Discours de réception du cardinal Jean Daniélou

Le 22 novembre 1973

Jean DANIÉLOU

Réception du cardinal Daniélou

 

Le Cardinal Daniélou, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort du Cardinal Tisserant, y est venu prendre séance le jeudi 22 novembre 1973 et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Je me sens à la fois heureux et comme étonné de me trouver ce soir, au milieu de vous, sous cette coupole. Je le dois à votre amitié. à celle des vivants, à celle des morts aussi. Ma pensée se tourne avant tout vers celui qui devait me recevoir et qui laisse parmi nous un tel vide. Il est bouleversant pour moi de penser que Wladimir d’Ormesson a consacré les dernières semaines de sa vie à préparer le discours que lui-même ne pourra prononcer ce soir. Il se savait menacé, quand il a accepté cette tâche. Il l’a assumée cependant, avec sa générosité coutumière, et l’a menée jusqu’au bout.

Wladimir d’Ormesson a été une grande intelligence et un grand caractère. Je sais la place qu’il tenait dans votre compagnie et l’affection que vous aviez pour lui. Il avait reçu mon prédécesseur, le cardinal Tisserant. Et l’éloge qu’il en avait fait, nourri de sa connaissance profonde du milieu romain, m’a définitivement découragé de pouvoir rivaliser avec lui. Je veux dire seulement quel ami fidèle il a été pour moi et combien je ressens cruellement ce soir son absence. Vous me permettrez d’associer à son souvenir celui de Georges Izard, qui l’a suivi de près dans la mort, et que j’aurais été si heureux de voir ici aujourd’hui.

Au moment où vous m’accueillez parmi vous, je dois dire que j’ai l’impression que j’aurais pu mieux mériter d’être des vôtres. Un tel honneur est pour moi comme un remords. Il me fait souvenir d’une vocation littéraire, à laquelle j’aurais pu mieux répondre, même sans m’y consacrer exclusivement. Mon père et ma mère m’ont élevé dans l’amour des lettres. Ma jeunesse est contemporaine de cette merveilleuse époque où chaque numéro de la N.R.F. nous apportait du Proust ou du Valéry, bientôt du Malraux et du Saint-John-Perse. Je sais tout ce que je dois, dans la construction de mon être, à Péguy et à Claudel. Je crois à la grandeur de l’écrivain.

Mais heureusement ma présence parmi vous tient moins à mes mérites littéraires qu’à cette antique tradition qui veut que votre Compagnie accueille, à côté des plus illustres écrivains, des représentants de la science, de la politique, de la religion. C’est à ce titre que de nombreux cardinaux se sont succédé dans cette enceinte. Le fauteuil même que j’occupe a été celui du cardinal de Polignac, qui avait lui-même succédé à Bossuet et qui est resté célèbre par son Anti-Lucrèce.

Cette tradition me paraît sage. Si votre Compagnie constitue la plus haute instance dans le domaine de la culture, il est normal que les Eglises y soient représentées. Je suis touché que votre choix se soit porté sur moi. J’aurais applaudi également s’il se fut porté sur un autre. Je pense en effet, quoi qu’il en soit de l’opinion de quelques esprits chagrins, qu’il n’y a aucune incompatibilité entre l’esprit évangélique et l’amour des lettres et des arts, qui est le fait de votre Compagnie.

Aussi bien, si je pouvais en douter, combien l’histoire m’offre-t-elle d’exemples de ces hommes, qui ont rempli les plus hautes charges ecclésiastiques, qui ont témoigné de la piété la plus profonde et qui ont en même temps enrichi notre patrimoine culturel. J’ai consacré une part de mes travaux d’historien du christianisme à un Père de l’Église grecque, qui fut à la fois un grand évêque, un grand mystique, un grand penseur et un grand poète, Grégoire de Nysse.

Mais ce n’est qu’un nom entre beaucoup d’autres. De quel éclat ont brillé à la fois dans le domaine de la sainteté et dans celui des lettres ses contemporains, Grégoire de Nazianze et Jean Chrysostome, Ambroise et Augustin. Bossuet et Fénelon font partie à la fois de l’histoire de l’Eglise et de celle de la littérature française. Je sais bien que l’un de vos grands anciens, Nicolas Boileau-Despréaux, a écrit que

De la religion les mystères terribles

D’ornements égayés ne sont pas susceptibles.

Mais précisément je ne lui ai jamais pardonné ces vers. Ils sont d’ailleurs quelque peu entachés de jansénisme. Et vous ne vous étonnerez pas que je l’ai flairé aussitôt.

Aussi bien, j’ai toujours admiré que maints détracteurs de la littérature parmi les clercs aient usé d’une langue si parfaite, qu’elle est elle-même un hommage à ceux qu’ils insultaient. Et nous n’aurions rien retenu de ce qu’ils ont dit, s’ils ne l’avaient dit si bien. Combien plus près de la vérité me parait un Urs von Balthasar, quand il écrit que sans la beauté la vérité ne touche pas les cœurs. En un sens il n’y a pire usage des vertus évangéliques que d’en faire l’instrument d’une dépréciation des valeurs, en confondant la pauvreté avec la laideur, la charité avec la complaisance, l’humilité avec la médiocrité.

