Discours de réception de Paul Morand

Le 20 mars 1969

Paul MORAND

Réception de Paul Morand

 

M. Paul Morand, ayant été élu par l’Académie française à la place rendue vacante par la mort de M. Maurice Garçon, y est venu prendre séance le jeudi 20 mars 1969, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

En m'accordant vos suffrages, vous contraignez un amant de la grand'route à s'arrêter ; votre Compagnie, créée pour fixer le langage, fixera cette fois l'écrivain. En même temps qu'un honneur dont je mesure l'étendue, c'est un extrême bonheur que de remonter tant de siècles. Cette alternance de couronnements et de funérailles auxquelles succèdent de nouveaux sacres académiques, prend la majesté d'une loi biologique. J'y satisfais un besoin de continuité qui hanta toujours une vie pleine d'accidents. Cette célèbre Coupole est un abri contre le changement : au terme d'une existence où rien ne cessa de bouger, je vais goûter les bienfaits de la stabilité. Que j'en ai vus de cœurs intermittents, de géographies élastiques, de situations fluides, de fortunes fondantes, de mœurs chancelantes, de monnaies à éclipses, de vérités contradictoires, toutes définitives ! Notre âge est las des farces et attrapes du Destin ; il est blasé sur l'inattendu. Je m'habitue mal à des rapports humains de plus en plus inharmoniques et contentieux, à travers des dialogues qui ne sont plus que deux monologues, où la logique et l'irrationnel, où Descartes et Lautréamont, nous sollicitent en même temps ; on nous fait cadeau de la vitesse, laquelle engendre le sur-place ; les voitures deviennent des maisons, et les maisons, des caravanes ; le bout du monde n'existe pas plus que le bout de nos embarras ; le lendemain n'est jamais celui qu'on attendait. Les étudiants deviennent examinateurs et, au théâtre, voilà les spectateurs qui montent sur la scène et coupent la parole aux acteurs. Aujourd'hui, parmi les écrivains, qui accepterait de « s'assembler sous une autorité unique », comme Richelieu le demandait à Boisrobert ? À la Sorbonne, ne criait-on pas hier encore : « Richelieu, no, Guevara, si ! (L'ombre du Cardinal serait surprise d'entendre encore parler espagnol en France, plus de trois siècles après la prise de Corbie).

La jeunesse exige des comptes d'hoirie, avant l'héritage. Ces adolescents, je voudrais les chérir, mais je me sens infirme devant eux ; je ne sais où placer une affection qu'ils récusent ; c'est déjà difficile d'aimer qui vous aime, mais comment tendre les bras à qui ne veut pas être aimé ? Le seul bien qu'ils attendent de moi, c'est que je m'en aille ; qu'ils me laissent seulement m'éloigner d'eux en prenant ma part de leur peine. Que dire à des orphelins qui sont, en même temps, des parricides ? Ils nous demandent quel sera l'avenir de la jeunesse ; comment leur répondre que l'avenir de la jeunesse, c'est la vieillesse ?

L'état de vif est un état précaire ; est-ce pour cela que les morts me paraissent souvent si neufs ? Ils m'affirment leur présence, avec leur autorité muette. Aussi voudrais-je, par une invocation liminaire, me les rendre aujourd'hui propices en vous demandant, Messieurs, de m'accompagner jusqu'à leur cendre ; ils forment « ce grand ensemble de l'histoire du monde qui (disait Gœthe) nous délivre des absurdités du moment ».

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Cet itinéraire infernal nous amènera d'abord à la rencontre d'une époque bien plus hasardeuse que la nôtre, celle qui présida à la naissance de votre Compagnie. Louis XIII ; c'était le moment où la France asséchait ses marécages, endiguait ses rivières débordantes avec l'aide de ses amis hollandais (car elle n'avait pas encore commis la faute de se les mettre à dos). Ce besoin de terre ferme, cette digue, voilà l'Académie française ; elle aussi lutta contre l'inondation des barbarismes et de ces néologismes qui empâtent de leur pédanterie la langue du XVIe. C'est par une remarquable dessication du français que s'annoncèrent les premiers bienfaits de la nouvelle institution, par une concentration extraordinaire du style, soit tout le contraire de cet éclatement de l'homme que prônent nos actuels contestataires, éclatement des formes, des couleurs et des mots.

