques Decour, je me dois de rappeler ici son nom, Samuel Abramovitsch. En 5e et en 4e, il nous faisait apprendre par cœur des poèmes de Hugo, de Baudelaire et d’Aragon. À quatre-vingt-dix ans, sur France Culture, qui ne s’affublait pas encore de ce nom barbare et anglifié, il donnait des causeries sur Rachi et les foires de Champagne.
Bien sûr, il nous avait parlé des camps. À douze ans, j’appris, grâce à lui, la différence qui existait entre un camp de concentration et un camp d’extermination. Or cette différence ne devint sensible en France qu’au début des années 1970.
Il y a eu un moment, dans la vie de Poirot-Delpech, où tout a basculé, l’instant d’une révélation, d’une souffrance, la découverte de la misère humaine en son absolu. On le sait, au printemps 1945, il s’engage dans les équipes bénévoles, chargées à l’hôtel Lutétia de secourir les déportés rentrés des camps. Il a seize ans, il est élève à Louis-le-Grand, scout à Saint-Sulpice, et chaque jour, entre dix heures du soir et cinq heures du matin, il va aller accueillir les déportés gare de l’Est, déportés militaires et politiques et déportés raciaux, car à l’époque, je le répète, on ne faisait guère encore la différence. Ce n’est que bien plus tard qu’une déportée lui lancera avec affection : « Toi, tu étais mon goy-scout. » C’était bien vu. Au-delà des différences entre les riches et les pauvres, les bien nés et les sans-nom, les catholiques et les communistes, les beaux quartiers et les banlieues tristes, il découvre une opposition plus forte, plus meurtrière, radicale, essentielle. L’odeur de la mort qui flottait sur tous ces corps était, dit-il, ce qu’il y avait de plus insupportable. Et peut-être aussi, chez ces couples qui ne s’étaient pas vus depuis tant d’années, l’angoisse indicible de ne pas se reconnaître. La perte de l’identité d’un côté, comme on dit perdre la face, perdre contenance. Et puis la décomposition, la désorganisation, au sens biologique du terme. Enfin la perte de l’ami. C’est l’histoire de ce camarade de classe, le plus intelligent, dit-il, qui disparaît du jour au lendemain, en juin 1943. S’il a demandé à travailler au Lutétia, c’est dans l’espoir, bien fou, de retrouver cet ami d’enfance dont il ne reste qu’un nom, Youra Riskine.
À la lumière noire de ces événements, les ricanements et les sarcasmes prennent une autre dimension. Ils sont une parade à la mort. Et crâner reprend son sens premier : affronter le crâne du mort. L’Arlequin incertain de son jeu qu’est Poirot endosse la figure du mythe.
Il s’en souviendra dans ses chroniques judiciaires. Il s’en souviendra surtout dans le livre qu’il consacre, en 1987, au procès de Klaus Barbie, à Lyon, qu’il suivra de bout en bout. Procès du silence, procès de la fausseté ou de l’inadéquation du langage à la réalité : Monsieur Barbie n’a rien à dire.
Et là se montre soudain, sous le masque de la narquoisie, un homme grave, qui survit, en tant qu’écrivain, au désastre des mots, à la dévastation du langage. Il faut aller chercher dans des écrits confidentiels, de ces discours dont votre Académie, Mesdames, Messieurs, garde le secret, un discours sur la vertu, pour trouver ces mots qui résument peut-être la position d’un grand écrivain : « Je fais partie d’une génération jetée dans la guerre en culottes courtes, que les adultes de tous bords, en se surpassant dans la barbarie ou la lâcheté au nom des grands principes, ont rendue à jamais méfiante vis-à-vis des paroles non gagées en actes. » Méfiance des paroles non gagées en actes : l’expression m’a frappé, car elle reprend mot pour mot la formule d’un philosophe aujourd’hui trop oublié, dans sa thèse Sur la nature et les fonctions du langage, qui fut mon ami et, si j’ose dire, mon maître à penser quand j’avais vingt ans, Brice Parain. Le mot écrit ou prononcé n’a pas de sens s’il n’est pas gagé, engagé, par le poids du corps. C’est dès 1925 que Parain avait fait le voyage d’U.R.S.S. Il en revint désabusé, quitta le P.C.F. en 1933. Il avait été parmi les premiers intellectuels à s’y inscrire. Sartre, furieux, le condamna dans son essai Aller-Retour. André Gide, à son Retour de l’U.R.S.S., mais c’était dix ans plus tard, en 1936, fut épargné. Il avait pourtant montré plus de courage que l’auteur des Mouches. Je ne rappelle ces faits et ces dates que pour pouvoir, à la suite de Poirot-Delpech, renvoyer gidisme et sartrisme dos à dos, pour ne rien dire du surréalisme dont l’exploit le plus misérable fut, en ces temps-là, d’assassiner Anatole France et ce que je tiens pour son chef-d’œuvre, Les dieux ont soif.