Je dirai plus. Non seulement il n’y a pas d’incompatibilité entre l’art et la religion, mais il y a entre eux une mystérieuse affinité. La beauté est un certain reflet créé de la gloire. Comme l’écrivait Rainer Maria Rilke au début des Élégies de Duino, en parlant des anges : « Si l’un d’eux soudain me prenait sur son cœur, je succomberais, mort de son existence trop forte, car le beau n’est rien que le premier degré du terrible. » Certes la beauté reste ambiguë. Si l’ange veut s’approprier la gloire et se faire adorer, il peut devenir luciférien. Et Gide alors aurait raison. Mais il peut aussi, ange tutélaire, comme la Béatrice de Dante, prendre le poète par la main et le guider vers le Paradis.

Le cardinal Tisserant a été un homme d’Église et un homme de culture. Il avait une tournure d’esprit plus scientifique que littéraire. A sa sortie de Collège, il s’inscrivit à la Faculté des Sciences de l’Université de Nancy. Et durant sa dernière année de séminaire, il enseigna la physique. Toute sa vie il resta curieux des problèmes de science. Vous avez constaté la précision de ses informations le jour où il fit devant vous l’éloge de son prédécesseur, le duc Maurice de Broglie.

Les circonstances ont fait que le domaine scientifique où il se spécialisa fut celui de l’étude des langues anciennes du Proche-Orient. Son directeur spirituel au Grand Séminaire, l’abbé Ruch, qui fut un grand évêque de Strasbourg, songeait à l’orienter vers l’exégèse. Il était lui-même sémitisant. Il fit faire de l’hébreu et du syriaque au jeune séminariste. L’abbé Tisserant continuera ces études à l’École biblique de Jérusalem, que venait de fonder le P. Lagrange, puis à l’école des Hautes-Études à Paris.

On était alors au plus fort de la crise moderniste. Le petit livre de Loisy, « l’Évangile et l’Église », est de 1902. L’abbé Tisserant était au cœur du milieu que cette crise secouait. Personnellement il n’en a été aucunement affecté. Il n’a jamais éprouvé qu’un conflit quelconque pût opposer les sciences historiques à la foi chrétienne. Sans doute d’ailleurs a-t-il finalement raison. Mais on aurait aimé parfois qu’il eût vu qu’il y avait au moins là un problème.

En revanche quand la réaction qui suivit l’Encyclique Pascendi suscita une défiance non seulement à l’égard des abus qui pouvaient être faits de la méthode critique, mais à l’égard de l’exégèse scientifique elle-même, et en particulier quand son maître le P. Lagrange fut retiré de l’enseignement, l’abbé Tisserant marqua son désaccord. Toute sa vie, il défendra les droits de la critique biblique. Et devenu en 1938, président de la Commission pontificale pour les études bibliques, il ne sera pas étranger à la publication par Pie XII de l’Encyclique Divino afflante Spiritu qui reconnaît l’importance de l’étude des genres littéraires pour l’interprétation de l’Écriture.

Toutefois, durant ses années d’études, c’est à apprendre les langues orientales que l’abbé Tisserant se consacra presque exclusivement. Il y mit la puissance de travail, la conscience professionnelle, la rigueur de méthode qu’il devait appliquer à toutes les tâches qui seraient les siennes. Il écrivait de Jérusalem en 1905 : « La récapitulation de mon travail est : J’ai fait des langues, puis des langues, et encore des langues. » Au terme de ses études, il connaissait, outre l’hébreu et le syriaque, l’arabe, l’assyrien, l’éthiopien, le copte et l’arménien. Il fut un maître incontesté en ce domaine. C’est à ce titre que l’Institut de France l’accueillit en 1938 dans la section des inscriptions et belles-lettres sur présentation de Jérôme Carcopino et de Franz Cumont.

J’ajouterai que sa qualité de linguiste donnait au cardinal Tisserant un titre particulier à siéger dans Votre Compagnie qui a la haute mission de veiller sur la langue française. Car son intérêt ne se portait pas seulement sur les langues orientales. Il a publié sur la langue française un article plein de remarques sages. Il souligne les avantages de l’orthographe étymologique, en face de l’orthographe phonétique, comme facteur d’unité nationale, car l’orthographe phonétique rend cette unité plus difficile dans un pays où il y a des prononciations diverses. Et il conclut : « Les réformes prétendues utilitaires, qui cherchent un résultat immédiat, n’aboutissent finalement qu’à la ruine des systèmes établis. »

Ses études linguistiques devaient préparer l’abbé Tisserant à devenir professeur d’exégèse de l’Ancien Testament dans un Institut Catholique français. Mais un événement intervint qui modifia le cours de son destin. Il fut appelé à Rome pour y enseigner l’assyrien à l’Apollinaire, la future Université du Latran. Il devait y rester jusqu’à sa mort, c’est-à-dire plus de soixante ans. Son orientation aurait pu demeurer la môme. Mais il se trouva que, l’enseignement de l’assyrien n’occupant pas tout son temps, il prit en même temps un poste à la Bibliothèque Vaticane, dont il devint plus tard le préfet.