Quelle joie de me trouver aujourd'hui, ici même, dans cet autre opéra fabuleux que nous à légué Mazarin. Apothéose de la grande époque Louis XIII ! Avant 1900, dans ma jeunesse, il n'y en avait que pour Louis XIII. Les romantiques, avec Marion de Lorme et Cinq Mars, avaient créé l'image d'un Louis XIII à peu près imbécile. Tout à coup vint la réhabilitation : le Richelieu d'Hanotaux, le Louis Xlll de Battifol, les Grandes Frondeuses de Victor Cousin. Avec les Trois Mousquetaires, Mademoiselle de Maupin ou le Capitaine Fracasse notre imagination juvénile nous jetait dans une cohue de cardinaux à poignard et de duchesses travesties en cavaliers bottés ; le Louis XIII, revanche de ceux que le Louis XIV étouffe de ses splendeurs, qui préfèrent les plats d'étain à la vaisselle d'argent, et le cul-de-jatte à sa belle épouse. J'ai été élevé dans la passion du Louis XIII, de son panache espagnol couvrant les guenilles de Callot. Je revois encore les affiches de Lautrec, sur les palissades de mon chemin écolier, celles du cabaret du Chat noir, où Rodolphe Salis et Bruant portaient la cape de Milady ; je revois la mouche, à la lèvre dédaigneuse de Robert de Montesquiou, quant aux feutres à larges bords, style « Ronde de nuit » ils devaient se perpétuer jusqu'à Léon Blum et jusqu'à Paul Souday, ce Franz Hals du journal Le Temps (journal du soir qui, pour Marcel Proust, était le journal du matin). C'était l'heure de Cyrano. Cyrano, roi de mon enfance ! « Quoi ! » disait mon père surprenant son fils, ivre d'évasion et d'aventures, en train de se plonger dans l'Histoire comique des États de la lune et du soleil, ou dans quelque autre de ces voyages en Utopie chers à l'époque, « quoi, tu verrais descendre du ciel, au bout de quelque corde perdue dans les nuages, un fauteuil prêt à t'emporter vers la lune, et tu ne balancerais pas à t'y asseoir ? ». Moi, tremblant de peur et de gloire, n'imaginant pas qu'un bien plus beau fauteuil me serait un jour offert, je répondais : oui, sans hésiter.

À Colbert, couleuvre encore lovée dans l'ombre. nous préférions l'écureuil Fouquet, son rival malheureux ; les infortunes de Fouquet nous firent aimer Pellisson, son admirable défenseur, Pellisson, ce grand historien de votre Compagnie, qui nous a fait revivre cette curieuse époque que les premiers « académistes » — ceux de 1629 à 1635 — nommaient « l'âge d'or » ; l'Académie naissante, pas encore protégée, et qui finalement, consentit à l'être (je cite Petit de Julleville) « non sans quelque chagrin de voir finir ainsi son heureuse obscurité », était uniquement une société d'écrivains, où chacun s'ingéniait à tracer des allées dans le maquis des mots, à en fixer l'ordre, à inventer la phrase courte, le style coupé, à se libérer linguistiquement de Rome et de la Grèce, ces mères abusives du français de la Renaissance. « Il faut plus d'esprit pour se passer d'un mot que pour l'introduire » a dit Paul Valéry ; Giraudoux ajoutait : « J'aime le français quand il est pauvre. »

Lorsque Je parcours des yeux la liste de mes prédécesseurs à ce onzième fauteuil, j'y trouve dix-sept noms ; les uns sont encore connus ; beaucoup, oubliés. Je les accepte dans leur diversité ; je me sens partie d'une composition dessinée par cet artiste qui travaille à l'envers de la trame : le Temps.

Le premier à s'asseoir ici fut Philippe Habert, poète de trente-deux ans : il apportait à la toute nouvelle assemblée un poème au titre touchant : le Temple de la Mort. Habert se définit lui-même, avec mélancolie :

Une âme à qui les cieux ont déclaré la guerre.

Il célébrait sa défunte maîtresse dans ce vers ravissant :

Amour de qui les feux m'ont été si cuisants

avant d'aller, peu après, au siège d'Emery, en Hainaut, se faire écraser par un pan de muraille.

Le second titulaire, le plus remarquable de cette ordonnance, répondait au nom magnifique d'Esprit. On voyait Jacques Esprit en ce petit salon de Port-Royal où la marquise de Sablé faisait retraite. La Rochefoucauld l'estimait ; ensemble, ils rabotaient et polissaient des sentences ; dans une lettre à Jacques Esprit, le duc va jusqu'à lui parler de « leurs » maximes. Les réflexions d'Esprit sur la Fausseté des valeurs humaines datent de 1642 ; bien qu'elles n'aient été imprimées qu'une vingtaine d'années plus tard, elles préfigurent peut-être celles du duc ; pour l'un et pour l'autre, l'intérêt mène le monde ; la vertu n'est qu'une horloge où chaque rouage s'engrène sur l'égoïsme. Peut-être Esprit a-t-il fourni le fond des Maximes ; mais qu'est le fond, sans la forme, et qu'est la forme sans la brièveté ? La Rochefoucauld, sublime avare du style, a lésiné sur chacun de ses mots, comme s'ils lui coûtaient une fortune ; ses sentences étaient, pour ces centres d'opposition à Mazarin que furent les ruelles, ce que les graffiti d'aujourd'hui sont pour les rues. L'art de La Rochefoucauld marque en outre la supériorité de l'homme d'un seul livre ; il faut du talent pour faire des livres, mais pour n'en faire qu'un, il faut du génie.