Voilà qui me rapprochait singulièrement d’un homme, Poirot-Delpech, dont j’avais ignoré jusque-là les œuvres. Ce qu’il disait, au bout du compte, c’était que toucher aux mots, c’est toucher à l’ordre du monde. Laisser les mots à l’abandon, c’est laisser le monde aller à vau-l’eau. Mal nommer les choses c’est, disait Camus, ajouter au malheur du monde. Mal dire, c’est maudire, bien dire, c’est bénir. Nous vivons le temps de la malédiction.
Si Poirot-Delpech n’a si longtemps cessé de ricaner, c’est qu’il avait mesuré la dérisoire activité d’écrire. Mais, s’il n’a cessé d’écrire – ce fut un écrivain abondant –, c’est qu’il avait mesuré que cette occupation dérisoire est une activité irremplaçable. À partir de ce moment-là, le sarcasme cesse, le ton narquois s’éteint, et commence, dans une œuvre ultime, comme dans le recueil de Diagonales, une confession d’une gravité étonnante, qui dément d’un coup les faux-semblants du mauvais élève. S’indignant du français indigent, babélien, barbare parlé à Bruxelles, voilà qu’il se laisse aller – et comment ne pas l’accompagner – à un chant d’amour à la vieille Europe, douce et raffinée : « Des crépis d’aquarelle, écrit-il, de Dublin ou de Copenhague à l’ocre brun d’Agrigente, des caps vert cru de Shannon aux chapelles creuses de Pathmos : rien à faire, un instinct veut que, aux quatre coins de ce continent déchiqueté et secrètement uni, nous nous sentions chez nous, plus qu’ailleurs… » Ce n’est plus alors le journaliste, le chroniqueur, le gazetier, le romancier ou l’essayiste qui veut briller, qui persifle, qui se laisse aisément emporter par un bon mot ou qui cède à la pointe trop facile, c’est un écrivain douloureux doublé d’un amoureux, et qui paraît se réconcilier avec la foi de son enfance.
Quand paraît Diagonales, il y a un an déjà que le journal auquel il consacrait son temps avait cessé de publier les discours de réception d’une Académie dont il était membre depuis presque dix ans. Les derniers à être publiés furent en effet ceux de l’installation du cardinal Decourtray en mars 1994. Puis arrivèrent au journal, au printemps 1995, pour diriger ses pages littéraires, une dame vêtue de noir, grande lectrice de Georges Bataille, puis un commissaire à moustache, pour veiller à sa correction idéologique. L’Académie ne fut plus alors jugée digne qu’on imprimât ses discours.
Il m’a été confié que, dès son entrée à l’Académie, mais plus encore dans les derniers temps de sa vie, Poirot-Delpech s’était consacré sans compter aux tâches, missions, petits et grands devoirs que demande votre institution. Avec un dévouement sans borne, il a multiplié les charges, les discours, les jurys, les correspondances multiples, parfois intéressantes, souvent fastidieuses. Sollicité, il répondait. Au fond, à la fin, il avait retrouvé l’engagement de sa jeunesse, le « toujours prêt » d’un homme de cœur. Réconcilié avec lui-même, peut-être.
Je voudrais terminer sur des propos plus légers. Dans Le Grand Dadais, on trouve cette opinion, à propos d’un notable : « Il finira à l’Institut. » Finir à l’Institut comme d’autres finissent dans le caniveau, cela pouvait sembler en effet, entre les deux guerres, le destin d’un homme bien né.
Pour ma part, sorti de rien, je n’ai jamais songé finir à l’Institut. S’il m’est permis une confidence, je me souviens pourtant d’une remarque amusée que m’avait lancée un aîné quand j’avais seize ans, l’un de ces pères de substitution qui vous accompagnent au long de votre vie et qu’on devrait honorer comme le père génétique : « Toi, tu finiras à l’Institut. Il faut faire entrer la canaille. » Le mot m’avait stupéfié. La canaille. Je me savais de modeste extrace, mais enfin, la canaille… Et pourquoi moi ? Ce n’est qu’en préparant ce discours que j’ai découvert que l’expression venait d’une boutade de Paul Valéry, après son élection : « Et maintenant, il me faut faire entrer la canaille. » Il n’entendait pas par « canaille » la Sainte canaille chère aux anarchistes fin de siècle, mais la postérité de François Villon, d’une poésie populaire.
