M. le duc de La Force, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Bruslart de Sillery, évêque de Soissons, y est venu prendre séance le lundi 28 janvier 1715, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Lorsque vous élevez jusqu’à vous des hommes célèbres par leurs écrits, c’est une dette que vous acquittez, et justes arbitres des talens, la réputation la mieux établie entraîne nécessairement vos suffrages.
Mais lorsque vous ouvrez le sanctuaire des Muses à ceux qui n’ont d’autre mérite que de les aimer sans les avoir beaucoup servies, c’est une grace que vous faites, et la préférence semble être l’ouvrage tout pur de votre inclination.
Ce penchant si favorable pour moi, dois-je le justifier aujourd’hui ? Comment rendre raison de mon bonheur ? N’est-ce pas assez de le sentir avec la plus vive reconnoissance ?
L’Académie, ornée plus que jamais de ce que la religion, les armes et la magistrature ont de personnages plus distingués, avoit-elle besoin d’un homme qui n’eût à y apporter que les avantages du rang et de la dignité ?
Permettez-moi donc, Messieurs, de m’abandonner à une idée plus flatteuse : peut-être avez-vous su combien j’ai été touché dès ma jeunesse de cet éclat indépendant du hasard, inséparable de nous-mêmes, de cette gloire délicate que vous possédez, et dont vous êtes les vrais dispensateurs ? Peut-être avez-vous su que, sensible au commerce des gens de lettres, où l’on acquiert avec facilité ce qui leur a coûté tant de travail, je les ai aimés, je les ai recherchés, je les ai rassemblés ?
Oui, Messieurs, j’ai osé fonder une colonie savante1 dans une des premières villes du Royaume ; ne devois-je point attendre votre aveu ? Les Académies étrangères qui ne fleurissent que sous vos auspices, qui ne brillent que de la réflexion de vos lumières, doivent recevoir de vous leurs chefs, et non pas vous les présenter. Je puis cependant m’applaudir de mon impatience ou de ma témérité, puisque vous avez approuvé l’une et couronné l’autre.
En m’adoptant aujourd’hui, vous répandez sur cette compagnie que j’ai formée, un éclat qui lui manquoit ; elle partagera, elle éternisera ma reconnoissance ; vous me rendez plus digne d’elle ; elle me reverra avec la même joie que les nations les plus sages recevoient leurs Princes, lorsqu’ils revenoient chargés du nom glorieux d’ami, d’allié, de citoyen de Rome.
Heureux ceux à qui la fortune met en main les récompenses des arts ! Heureux ceux qui placés entre Auguste et Virgile peuvent faciliter l’accès du trône aux Muses timides ! Quelle fut donc la joie du grand Armand, lorsqu’il jeta les fondemens de cette compagnie ? Quand il n’auroit pas étendu aussi loin les frontières du Royaume, quand il auroit abattu moins d’ennemis, cette époque seule eût assuré sa mémoire contre l’oubli, l’ignorance et l’envie ; et sans cet événement peut-être tous les autres étoient perdus pour la postérité.
Ainsi, vivra à jamais avec son nom celui de ce sage chancelier que vous regardêates comme votre second fondateur, lorsque par son heureuse entremise Apollon et Thémis se donnèrent la main.
C’est sur ces deux modèles si chers à votre mémoire, que sembloit formé l’Académicien dont je viens remplir la place. Issu d’une maison qui a donné à l’état un chancelier non moins illustre que Séguier, d’une maison qui a porté le respect du nom François, chez les ennemis, par la force des armes, et chez les alliés, par la sagesse des négociations, Sillery savoit accorder beaucoup de grandeur avec une extrême modestie ; la justice chez lui n’avoit rien à reprocher à la douceur ; au-dessus des autres sans faire sentir sa supériorité, protecteur généreux, ami fidèle.
Il avoit reçu du Ciel un amour et un talent égal pour la poésie, noble amusement, le seul peut-être que le grand Armand se permît ; innocentes délices des Godeaux, des Fléchiers, et des prélats austères des siècles les plus reculés. Je parle avec transport d’un art dont j’ai toujours admiré l’excellence, et dont vous me découvrirez bientôt les richesses.