Un air de rigueur et de religion (car Jacques Esprit fut Oratorien) va continuer de planer sur ce fauteuil où nous voyons maintenant l'archevêque Colbert, neveu du Ministre, ce Monsieur de Rouen, qui fut reçu à l'Académie par Racine. Le très regretté Mgr Baudrillart, dans son mémoire sur l'Église à l'Académie, a fait remarquer que votre Compagnie, qui fut au XVIIIe si accueillante aux magistrats, avait commencé, au XVIIe, par réserver ses faveurs aux hommes d'Église.

Un autre abbé, le R. P. Fraguier, succède à l'archevêque, suivi par l'abbé Rothelin, descendant de Dunois, ce Rothelin que Voltaire qui, d'habitude, goûtait peu pareille compagnie, prit comme compagnon dans son Temple du goût.

La théorie processionnaire se continue par l'abbé Gabriel Girard, aumônier de la duchesse de Berry. Interprête de russe et de slavon, auteur d'un de ces premiers dictionnaires de synonymes, ressource des journalistes pressés, Girard fut le stabilisateur d'une science jusqu'alors tenue en peu d'estime : l'orthographe.

Le frère du marquis d'Argenson, lui aussi ami de Voltaire, et qui suivit Girard, ne nous est guère connu que par la dédicace de d'Alembert, en tête de l'Encyclopédie, et par la création de l'École militaire.

D'Aguesseau, son héritier académique, allait ouvrir au Barreau les bras de ce fauteuil. « Je voudrais finir comme ce jeune avocat commence » dit Denis Talon. Ce qui n'empêcha pas d'Aguesseau d'être modeste : « Messieurs, déclara-t-il lors de son remerciement, je ne suis ici que pour mon grand-père le Chancelier. »

L'académicien suivant, Charles Brifaut, allait traverser les temps troublés de la Révolution et de l'Empire : après une Ode à la naissance du roi de Rome, Brifaut chanta la palinodie avec une Ode au retour de Louis XVIII. Ces fidélités successives, dont l'Histoire offre bien d'autres exemples, permit à Brifaut d'être joué sur les scènes officielles, d'ailleurs sans succès, en dépit de Talma ; il se consola en devenant, malgré la bassesse de sa naissance, l'idole du Faubourg Saint-Germain. Il mourut si oublié qu'à ses obsèques, les Parisiens s'étonnaient : « Quoi, disaient-ils, Brifaut était encore vivant ? »

Vivant, il l'était si peu que, lorsque Jules Sandeau fut appelé à ce même fauteuil, Méry, s'adressant à lui, malicieusement : « Vous allez prononcer l'éloge de Brifaut ? dit-il. Méfiez-vous, mon cher ; on vous tend un piège : ce Brifaut n'a jamais existé. »

Jules Sandeau rencontra en Berri Aurore, Baronne Dudevant ; elle tomba amoureuse de lui et ils allèrent, comme on sait, s'installer en ménage, à Paris. Au bout de deux ans, Mme Dudevant se lassa de ce jeune étudiant ; elle lui préféra Balzac et Marie Dorval ; ils se séparèrent, elle, gardant la moitié de son nom ; après voir signé Jules Sand un roman qui devait être le seul fruit de leur liaison, elle changea de prénom et signa, seule, Georges Sand. Très malheureux, Sandeau partit pour l'Italie, d'où il revint avec un roman autobiographique, Madame de Sommerville ; Balzac avait pris le parti de Georges Sand ; « Sandeau a été une de mes erreurs » confiait-il à Mme Hanska ; c'est à Sandeau, qui venait pleurer dans son gilet, que Balzac répondit par un mot fameux : « Vous avec du chagrin ? Soit. Mais revenons aux choses sérieuses : qui épousera Eugénie Grandet ? » Sandeau fut aimé de Marie Dorval ; il se lassa d'elle. Poussé par des besoins d'argent et par l'amitié de Houssaye, administrateur de la Comédie française, il courut alors sa chance au théâtre, en collaboration avec Émile Augier. Nature mélancolique, Sandeau se vengea sur les bourgeois d'une vie difficile ; dans ses pièces, des pères odieux se voient humiliés par des jeunes gens beaux et pauvres, qui leur prennent leurs filles, Mlle de Seiglière ou Mlle Poirier. Le succès moral de cette collaboration alla à Augier ; Sandeau se consola, cette fois, en entrant à l'Académie. Avec lui, le roman, genre jusqu'alors considéré comme pernicieux et corrupteur, conquit sous la Coupole ses lettres de noblesse. Sandeau avait été Jeune France et romantique ; il tomba dans le réalisme ; il avait été beau et chevelu, il devint chauve ; jadis républicain, il faisait désormais le voyage de Compiègne et dînait chez la Princesse Mathilde.