La première fois, Mesdames et Messieurs, que j’ai pris connaissance de votre institution, ce fut dans un petit livre que possédait mon père, et dont le tirage, entre 1877 et aujourd’hui, a dû approcher celui de la Bible : Le Tour de la France par deux enfants. Il y est question d’Alsace et de Lorraine, de ceux qui, comme le grand-père de Poirot, après la défaite, avaient choisi Paris. L’Institut s’y trouve décrit : « Nous voici dans le quartier savant. Là est l’Institut de France où se réunissent les cinq Académies composées des hommes les plus illustres ; là sont les écoles de premier ordre que la France ouvre à ses enfants : l’École normale supérieure, d’où sortent les professeurs qui enseigneront dans les lycées de l’État, l’École polytechnique, où s’instruisent les officiers qui commanderont les régiments français et les futurs ingénieurs qui feront pour la France des travaux difficiles, ponts, aqueducs, canaux, ports, machines à vapeur. L’École de médecine où se préparent un grand nombre de nos médecins, et l’École de droit d’où sortent beaucoup de nos avocats. »
Vous remarquerez, Mesdames, Messieurs, l’absence de l’École nationale d’administration.
Nous gardons tous un peu la nostalgie de cette France qui, après Sedan, croyait à l’enseignement gratuit, laïque et obligatoire, à la vertu du savoir, à la grandeur de ses hommes, à la beauté de ses réalisations, et dans laquelle la pyramide des honneurs s’étageait, devant les yeux écarquillés des enfants méritants, aussi naturellement que, dans les statistiques, la pyramide des âges.
Il me fallut quelques années et lire le Journal des frères Goncourt pour comprendre que la France de 1880 n’était pas la succession de vignettes qu’avait coloriées madame G. Bruno.
L’Institut est couronné d’une demi-sphère, emblème d’un Roi-Soleil autour duquel gravitent les autres corps sphériques qui tournent dans le ciel parisien, le dôme des Invalides, le dôme du Val-de-Grâce, d’autres astres encore.
Mais à peine a-t-on pénétré sous la calotte, qu’on constate, étonné, qu’elle renferme un autre volume, reposant sur un ovale. Au-dehors se dessine la forme parfaite du cercle, au-dedans on découvre la forme, dirais-je imparfaite ? de l’ellipse. L’Institut, que l’on accuse d’être le temple de l’immobilité, de l’académisme, illustre en fait dans son architecture une des querelles les plus vives qui aient animé le monde des idées au début de l’âge classique, celle qui opposa Galilée à Kepler. Kepler fut le premier à démontrer que les orbites des planètes ne sont pas des cercles dont le centre serait le Soleil mais des ellipses dont l’astre occupe l’un des foyers. Il démontra ensuite que les planètes ne se déplacent pas selon une vitesse constante, mais qu’elles accélèrent leur course au voisinage du Soleil, et la ralentissent à mesure qu’elles s’en éloignent, de sorte que des aires égales soient balayées en des temps égaux. La perfection de la démonstration ne convainquit pas Galilée, qui demeura fidèle à la théorie copernicienne des cercles parfaits dont le Soleil occupe le centre. Or les raisons de Galilée n’étaient pas d’ordre mathématique mais d’ordre esthétique. Le classicisme de Galilée répugnait à ces formes aberrantes qu’il détestait en littérature et dans les arts, du maniérisme au baroque, et qu’il assimilait à des anamorphoses. L’ellipse était au cercle ce que le crâne étiré en os de seiche, qu’on voit au premier plan des Ambassadeurs de Holbein, est au crâne vu en vision normale. Crânons donc un peu, plutôt que ricaner : je trouve en vérité admirable que Le Vau, en hommage à Mazarin, ait édifié un bâtiment qui offre à nos yeux un enjeu non seulement politique, mais aussi artistique et scientifique.
Il est un autre fait plastique qui me retient en tant qu’historien de l’art. Dans une lettre à un ami, Poirot remarque qu’il en est arrivé au temps des consécrations automatiques, « quand les médailles tombent et s’entassent comme les badges colorés du scout ». De tous ces badges colorés, le moindre n’est pas la légion d’honneur, qu’on porte à la boutonnière. Elle est pareille à un point rouge sur le tableau qui vient d’être vendu.
Dans le langage des ateliers, on appelait « réveillon » le petit point rouge apposé par le peintre pour allumer un fond endormi. Corot, dans ses paysages, fut le maître des réveillons.