Ce travail lui convenait. Déjà c’est principalement sous l’aspect de l’étude des manuscrits et de la critique textuelle qu’il avait envisagé sa vocation d’exégète. A ce domaine appartiennent ses premiers travaux, l’édition de fragments grecs du Livre des Jubilés, l’étude critique et la traduction de l’Ascension d’Isaïe conservée en éthiopien. C’est à l’occasion de ce dernier travail que j’ai pour la première fois entendu parler du cardinal Tisserant. Cette apocalypse chrétienne de la fin du premier siècle m’avait fasciné. Elle m’a beaucoup servi pour reconstituer ce qu’a été l’expression du christianisme dans des structures de pensée sémitiques antérieurement à sa rencontre avec l’hellénisme.

Mais ce n’est pas ainsi que l’envisageait l’abbé Tisserant. Il laissait à d’autres, plus imaginatifs, la reconstitution du passé à partir des documents, avec les chances et les risques d’une semblable entreprise. Pour lui, le travail scientifique était d’abord du côté de l’acquisition des instruments. Il consistait à rechercher les textes, à les éditer, à les traduire. Il n’était pas un spéculatif. Lui-même nous en fait la confidence. Il écrivait à un de ses neveux, vétérinaire militaire : « Vous avez suivi deux aspirations de mon adolescence, celle d’être un praticien, comme le furent mon père, mon oncle... ou le métier des armes. » Sa tradition familiale n’était pas paysanne, mais artisanale. C’est de cette tradition qu’il tenait le respect des outils, l’honneur du métier, le sens du détail.

Son métier à lui a été celui de bibliothécaire et d’archiviste. Non seulement il l’a accompli de manière exemplaire, mais il croyait à l’importance, pour le progrès de la civilisation, de la conservation des œuvres du passé : « La perte des monuments de la culture signifie la rupture du progrès de la civilisation dans un monde en perpétuel changement. Notre tâche, à nous bibliothécaires, est semblable à celle des prêtresses de Vesta à qui était confié le soin de garder le feu sacré. On sait le rôle qu’il a joué à la Bibliothèque Vaticane, ses voyages en Amérique pour étudier les conceptions nouvelles de l’organisation des bibliothèques. Sa première grande mission en 1925 eut pour objet de rechercher si les réfugiés de Russie et d’Anatolie n’avaient pas apporté avec eux des livres rares ou des manuscrits.

En 1936, il était élevé au cardinalat et nommé par Pie XI secrétaire de la Congrégation des Eglises orientales. Il gardera cette charge jusqu’en 1958. Il était préparé à l’assumer par sa connaissance des langues du Proche-Orient, mais aussi par les contacts qu’il avait déjà eus avec le pays lui-même. Les circonstances y avaient été pour beaucoup, mais aussi une évidente attirance. Je pense à un autre lorrain, dont nous fêtons cette année le centenaire et que l’Orient a lui aussi fasciné. Or Maurice Barrès écrivait dans la préface de son « Enquête aux pays du Levant » : « Je suis né pour aimer l’Asie, au point qu’enfant je la respirais dans les fleurs d’un jardin de Lorraine. » Certes notre cardinal présente peu de ressemblance avec l’auteur du « Jardin sur l’Oronte ». Mais ne témoignaient-ils pas l’un et l’autre de ces liens, persistant à travers les siècles, de la France et des pays du Levant.

Déjà, comme étudiant à l’École biblique de Jérusalem, l’abbé Tisserant avait visité la Palestine en 1903 et 1904. Une fois ce fut la côte méditerranéenne entre Gaza et Ascalon, les terres des Philistins envahisseurs qui ont donné son nom à la Palestine. Une autre fois ce fut le désert de Juda, au nord d’Hébron, la ville d’Abraham, où se trouve le tombeau des patriarches. L’archéologie palestinienne n’avait pas encore fait les immenses progrès qu’elle a accomplis depuis trente ans. L’abbé Tisserant visita Massada, mais la forteresse des zélotes n’avait pas encore été explorée. Il descendit à Engaddi, mais sans savoir qu’au nord, à Qumran, de précieux rouleaux étaient enfermés dans les grottes de la falaise.

La guerre de 1914 avait donné à l’abbé Tisserant l’occasion d’une autre rencontre avec le Proche-Orient. Le soldat Tisserant avait été mobilisé le 1er août 1914. Il était caporal en septembre. En janvier 1915 on préparait l’expédition des Dardanelles. Briand était alors président du Conseil. Un rapport de ses chefs fit savoir en haut lieu que le caporal Tisserant connaissait l’arabe et quelques autres idiomes sémitiques. Il fut appelé à Paris. En avril 1917, il est nommé à l’État-Major des Troupes du Levant, où il remplit la fonction de chef du premier bureau en tant que lieutenant des tirailleurs algériens. Il s’intéresse à la question du protectorat français en Syrie et en Arabie. Son chemin croise alors celui d’un autre grand orientaliste, Louis Massignon.