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Plus léger de poids, Edmond About, qui assura la relève de Sandeau, sortait de Normale. Cet apprenti philosophe, membre de l'École d'Athènes, semblait se diriger tout droit vers l'Académie des Inscriptions lorsqu'il bifurqua vers le roman et le récit de voyage. De la même école que Flaubert et Maxime du Camp, About appartient à l'anti-romantisme ; finies les exclamations passionnées des chantres d'un Orient 1830 ; About nous apprit à nous méfier de l'exotisme ; il fut un des premiers à dire que, voyager, c'est avoir faim, soif, se gratter, mal dormir, dans des pays où la nuit est plus bruyante que le jour.

About, c'est le Français qui sait la géographie, qui sait tout, qui parle sans écouter, qui enseigne en amusant ; et qui amuse aux dépens du pays visité. Heureux temps où les États étrangers n'étaient pas tourmentés de complexes et où les voyageurs pouvaient écrire ce qui leur plaisait, sans risquer d'incident diplomatique ou de rupture de contrats publicitaires ; tout était permis aux voyageurs, surtout venant de Paris. Si les Russes de 1969 s'entendaient traiter comme leurs ancêtres le furent par Alexandre Dumas, les Espagnols par Gautier, les Turcs par Hugo, ou les Grecs par About, il y aurait des drames en chaîne sur le front des Ambassades. Ancêtre des reporters, dans la Grèce contemporaine, auteur de carnets de route romancés dans Le Roi des montagnes, About nous a promenés à travers une Grèce de bandits, de palikares et de touristes britanniques. Ses romans, le Nez d'un notaire, où l'argent joue un grand rôle, l'Homme à l'oreille cassée, cette histoire de l'hibernation d'un officier de Napoléon 1er qui ne se réveille que sous Napoléon III, lui assurèrent de gros tirages et l'Académie.

Un tout autre occupant à ce fauteuil-ci lui succédera : l'économiste Léon Say, petit-fils de l'économiste Jean-Baptiste Say, gendre de Bertin, des Débats, Say commença son compliment par ces simples mots : « Messieurs, je n'ai jamais rien fait, que des discours. »

Derrière lui, voici monter maintenant la haute silhouette d'Albert Vandal. Je le vois encore gravir l'estrade, le vendredi soir, dans le grand amphithéâtre des Sciences politiques, à l'ouverture de son cours sur la Question d'Orient. Après avoir jeté sur notre turbulence un coup d'œil sévère, le verre de son monocle à ruban noir le rendant plus distant encore, Vandal venait (dans sa redingote qui faisait penser à celle de l'acteur Le Bargy, ou à celle des grands médecins de l'époque) en consultation au chevet d'Abdul Hamid. Si nous avions su que l'Homme malade des Balkans n'en avait plus que pour peu de temps à vivre et que sa succession allait, par la voie imprévisible d'un conflit austro-serbe, entraîner à la tombe tant de jeunes auditeurs, nos camarades, nous eussions renoncé à nous rendre, après le cours de Vandal, au bar du Palais de Glace. Albert Vandal reste cependant un historien d'excellente classe ; il a su nous passionner par les aventures du Pacha Bonneval. Et toujours nous restera en mémoire son ouvrage, Napoléon et Alexandre, les deux empereurs se rencontrant avec, en arrière-plan, ces radeaux illuminés où brillaient la Comédie Française et les danseurs de Moscou.

Mon enfance a gardé le souvenir de son remplaçant, le baron Denys Cochin, dont la corpulence, la barbe blonde et l'écharpe barraient la route aux commissaires de police du père Combes, lors des inventaires des églises. À Sainte-Marie de Monceau, nous priions pour lui. Les hasards de la vie me firent, aux environs de 1900, partager souvent son déjeuner. J'étais au bout de la table d'un camarade de collège, dont le père, M. Drake del Castillo, siégeait à la Chambre, aux côtés de Denys Cochin, sur les rangs progressistes (ce qui, alors, ô ironie, signifiait la droite éclairée !). À côté de Denys Cochin, j'apercevais Mlle Zambelli, danseuse-étoile de l'Opéra, parfumée au Trèfle incarnat. Il n'était question, au milieu des bruits du service, que de charité privée et de patronage ; autour de cette table bien garnie, on était socialiste, tout comme se flattaient de l'être Barrès, Léon XIII ou l'archiduc Rodolphe ! On voulait « aller au peuple ». Chez moi, dans une bourgeoisie plus proche du pouvoir radical, nous vivions dans un état d'innocence qui étonnerait aujourd'hui ; je le dis sans cynisme le remords social nous était inconnu.