Je m’émerveille pour ma part de voir que le point rouge vient réveiller non seulement ceux qui le portent et que leur âge assoupit parfois, mais aussi, d’une harmonie préétablie sans doute, le vert de vos habits, pardon de nos habits, Mesdames, Messieurs, au point d’en illustrer, comme nul autre, la loi dite du contraste simultané des couleurs, définie par Chevreul. Sous sa tenue classique, l’habit d’académicien nous offre la clef d’une équation chromatique qui marque la naissance de la couleur pure.
En un temps de laisser-aller vestimentaire, il faut aimer les uniformes. Sans la casaque de soie rouge, qui est au jockey ce que l’habit vert est à l’académicien, Degas n’aurait jamais été celui qui les a peints.
Ainsi votre Institut, Mesdames, Messieurs, illustre-t-il non pas le passéisme académique mais les débats les plus vifs de la modernité. N’est-il pas le dernier d’ailleurs à oser procéder, comme à la Biennale de Venise en ces jours, l’art contemporain, à des « installations » ?
Une voix chagrine me souffle cependant : mais cet habit vert, s’il n’est pas vair ou varié comme celui d’Arlequin, n’est pas non plus un habit viride. Il suffit de le regarder : c’est un habit noir, noir comme l’habit des hussards de la République, noir comme au jeune ambitieux de Stendhal le choix entre la robe et l’épée. L’arrêté du 29 floréal de l’an IX, signé par le premier consul, le confirme : le grand costume, fait d’un habit, gilet ou veste, et d’une culotte ou pantalon, est noir. Et le principe est arrêté par l’Institut dans sa séance du 5 vendémiaire de la même année : l’habit sera de drap noir. Quelle étrange affection oculaire, que notre éminent collègue, le professeur Pouliquen, pourrait peut-être expliquer, nous fait-elle prendre pour la verdeur du matin la noirceur du tombeau ?
Qu’il me soit simplement donné de vous remercier de m’avoir fait entrer dans ce Palais du quai Conti qui, par ses ors, ses jeux optiques et ses transformations à vue, me fait penser au Palais des mirages de mon enfance, qu’on découvrait au musée Grévin.
Ce qu’il nous dit, cependant, ne se réduit guère au festif dont on se gorge aujourd’hui : on me pardonnera de conclure sur des propos plus graves. S’il dit qu’il ne faut jamais se fier aux apparences, c’est qu’il est là, dans sa mission d’apprentissage de la langue et de la correction des mots, dans le respect de la grammaire, à nous faire douter de tout, pour nous fonder enfin sur la terra ferma des mots.
Besogne immense en un temps comme le nôtre. Temps des ruines, des montagnes de gravats, disais-je. Poirot et nous, dix ans après, avons vécu les effets de ces effondrements. Piratage aujourd’hui des créations privées et mercantilisme étendu au patrimoine public ne sont que le prélude à cette liquidation générale des valeurs qui a lieu sous nos yeux. Mais d’abord l’effondrement de la langue, et ce qui l’accompagne, mépris de l’orthographe, haine de la littérature, déroute de la raison, multiplication dans la presse écrite et parlée de barbarismes verbaux qui ne sont que le premier pas vers les barbaries tout court.
Que n’a-t-on dit de ces immortels qui, chaque jeudi, se rassemblent pour travailler aux mots du dictionnaire ? N’y a-t-il pas tâche plus ridicule, plus risible, plus vaine que cette occupation d’un autre temps, survivante d’un passé où l’on parlait de la semaine des quatre jeudis et où coulaient les heures passées à l’étude pour faire ses devoirs ? Or, à la lumière de ce qui nous arrive depuis quinze ou vingt ans, dans ce désastre dont nous mesurons chaque jour un peu plus l’ampleur, quand, dans un climat de Bas-Empire, ce dont nous croyions jusqu’alors être à jamais les possesseurs, la morale, la culture, le savoir, s’efface à vue d’œil, il me semble que cette occupation prend soudain une valeur transcendante. Un Père de l’Église disait que c’est Dieu qui, pensant le monde à chaque instant, lui permet de durer. Cesserait-il d’y penser une seconde, le monde retournerait au néant. Eh bien ! s’occuper des mots du dictionnaire, les garder, les conserver, en vérifier le sens me paraît relever d’une entreprise aussi haute. Cesserions-nous de s’inquiéter des mots, le monde s’abîmerait dans la nuit, et nous sommes ici pour tenter de retarder sa chute. L’Institut, sur le bord du fleuve, niché sous sa Coupole, n’est ni un phare ni un môle, mais le scriptorium, pareil à celui où quelques moines, au milieu des essarts et près d’une rivière, conservaient la trace de la pensée antique et la transmirent, comme ici, où quelques clercs, courtois, cultivés et patients, continuent de perpétuer l’idéal de l’humanisme. Je vous remercie de m’y accueillir.