Sa nomination à la tête de la Congrégation des Eglises orientales marque une étape décisive dans la carrière du cardinal Tisserant. Et d’abord sur le plan scientifique. Il faut mentionner ici sa remarquable étude sur l’Église chaldéenne de langue syriaque qu’on désigne du nom d’Église nestorienne, parce qu’elle adopta la christologie de l’évêque de Constantinople, Nestorius, au Ve siècle, mais dont une partie est rentrée en communion avec Rome. On sait que cette Église — c’est ce qui fait son originalité — se situe dans le prolongement de la mission chrétienne de langue araméenne rattachée à l’apôtre Thomas et tournée vers l’Est, tandis que la mission de langue grecque, avec Paul, évangélisait la Méditerranée. Elle s’étendait jusqu’aux Indes à la fin du Second Siècle. Elle a atteint la Chine et l’Indonésie. Les chrétiens de rite syro-malabare ou chrétiens de Saint-Thomas en sont les héritiers.

Le cardinal Tisserant, d’autre part, au cours de nombreux voyages, visita les communautés chrétiennes d’Orient. En 1937, il était accueilli à Blaj, en Transylvanie, par la communauté roumaine de rite byzantin. En 1950, invité par le gouvernement égyptien à l’inauguration de l’Université Fouad I", il rencontrait le patriarche copte uni. En 1953, il était reçu aux Indes par les membres catholiques de l’Église syro-malabare. Si son mandat ne concernait que les communautés de rite oriental unies à Rome, il n’en avait pas moins partout des contacts avec les autres communautés. C’est ainsi qu’il a joué un rôle important dans le développement du mouvement œcuménique, auquel il avait été éveillé par l’Abbé Portal durant ses études à Paris.

Le cardinal Tisserant avait perçu et a parfaitement exprimé la signification des Eglises orientales dans une conférence sur : « Christianisme et civilisation occidentale », prononcée en 1950. Certes, il n’était aucunement porté à diminuer la valeur du christianisme d’expression occidentale. Mais il soulignait en même temps que le christianisme n’est de soi lié à aucune culture. Son message a une valeur universelle. Il est donc susceptible de s’exprimer à travers les formes d’expressions linguistiques ou artistiques, à travers les usages, qui sont ceux des diverses races. De cela précisément les Eglises orientales, syriaques, coptes, éthiopiennes étaient des expressions traditionnelles. Rien n’empêchait d’ailleurs qu’il continue d’en être de même. Aussi le cardinal Tisserant se trouva pleinement d’accord avec Pie XI, quand celui-ci développa le clergé indigène et jeta ainsi les fondements d’Eglises d’expressions chinoise et africaine.

Son attachement aux Eglises orientales, qu’elles soient unies à Rome ou séparées d’elle, a rendu le cardinal Tisserant particulièrement sensible aux épreuves de celles de ces Eglises qui ont connu et connaissent toujours la persécution dans l’Europe de l’Est. Il n’a cessé de les soutenir dans leur résistance héroïque. Il avait confiance en ce que cette résistance, patiente, mais irréductible finirait par user l’obstination de leurs oppresseurs. Et il savait qu’en attendant ce renversement des choses, cette Eglise du silence préparait, dans les vertus que suscite l’épreuve, les renouveaux spirituels de demain. Comme l’a dit l’un d’entre-vous, « c’est de là, d’où tant de mal nous est donné, que peut nous venir, par un retour des choses, le bonheur et la liberté ».

Mais au-delà de ce domaine particulier, c’est dans la vie de l’Eglise universelle que le cardinal Tisserant devait prendre une place de plus en plus grande. Il appartenait à plusieurs Congrégations. Il présida certaines d’entre elles, en particulier la Cérémoniale. Cette présidence lui convenait. Il était très chatouilleux sur l’étiquette. Il me terrorisait quelque peu : j’avais toujours devant lui le sentiment de subir une revue de détail. Enfin il devint vice-doyen du Sacré-Collège en 1948 et doyen en 1951. Il était à ce titre le second personnage de l’Eglise.

Il ne s’agissait aucunement en tout cela de fonctions honorifiques. Chacune d’elles impliquait des tâches effectives. On est stupéfait de la puissance et de la méthode de travail qu’elles supposent. Malgré cela, on le voyait partout, il participait activement à la vie romaine. Il était très attaché en particulier à la présence française à Rome. Il assistait régulièrement aux conférences organisées à Saint-Louis des Français. Il n’y avait pas de réception à notre ambassade du Vatican où il ne vînt passer quelques minutes. Et l’on sait l’accueil cordial qu’il réservait à tous les français qui venaient à Rome et qui souhaitaient le voir.