Georges Goyau, lui, n'était pas un tribun. Partisan de la loi de Séparation et d'une entente avec le Gouvernement, il s'était fait remarquer d'abord par des ouvrages excellents sur l'Allemagne du Kulturkampf. Je suis heureux de l'avoir connu, mais j'ai honte, aujourd'hui, d'avoir troublé sa retraite de Passy, d'avoir interrompu, par une impatience ridicule de jeune candidat, les travaux héroïques de ce saint laïque, qui luttait de vitesse avec la cécité pour achever son œuvre. Je n'avais jamais vu tant de force morale unie à une si grande fragilité. Oui, René Doumic a eu raison de dire de Georges Goyau : « C'était un saint. »

Les voyages ne sont pas seulement un divertissement ; chez Paul Hazard on y trouvait une vocation et, dans la littérature comparée, un vaste champ non défriché. Brillant professeur, il fut un des meilleurs représentants de cette exportation universitaire qui, aux environs de 1910, fit connaître outre-Atlantique une littérature française qui, jusque-là, n'avait guère été commentée, à l'étranger, que par des émigrés, par des demi-soldes napoléoniens, par des exilés de 1848 ou par des intellectuels de la Commune, évadés de Nouméa. La conquête d'un empire colonial se doubla soudain, pour la IIIe République, de celle d'un véritable empire littéraire, qui, par bonheur, survit à l'autre. Les itinéraires espagnols ou italiens de Paul Hazard, sur les traces de Stendhal, de Lamartine ou de Châteaubriand, furent les assisses de son Histoire de la Littérature française, en collaboration avec Joseph Bédier, et de son œuvre maîtresse, La Crise de conscience européenne. Relisant, hier, cet ouvrage capital et qui n'a pas vieilli, je mesurais la brièveté de l'époque classique ; la monarchie de droit divin, entre la Fronde et le Traité d'Utrecht, n'aura pas duré plus d'un demi-siècle ; ce fut le mérite de Paul Hazard de nous montrer le travail de sape des libertins et des contredisants, avant même la naissance de Louis-le-Grand. Oui, décidément, tout se trouve déjà dans l'époque Louis XIII !

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Il me faut maintenant prendre appui sur la pierre d'attente de l'édifice, sur le dernier en date de mes prédécesseurs : vous souvenant, Messieurs, que le fondateur de votre Compagnie avait compté des avocats dans sa famille, vous aviez voulu, au lendemain de la dernière guerre, voir siéger parmi vous un représentant du Barreau : vous appeliez ici, en 1947, Maître Maurice Garçon.

Il est malaisé de cerner en peu de temps un personnage si diversement doué, traditionnel et novateur, artisan de style ancien et qui, pourtant, ne fut pas dépaysé dans l'époque du Bœuf sur le toit. Fils d'un grand juriste dont les annotations au Code pénal font encore autorité, Maurice Garçon entra au Barreau non sans avoir fait violence à un tempérament purement littéraire, et à une sérieuse inclination poétique. La fantaisie fut la fée de son berceau ; né dans un milieu sévère et fort surveillé (il y a chez les avocats une vie presque monacale et des règles de l'Ordre que le public connaît mal), il sut lui rester fidèle et fit à sa profession les concessions qu'elle exige. Continuant l'œuvre de Berryer, auteur des Leçons et modèles d'éloquence judiciaire, Garçon en rajeunit le propos, cent ans plus tard, avec son Tableau de l'éloquence judiciaire et son Essai sur l'éloquence judiciaire. Il osa même de grandes synthèses historiques, comme son Histoire de la Justice sous la IIIe République, dont le troisième tome, La Fin du Régime, présente, pour de futurs Balzac, une suite de passionnants procès. Maurice Garçon s'illustra avec des ouvrages généraux, comme la Défense des libertés individuelles, où il luttait, sans beaucoup d'espoir, contre les détentions abusives et contre « ces affreuses juridictions d'exception qu'on nous a imposées », (disait-il), ou encore s'élevait contre la procédure exorbitante de la garde à vue, ou contre la loi du 16 juillet 1949 sur la Censure, qui, destinée à protéger la jeunesse, ce qui est louable, peut garrotter n'importe quel écrivain, loi dépassant en arbitraire tout ce que la Restauration et le Second Empire ont pu inventer ; autant de preuves de son indépendance et de sa liberté d'esprit.

Pour tracer un portrait de Maurice Garçon, il faudrait être mieux averti que ne peut l'être un écrivain qui a eu le tort de ne jamais mettre les pieds au palais.

Le Droit, son devoir était là ; la littérature resta son plaisir. Il sut, avec bonheur, combiner les deux, servir les Lettres et les Arts, en les représentant au prétoire ; il en devint le défenseur presqu'attitré. Maurice Garçon fut Président de la Société Huysmans, avocat de la Société des Auteurs, de l'Académie Goncourt, de la Caisse nationale des Lettres, de la succession du peintre Bonnard, celui de nombreux éditeurs ; il défendit Carco, Montherlant, les héritiers de Mallarmé ou ceux d'Alphonse Daudet. Il plaida pour le charmant Jacques Boulenger, qui avait eu le tort de rendre publique la liste — non exhaustive — des amants de Georges Sand. Tic-Tac des réparties, alacrité des moyens de défense, attaque des réfutations, en ordre serré, contremines des insinuations, subtilités tactiques du demi-mot...