Agréable étude qui promettoit à Sillery d’infaillibles succès, si l’église de Soissons ne l’en eût détourné. Mais c’étoit peu d’un seul diocèse ; son zèle se devoit à toute l’église de France, qui ne l’a pas inutilement employé dans ses derniers besoins.
Armand, vous le savez, avoit long-temps combattu l’hérésie par la doctrine, avant que de la combattre par la puissance. Dans ces derniers temps, ce monstre, toujours fécond à se reproduire, a reparu sous une nouvelle forme d’autant plus dangereuse, qu’il ne prenoit les couleurs de la vérité que pour la trahir plus surement.
Sillery est un des athlètes choisis pour le poursuivre. Avec quel courage ne l’a-t-il point attaqué ? Avec quelle charité ingénieuse n’a-t-il pas travaillé à la réunion des esprits, qu’il voyoit uniquement divisés sur la manière de le terrasser ? La mort seule a pu interrompre un si saint ouvrage.
Telle a été, Messieurs, la fin des travaux et des jours de ce grand homme. J’ai senti comme vous tout ce que vous perdiez en lui, et je le sens encore au moment même que vous me déférez sa succession. L’amitié nous avoit unis sous les yeux d’une princesse2 également spirituelle et vertueuse, dans cet aimable séjour, dans ces riantes campagnes où elle n’admet de plaisirs que ceux qui lui sont offerts par les Muses. Là nous avons assez joui des derniers entretiens de M. l’évêque de Soissons pour le regretter long-temps.
Combien a-t-il versé dans mon cœur, d’amour, de respect et de zèle pour l’Académie ! Il ne vous abandonnoit, m’a-t-il dit, que pour vaquer aux devoirs de son état.
Je rends graces au mien qui me permettra plus d’assiduité, uniquement partagé entre deux occupations, d’admirer mon maître, et d’apprendre de vous à exprimer mon admiration ; témoin tout-à-tour et de ses vertus et de vos éloges.
Dans cette auguste retraite3 où il daigne quelquefois m’admettre à ses délassemens, dans ces momens heureux où il tempère l’éclat qui l’environne pour descendre jusqu’à nous, je recueillerai plus soigneusement que jamais ses paroles, ses actions qui échappent à l’histoire ; je vous les rapporterai ; je sais le précieux usage que vous en pouvez faire.
Oui, Messieurs, les héros que la fable a imaginés ou que l’histoire a embellis, ont besoin pour paroître grands de l’appareil de toutes leurs victoires, de l’assemblage de tous les jours de leur vie ; un seul jour du Roi vous fournit un panégyrique ; je dis même un seul de ces jours paisibles, où il ne s’occupe que du bonheur de sa cour et de la félicité de ses peuples.
Il respire enfin, après tant de glorieux travaux, il compte avec impatience de quel moment ses sujets commenceront à goûter tous les fruits de la paix : toujours rempli des soins de cet heureux avenir, il ne travaille qu’à nous l’assurer. Sa tendresse paternelle se croit trop resserrée par les bornes de la plus longue vie ; elle s’étend au-delà. Quel témoignage touchant nous a-t-il donné, et quel spectacle à l’univers ! Jamais il ne paroît moins homme, que lorsqu’il se souvient de l’être. Puisse le Ciel se contenter de cette pieuse et sage prévoyance ! Puissions-nous n’avoir jamais besoin d’en ressentir les effets ! Que son héritier croisse sous ses yeux et reçoive de sa bouche les instructions qu’il lui lègue.
Pour moi, Messieurs, si le titre d’Académicien me rend plus recommandable à votre auguste protecteur, mon zèle pour sa personne sacrée me rendra plus cher à cette célèbre compagnie. Les bontés de ce monarque vous ont prévenu en ma faveur ; j’ai ressenti de tous ses bienfaits le plus pur et le plus précieux. Il a brisé les funestes liens où m’avoit engagé le malheur de ma naissance, et c’est aux pieds de ces mêmes autels auxquels il m’a rappelé, que je dois former autant de vœux pour sa vie que vous élevez de monumens pour sa gloire.
- L’Académie royale de Bordeaux, établie en 1713 sous la protection de M. le duc de la Force.
- Madame la duchesse du Maine.
- Marly.