Comme doyen, il eut à assumer les plus hautes responsabilités. Il lui fallut assurer avec le Collège des cardinaux le gouvernement de l’Église à la mort de Pie XII et à celle de Jean XXIII. Cette responsabilité était d’autant plus grave, lors de la mort du premier, en octobre 1958, que celui-ci n’avait nommé ni Camerlingue, ni Secrétaire d’État. Le cardinal Tisserant était à Nancy au début du mois, quand l’état de santé du Pape s’aggrava brusquement. Il revint aussitôt à Rome. Il fut appelé à Castel Gandolfo le 9 octobre et y arriva quelques instants après la mort du Pontife.

Étant administrateur de l’Église sede vacante, il prit toutes les décisions concernant les funérailles du Souverain-Pontife. Il eut ensuite à assurer les premières étapes de la préparation du Conclave. Son sens de la légalité, sa connaissance du protocole, sa calme fermeté se manifestèrent pleinement dans cette circonstance, où il eut à faire face à des problèmes inédits et à prendre des initiatives, puisqu’il se trouvait la plus haute autorité.

Le dévouement au siège de Rome était chez le cardinal Tisserant un trait essentiel. Français et lorrain par son caractère, oriental par ses études, il était romain par la foi. Il a servi la papauté avec la même fidélité sous six souverains pontifes. Il s’entendait plus ou moins bien avec certains d’entre eux. Mais la question de la personne importait peu pour lui. Un instinct très sûr, le sens même de la foi, lui faisait percevoir que la Papauté présentait quelque chose d’essentiel pour l’Église, un gage d’unité dans la vérité. Dans un monde désorienté et divisé, dont le danger le plus grand peut-être est de croire qu’on ne peut croire à rien, elle représentait à ses yeux une référence absolument sûre.

Il a servi avec un loyalisme sans réserve l’Église à laquelle il avait donné sa foi et consacré sa vie. Mais ce serviteur n’avait rien de servile. Il restait un homme libre dans ses jugements sur les personnes et sur les événements. Son étonnante carrière n’a été payée d’aucune compromission. Il n’a fait aucune concession au milieu romain, pas même celle de sa barbe majestueuse. Mais après tout Tisserant à Rome n’est pas plus paradoxal que Mazarin à Paris. Et le cardinal lorrain a aussi bien servi la papauté que l’italien a servi la France. Certes sa franchise ne devait pas lui attirer que des amis. Mais ceux-mêmes qui ne l’aimaient pas le respectaient pour le sérieux de son travail. Il était comme le fils que, dans l’Évangile, le père envoie aux champs, qui dit non et qui y va.

Les circonstances dramatiques des années 39-40 allaient lui donner l’occasion de manifester un trait marquant de sa personnalité, son amour de la liberté et son horreur du totalitarisme. Il avait été amené par ses responsabilités envers les Églises orientales à dénoncer la dictature stalinienne. De la même manière il était opposé à l’impérialisme hitlérien. Il aurait voulu, en décembre 1939, qu’une encyclique fût promulguée sur « le devoir individuel d’obéir au dictamen de la conscience, car c’est le point vital du christianisme ». Lui-même publiait dans la Croix, en janvier 4o, un article vengeur contre Hitler. Je retiens ce trait, car il montre chez cet homme, qui était par ailleurs tolérant, une intransigeance admirable, quand il s’agissait de défendre la liberté et la dignité de l’homme. C’est cela, Messieurs, qui lui a valu, parmi vous, l’estime et le respect de tous.

Resté au Vatican durant toute la guerre, il y servit de boîte aux lettres par où parvenaient les échos de la résistance. Il accueillit des réfugiés juifs. C’est à la Bibliothèque Vaticane que Gasperi, proscrit comme les autres démocrates chrétiens, trouva refuge. Mais de la même manière et en vertu de la même humanité, au lendemain de la libération, il apporta son aide à des réfugiés français qui par l’Allemagne avaient gagné l’Italie. Ce fut à lui que le général de Gaulle envoya le P. Bruckberger pour transmettre une aide matérielle à la femme et au fils de Joseph Darnan.

Le cardinal Tisserant était doyen du Sacré-Collège lors de cet événement important de l’histoire de l’Église contemporaine qu’a été le Concile de Vatican II. On a présenté souvent la décision de réunir un Concile comme une inspiration de Jean XXIII. En réalité dans les milieux romains on y pensait depuis longtemps. Dès 1948, au lendemain de la guerre, l’idée commençait à se faire jour. En face des bouleversements de la société, en face des courants idéologiques qui se manifestaient, la nécessité d’une assemblée de l’Église universelle apparaissait.

Des commissions furent alors instituées, des thèmes choisis. Mais les divergences étaient trop grandes sur les orientations à suivre et le projet fut abandonné en 1951. En 1954 à nouveau la question fut posée. Certains membres de la Curie étaient favorables à une convocation assez rapide. Mais Pie XII s’y opposa, estimant qu’une longue préparation était nécessaire. Et le cardinal Tisserant semble bien avoir été de cet avis. L’annonce par Jean XXIII le 25 janvier 1959 de la convocation d’un Concile a dû le surprendre, comme l’ensemble des membres de la Curie.