En des plaidoiries où le Droit et les Lettres se tiennent par la main, possédant ses dossiers à fond, parfois hautain, jamais pompeux, toujours courtois, mais bon jouteur, Maurice Garçon, excellent civiliste, sut parfois donner leur fait à des Moro-Giafferi et à des Floriot.

Il fut aussi un grand avocat d'assises ; j'ai connu les personnages d'un de ces procès criminels et je crois pouvoir dire qu'aucun autre avocat n'eût sauvé la tête de son client, comme le fit Maître Maurice Garçon ; ses défenses victorieuses, d'Henri Girard, de René Hardy, de Denise Labbé sont restées dans notre mémoire. Le lettré réapparaissait toujours : en cette dernière plaidoirie, celle de Denise Labbé, meurtrière de son enfant, par don total d'elle-même et soumission à Jacques Algarron, son amant, Maurice Garçon dénonçait l'influence de Gide, importateur en France du crime gratuit qui, après avoir fait la célébrité de Dostoievsky, assura celle des Caves du Vatican.

Les plaidoiries de Maurice Garçon sont, à elles seules, un modèle d'éloquence judiciaire ; mais comme il l'a dit lui-même, « du discours oral, il ne reste rien, lorsque la voix s'est tue ». Ce fut la fin des longues périodes, avec citations latines, et effets de manche à la Daumier. Les deux mains immobiles sur la barre, les yeux fixant le juge, de style toujours correct, plutôt froid, avec immédiate appréhension du sujet, mots tombant juste. Maurice Garçon appartenait à cette école de la brièveté qu'inventa Henri Robert (dont il avait adopté la raie médiane de cheveux).

« Vous classerai-je, Monsieur ? » demandait, ici-même, André Siegfried en recevant Maurice Garçon. Esprit sans préjugés, sans grande ambition, dans une profession si fière de ses anciennes libertés, Maurice Garçon resta un isolé, qui ne rechercha jamais les privilèges corporatifs, les maîtrises et les offices traditionnels. Un moderne cabinet d'affaires, avec travail collectif, télex et central téléphonique, comme dans des bureaux des lawyers américains, lui eût fait horreur. « Je suis un artisan » aimait-il à dire. Il eût pu prendre fièrement, comme cri de guerre : En marge.

Je serais infini si je consultais la liste exhaustive où, dans des œuvres, le mot « en marge » revient très souvent :

En marge de la Henriade,

En marge de l'Odyssée,

En marge de Nostradamus,

En marge des Jeunes Filles de Montherlant,

En marge du Dépit amoureux,

En marge de l'Immortel,

En marge de Lui et Elle, etc...

autant de blancs marginaux utilisés par Maurice Garçon, pour des gloses savoureuses ; les registres de l'État-civil interdisent les surcharges et les observations ; il n'en alla pas de même des dossiers de votre regretté confrère, annotés abondamment et commentés avec esprit et pertinence.

J'ai fait mon profit de son charmant ouvrage : Le Palais à l'Académie, j'y ai beaucoup appris : que le marquis de Coislin, académicien à seize ans, venait aux séances accompagné de son précepteur, lui-même académicien ; et aussi, avec surprise, que Richelieu n'assista jamais à une séance de l'Académie ; qu'en attendant la mort de Serizay on installa Pellisson à un 41e fauteuil, ce qui l'obligea à deux remerciements. J'y ai même lu que certains discours de réception ne durèrent que quelques minutes...

Comme si la fiction avait autant besoin de ses offices que la réalité, Maurice Garçon y ajouta par des Plaidoyers chimériques, défendant des cas juridiquement difficiles que le génie de nos classiques a depuis longtemps absous : Electre, Othello, Anthony, Julien Sorel, don José, la Fille Elisa, ou Lafcadio.

Aucune énigme historique ne l'a laissé indifférent ; que ce soit le mystère Shakespeare, l'Affaire du collier, Louis XVII et Naundorf, ou les faux de Glozel, Garçon ramenait en surface tous les monstres du Loch Ness.

À ce goût des énigmes littéraires, Maurice Garçon ajoutait un véritable penchant pour les énigmes de la nature : il vint au secours des hermaphrodites, des impuissants (où commence l'impuissance ? Où finit-elle ? plaida-t-il). Il se battit pour les extravagants de l'édition ; plaida pour les pièces condamnées de Baudelaire, pour des journaux satiriques, pour les bouffons, pour les singuliers, pour les anges du bizarre, Maurice Garçon a toujours su « tirer parti des mauvaises compagnies », comme on dit dans le Neveu de Rameau, mauvaises compagnies que son métier d'avocat l'amenait à connaître mieux que quiconque. L'inattendu le séduisait. Ainsi, le relisant, j'avais relevé parmi ses œuvres un essai sur le Douanier Rousseau ; Maurice Garçon, fameux aquarelliste d'audience, allait-il nous expliquer 1'originalité de ce peintre ? C'était mal connaître son infatigable curiosité : il ne s'agissait que d 'une étude sur l'inculpation du douanier pour faux monnayage et écoulement de billets de banque contrefaits ; illustre douanier Rousseau, qui, frôlant le bagne, s'en tira avec deux ans de prison, et le sursis.

Maurice Garçon, ce grand plaideur, était resté l'artiste qu'il n'avait jamais entièrement sacrifié au juriste ; le bâtonnier Charles Lussan faisait, récemment, dans la Gazette du Palais du 20 décembre 1968, l'éloge de l'académicien disparu : « Maurice Garçon, à l'audience, tirait des portraits du Président, des juges, de son adversaire, des prévenus et des gardes mobiles... On lui doit (aussi) un miracle en vers, avec le concours de sa fille. » « Je n'ai rien dit (ajoute le bâtonnier) de son étonnante diversité de dons qui lui permit d'écrire, en même temps que les livres les plus graves, des chansonnettes (pour Vincent Scotto), sous le nom de Jules Mauris, et des pièces pour le Grand Guignol... » Ces pièces se nommaient La Vipère et Un soir de bachot. J'ajouterai que, sous le même pseudonyme, Garçon publia un roman léger, Alfred Rantare ou la coupable innocence, qui annonçait une double et brillante carrière. Sa vivacité naturelle, il l'entretenait par la prestidigitation, qui lui avait valu la popularité des milieux de l'art des escamoteurs ; n'a-t-il pas préfacé les Mémoires que le Fakir Birman dédia à la mémoire de son chien Bobby ? Ces récréations, dont Maurice Garçon régalait ses amis, servaient son talent ; eût-il défendu l'assassin de quelque malheureuse coupée en morceaux, qu'il eût sans doute démontré au jury que la malle était vide. Je crois ne pas offenser mes amis avocats en disant qu'il y a dans toute défense une part de prestidigitation.

La magie blanche conduisit-elle Maurice Garçon à la magie noire ? Ayant plaidé quelques affaires d'envoûtement dans le Sud-Ouest, son esprit curieux s'intéressa à la sorcellerie et pour les causes maudites, avec leur public d'obsédés, d'hermétiques, de spirites, de devins, de miraculés, ou d'habitués de l'Institut métapsychique, dont il était membre. La grande ouverture de compas de son attention, son goût pour Huysmans, le destinaient à ces recherches souterraines qui sont comme l'antipode des explorations dans la stratosphère. Sa bibliothèque de démonologie était célèbre ; lorsqu'elle fut dispersée aux enchères — comme l'avait été la librairie de l'avocat Patru — les spécialistes s'arrachèrent, non seulement un Catalogue qu'il avait préfacé, mais les premières éditions de Collin de Plancy, de Görres, de Guaïta, de Papus et les rarissimes grimoires consacrés au vampirisme, à la lycantropie, aux messes noires, aux cas de possession et aux mandragores. Lui-même y avait ajouté des études cliniques et des plaidoiries d'un intérêt surprenant. Outre un Traité du diable, en collaboration avec le Dr Vinchon, je pense à son essai sur Vintras, à un autre, sur une abbesse diabolique Magdeleine de la Croix, et sur divers cas par lui étudiés dans son ouvrage, Trois histoires diaboliques. Si Maurice Garçon revenait parmi nous, il aimerait défendre Mary Flora Bell, cette petite Anglaise de quatorze ans, qui vient d'étrangler de ses menottes deux garçonnets de onze ans, ou encore la mère Magdalena et ses adeptes zurichois qui défrayaient hier la chronique.

« On ne peut parler de Satan, sans se référer à vos ouvrages » lui faisait remarquer, en souriant, André Siegfried. Ainsi I'ubiquité de Maurice Garçon rejoignait-elle celle du Prince des Ténèbres. Au début des années vingt, lorsque l'écrivain anglais Lytton Strachey, alors à la mode, fut rendu célèbre par ses essais sur les Victoriens éminents et sur la Reine Victoria, biographies plus ou moins romancées qui firent ensuite la fortune de tout un monde de vulgarisateurs européens attachés à nous prouver que les héros et les génies sont des hommes comme les autres, un éditeur m'avait proposé d'écrire une Vie du Diable. J'en parlai à un romancier catholique de vos confrères : « Le Diable, me répondit-il, il faudrait commencer par y croire. » Cette judicieuse remarque m'épargna quelque méchant ouvrage ; celui à qui je dois ce conseil est resté dans la lignée littéraire pour qui le Tentateur n'est pas un vain mot, lignée de Vigny, de Hugo, de Claudel, tradition qui reprend vigueur chez des jeunes comme Raymond Abellio, pour qui jamais Satan n'a été plus virulent qu'aujourd'hui, de Satan utilisant plus que jamais son arme secrète qui, d'après Baudelaire, est de nous persuader qu'il n'existe pas. Oser affirmer que le Diable n'existe plus, on se demande où les gens ont les yeux ! Le Diable reste la personne déplacée n°1.