Quel rôle a-t-il joué au Concile ? Officiellement un rôle considérable. Jean XXIII l’avait nommé en 1960 président de la Commission préparatoire. Quand le Concile se réunit, en octobre 1961, il était le premier membre de la Conférence des Présidents et donc la plus haute instance. A ce titre il était légat pontifical. C’est à lui qu’étaient adressées les lettres du Pape destinées aux Pères du Concile. C’est à ce titre qu’il présidait les séances publiques. Il faut reconnaître que cette présidence se ramenait à réciter la prière latine inaugurale et l’Angelus final. Il les récitait vite, non pas par négligence, mais par horreur de tout ce qui aurait senti l’emphase. En fait, la présidence effective à partir de la Seconde Session fut assurée à tour de rôle par un des quatre Modérateurs.

Le rôle de la Conférence des Présidents, et en particulier du premier d’entre eux, était de faire respecter le règlement du Concile. Le cardinal Tisserant n’est jamais intervenu qu’à ce titre. La plus célèbre de ses interventions eut lieu le 18 novembre 1964, dans un des moments les plus agités du Concile. Il s’agissait de la Déclaration sur la liberté religieuse. Un premier texte avait été l’objet des critiques d’une importante partie de l’Assemblée. Un second texte fut proposé le 17. La majorité des Pères souhaitait qu’il fût voté le 19. Mais le cardinal Tisserant, le 18, déclara que, sur la demande de nombreux évêques, le vote était remis, le règlement exigeant qu’un texte nouveau pût être étudié durant un temps suffisant avant d’être soumis au vote.

Il est certain que la demande émanait d’évêques hostiles à toute déclaration sur le sujet. Le cardinal Tisserant s’est-il fait leur instrument ? Pour ma part, je suis convaincu que c’est le seul souci du règlement qui l’a fait agir. La Déclaration sur la liberté religieuse correspondait trop à son respect des consciences pour qu’il ait pu faire une opposition de principe. En fait il est impossible de dire qu’il ait appartenu à l’une ou l’autre des tendances qui se sont opposées au Concile et qu’il ait influé sur ses orientations. Il s’est contenté d’en assurer la bonne marche, en ne cachant pas qu’il trouvait parfois que les choses traînaient en longueur et qu’on perdait beaucoup de temps en discours.

Durant toute cette période où il est le second personnage de l’Eglise, il est pris de plus en plus par une vie officielle. Il accompagne Paul VI dans ses voyages à Jérusalem, aux Indes, en Ouganda, à Hong-Kong, à Bogota. Il fait lui-même d’autres voyages. Charges et honneurs s’accumulent sur lui. Il est Grand-Maître de l’Ordre Equestre du Saint-Sépulcre de Jérusalem en 1961. Vous-mêmes, Messieurs l’accueillez dans votre Compagnie en cette même année. Et cette marque d’estime lui sera très sensible. Il est docteur honoris causa de quatorze universités. 11 est grand croix de la Légion d’honneur, grand croix du mérite italien, grand croix de l’ordre de Saint Wladimir, grand croix de quinze ordres dans divers pays.

Il n’était pas insensible aux honneurs. Il aimait le decorum. Mais la pourpre cardinalice, les colliers et les cordons dont il était harnaché, les doctorats qui pleuvaient sur sa tête n’ont jamais eu raison de sa simplicité un peu fruste. Le personnage important qu’il était devenu, et qu’il jouait avec le sérieux qu’il mettait à tout, ne parvenait pas à dissimuler le lorrain bourru, cordial, volontiers caustique, sensible sous ses apparences bougonnes.

Surtout le rôle officiel qu’il a joué durant ces années ne doit pas nous masquer une part moins visible, plus secrète de sa vie : son activité pastorale dans le diocèse de Porto et de Santa Rufina, auquel s’adjoignit le diocèse d’Ostie en 1951, quand il devint doyen du Sacré-Collège. Cet homme d’étude se découvrit alors une âme de pasteur. Il prit très au sérieux sa responsabilité, comme il faisait toute chose. Il fit œuvre de bâtisseur, dans ce diocèse assez délaissé, et en particulier construisit une basilique à La Storta. Chaque mois il consacrait quelques jours à visiter les paroisses, à s’entretenir avec la population, à interroger les enfants.

Il n’est cependant pas étonnant qu’il se soit trouvé à sa place dans cette forme d’action. Si les circonstances avaient orienté sa vie vers les études et l’enseignement scientifique, il reste qu’il avait voulu d’abord être prêtre et qu’il est toujours resté d’abord prêtre. On voudrait pénétrer dans ce qu’a été sa vie spirituelle. Mais, lui qui parlait volontiers des événements de sa vie, était d’une extrême discrétion en ce qui concernait le domaine intérieur de son âme. Quelque chose seulement en transparaît dans les examens quotidiens où il notait par écrit la manière dont il s’était acquitté de ses exercices spirituels.

Il n’était pas un mystique. Mais il était un prêtre fidèle. Toute sa vie, au milieu des responsabilités et des tracas, dans les voyages et les congrès, il s’acquittait avec une entière régularité de ses engagements sacerdotaux, de sa messe quotidienne, de son bréviaire, de son chapelet. Je le retrouve ici encore dans ce loyalisme entier qui le caractérisait. Il ne pouvait être question pour lui de jamais rien renier des engagements qu’il avait pris. Peut-être cette religion, faite avant tout de fidélité, nous apparaît-elle un peu austère. Mais elle exprime cette forme essentielle de la liberté, qui est volonté de mettre à l’abri des vicissitudes extérieures et intérieures ce à quoi on a fait une fois pour toutes le don de son être.

Ses dernières années n’ont pas été privées de la grâce suprême que le Fils de l’homme réserve à ses amis, celle du dépouillement. Il s’est vu retirer successivement toutes les charges auxquelles il s’était consacré. Jean XXIII lui retira la Congrégation des Eglises orientales, Paul YI le diocèse de Porto et la Bibliothèque Vaticane. Nous nous souvenons tous de sa vive réaction, lorsque le droit de participer au Conclave lui fut enlevé à cause de la limite d’âge imposée. Il s’était tellement identifié à toutes ses charges qu’il semblait que c’était une part de lui-même qu’on lui arrachait chaque fois. Il fallait que le vieux chêne fût déraciné.

J’aime que le cardinal Tisserant, après avoir connu les suprêmes honneurs, ait fait l’expérience de la pauvreté, de cette forme de pauvreté qu’est le dépouillement des charges et des responsabilités. J’aime qu’il en ait mal pris son parti et qu’il ait exprimé ses colères. Cela nous le rend plus proche et plus humain. J’aime que cependant celui qui avait toujours voulu être un serviteur ait accepté, malgré toutes ses répugnances, cette volonté de Dieu quand elle le meurtrissait. Il eût été trop facile qu’elle se fût confondue avec une grande réussite humaine.

Le cardinal Tisserant a été mêlé à la vie de l’Eglise catholique pendant toute sa vie — et au plus haut degré pendant quarante ans, depuis son élévation au cardinalat. Il a joui de la confiance de quatre souverains-pontifes. Il a vu l’Église affrontée aux grands défis du monde moderne. Il a connu l’époque du modernisme, quand il était jeune prêtre. Il était à Rome lors de la condamnation du Sillon et de la crise de l’Action française. Il a vécu l’affrontement de l’Église avec le communisme et avec le national-socialisme. Il était au Sacré-Collège lors des remous qui ont secoué l’Église après la dernière guerre, avec la question des prêtres-ouvriers, le raidissement doctrinal d’Humani Generis. Il a présidé le Concile. Il a connu la crise de l’après-Concile.

Au milieu de tous ces orages, il a gardé une étonnante sérénité. Sous le chatoiement des choses qui changent, il était l’homme des choses qui demeurent. Il avait vu, au cours d’un séjour à Rome d’un demi-siècle, tant d’influences se succéder, tant de courants s’affronter, tant de secousses qui avaient semblé devoir ébranler l’édifice que rien ne pouvait plus l’impressionner. Il était davantage du côté de ceux qui témoignent de la pérennité de l’Eglise dans ses éléments constitutifs que de ceux qui se préoccupent de son adaptation à ces circonstances nouvelles. Il appartenait à la race de ceux qui assurent la permanence des institutions à travers les vicissitudes des régimes.

Il n’était pas opposé aux réformes dans l’Eglise. Il n’était pas plus de ceux qui combattent les impulsions nouvelles que de ceux qui les suscitent. Ses réactions n’étaient marquées d’aucun esprit partisan. Elles procédaient de la foi — et d’un solide bon sens. Il a toujours été favorable à la science, tout en attachant peu d’importance aux modes qui ont agité le monde des exégètes, de Loisy à Bultmann. Il a été largement accueillant aux initiatives missionnaires et œcuméniques. Il a soutenu le cardinal Liénart dans la question des prêtres-ouvriers. Mais il s’est méfié des déviations idéologiques qui ont faussé le mouvement. Il a été d’accord sur la nécessité de réunir un Concile pour assurer la présence de l’Eglise devant les changements de la civilisation. Mais il a vu le danger, sous prétexte d’adaptation au monde, d’une désacralisation de l’Église qui, en se sécularisant, perdrait sa raison d’être qui est de témoigner de la transcendance.

En recevant le cardinal Tisserant à l’Académie, Wladimir d’Ormesson, établissant un parallèle entre lui et le duc de Broglie auquel il succédait, lui disait : « Le mystère dans lequel nous vivons, un Broglie en a recherché les secrets scientifiques. Vous vous êtes consacré à leur interprétation chrétienne. Dans les deux cas il s’agit d’agrandir l’homme. Peut-être n’a-t-il jamais été plus nécessaire que ces deux actions restent étroitement parallèles. » Je pense que cette phrase a aujourd’hui une résonance plus grande qu’au jour où elle a été prononcée. En face des immenses problèmes auxquels l’humanité est affrontée, seule l’union de la science et de la pensée morale et religieuse peut apporter des solutions.

La science est incontestablement le domaine où notre temps se montre le plus grand. Elle a réalisé d’extraordinaires découvertes dans tous les ordres. Elle met à la disposition de l’humanité des moyens d’une puissance inouïe. Mais il est également évident, comme l’a dit Jean Fourastié, qu’elle n’apporte pas de réponse aux problèmes ultimes de la condition humaine. Elle met entre nos mains des jouets merveilleux, mais ne nous donne pas leur mode d’emploi. L’idée que les sciences, même les sciences humaines, pourraient jouer aujourd’hui le rôle que la religion jouait dans les siècles passés est aujourd’hui largement contestée par la génération qui monte.

L’homme de notre temps attend donc que ceux qui sont préposés dans la cité à explorer les profondeurs morales et spirituelles de l’homme, philosophes, poètes, romanciers apportent une réponse à ses interrogations, parfois désespérées, sur ce qu’est l’homme. Mais il faudrait que cette réponse se proposât d’une manière telle qu’elle pût être prise au sérieux par les esprits scientifiques. Il faudrait qu’elle mette en lumière que ses propres méthodes présentent elles aussi des caractères de certitude et d’objectivité. Par là-même, elle apparaîtrait comme universalisable, c’est-à-dire susceptible d’obtenir l’adhésion de tous les hommes. A ces conditions elle pourrait coopérer avec la science pour construire la cité de demain.

Or c’est là où la pensée de notre temps manifeste sa faiblesse. Je ne dis pas que l’homme d’aujourd’hui se suffise de la science. Il sait qu’il a besoin d’autre chose. Mais ce quelque chose il l’appelle poésie, sentiment, imaginaire, utopie. Il ne l’affecte aucunement du même sérieux et de la même objectivité que la connaissance scientifique. Il y voit la projection d’aspirations purement individuelles, des choix qu’il considère comme arbitraires, parce qu’ils lui semblent porter sur des domaines où il n’existerait pas de vérification possible. D’où ce foisonnement d’écoles, de sectes, de systèmes. Et finalement ce scepticisme et ce désespoir chez les plus lucides et les plus courageux.

Est-il inévitable qu’il en soit ainsi ? N’y a-t-il pas, comme le disait Bergson, des données immédiates de la conscience ou, pour parler comme Gabriel Marcel, des certitudes indubitables, constitutives de l’être humain. Je ne me place pas ici au niveau de la pensée philosophique ou théologique, mais au niveau de ce que vit la masse immense des hommes, de ce testimonium animae, dont parlait Tertullien. Or je pense que ces certitudes existent. La première est la dignité humaine, c’est-à-dire la certitude que je n’ai jamais le droit de faire de l’homme un moyen, ce qui signifie que l’homme n’est pas un objet de la nature, mais relève d’un autre ordre, disait Pascal.

La seconde, et je reprendrai ici le mot du cardinal Tisserant, est « le devoir individuel d’obéir au dictamen de la conscience ». Ici encore je suis en présence de quelque chose qui s’impose à moi, même quand j’y suis infidèle, qui me résiste, dont je sais que je ne puis disposer. Je sais que la conscience que j’ai du bien et du mal ne vient pas de moi, mais me fait découvrir en moi la présence d’une transcendance qui s’impose à mon respect et que j’ose appeler le sacré. Et je sais qu’un monde où rien n’est plus sacré, où tout est indifférent, est un monde perdu.

Ces certitudes ne sont pas l’expression d’une idéologie particulière, à laquelle pourrait s’opposer une autre idéologie. Elles jaillissent du fond de l’âme humaine. Elles ne peuvent être méconnues impunément. Elles ne sont pas le reflet d’une civilisation. Elles sont le fondement de toute civilisation. Là où elles sont niées, là où la liberté de la personne n’est pas respectée, là où un pouvoir s’arroge le droit de forcer les consciences, une sourde protestation gronde dans l’âme des peuples, qui trouve parfois son expression dans une grande voix.

Mais faut-il attendre que ces certitudes soient niées pour que nous commencions à les défendre ? Faut-il que la liberté nous soit enlevée, pour que nous découvrions que ce que nous appelions de ce nom n’était qu’une caricature dont nous avions perdu le respect ? Faut-il que le sens du sacré disparaisse, avec la complicité des clercs, pour que nous découvrions que sans lui le monde est irrespirable ? Faut-il que notre civilisation s’effondre pour que nous découvrions qu’elle portait en elle tout ce qu’il fallait pour créer une humanité libre et fraternelle, mais que nous n’avons pas su l’assumer ?

De ce dialogue de la physique et de la métaphysique, dont dépend l’avenir de l’humanité, je pense, Messieurs, que votre Compagnie est un lieu privilégié. Elle a, en effet, cette singularité de rassembler des hommes qui appartiennent à toutes les disciplines de la culture, à toutes les familles de la pensée. Elle leur permet de se retrouver et d’échanger leurs idées dans un climat de courtoisie et de bienveillance, dont j’ai pu déjà apprécier la qualité. Si quelque part au monde peut s’élaborer cette convergence des recherches scientifiques et morales au service de la société, c’est bien chez elle. Et c’est pourquoi je suis profondément sensible à l’honneur que vous me faites en m’y admettant.