Maurice Garçon ne trancha pas le débat ; il se contenta, comme le Diable boiteux, de soulever quelques toits... Il se borne à nous dire que « l'Église, très prudente, admet très difficilement les manifestations du Diable ; que, très rarement, on pratique l'exorcisme. Comment aurait-il pu oublier que Satan fut le premier des accusateurs publics ?

Messieurs, le moment où je dois conclure approche. Je voudrais encore vous livrer un souvenir qui marque assez douloureusement notre époque : à la veille de la dernière guerre, un restaurant petit, mais de bon renom, situé juste en face de cette maison ancienne où Maurice Garçon habita, après Théodore de Banville, réunissait trois camarades ; mes commensaux étaient le grand chirurgien du cerveau, Thierry de Martel, et Maurice Garçon. Verre en main, nous passâmes le monde en revue, comme il est d'usage. Martel, arrière petit-fils de Mirabeau, nous divertit avec ses souvenirs de jeunesse ; lors de l'affaire Dreyfus, il s'était — antidreyfusard actif — bagarré dans tous les coins de Paris : nous apprîmes qu'il avait épinglé au-dessus de son lit une carte de la capitale, marquant en rouge tous les points de ses combats de boxe et de savate.

Après le repas, nous montâmes jusqu'à la bibliothèque, où Maurice Garçon nous montra ses dernières acquisitions de bibliophile en démonologie. L'atmosphère était si amicale que j'entends encore Martel, s'adressant à sa femme : « Je n'aime guère dîner en ville, mais pour une réunion comme celle-ci, je serai toujours libre », lui confia-t-il.

Peu après, ce fut la débâcle. Maurice Garçon et moi prîmes chacun notre chemin... Quant à Martel, militant parmi les Croix-de-feu notables, à l'entrée des Allemands à Paris, il se tua. Ainsi pourrait commencer, ou finir, le roman de trois Français de 1940...

De ce repas, je reste le dernier survivant, et je pleure les disparus.

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Les morts ont des admirateurs, mais rarement des amis ; la postérité pourrait murmurer :

Puissent ces grands débris se consoler entre eux.

Or, je vous le disais en commençant, il y a une loi du groupe, une loi de continuité. Les dix-sept noms qui viennent d'être réveillés de leur sommeil se suivent, plus harmonieusement qu'on ne croirait. Ce dialogue avec les morts du onzième fauteuil a tracé une route (sans autre cassure que celle de 1793), route dont la vue perspective enchante par son progrès continu. Je consolide aujourd'hui leur survivance ; ils assurent la mienne, qui en aura bien besoin. Je les imagine entassés les uns sur les autres comme les figures tutélaires de ces totems verticaux, chers aux indigènes de l'Alaska.

Tous ces défunts ont travaillé à la chaîne, une chaîne d'or. Tous ont un point commun : ils ont écrit en ce français qui entend malgré les entreprises de dislocation du langage, dire brièvement et clairement tout ce que l'homme a pensé. Écrire en français, c'est voir couler une eau de roche, à côté de laquelle toutes les autres langues sont de troubles rivières, c'est vivre dans un palais de cristal.

Mais écrire n'est pas parler : à une époque de spécialisation, il semble étrange de demander encore à un écrivain de haranguer ; il faut y voir la suite d'une tradition médiévale, à base de discours latin, lorsque la parole naissait naturellement de la pensée, ce qui sur les rives de la Méditerranée, s'exprime encore si bien par le mot célèbre de Numa Roumestan : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas. » À l'éloquence, on ne tordra jamais le cou. Je comprends La Rochefoucauld, qui préféra se tenir à l'écart de cette Compagnie, redoutant d'avoir à prononcer un remerciement où il lui faudrait entendre sa propre voix. Je comprends Henri de Régnier qui, lui non plus, n'aimait pas parler, car — me confiait-il — pour l'écrivain, tout se décide entre l'encrier et la page blanche.

Messieurs, notre promenade aux Champs-Élysées se termine. Je crois n'avoir laissé inhonorée la cendre d'aucun de mes héros. Après avoir parcouru cet illustre charnier, je sens ces morts grandir, familiers, comme des personnages de roman, comme des saints du calendrier. Me voici presque leur compagnon, et je ne le regrette pas ; rappelons-nous ce mot de Joubert : « Le soir de la vie apporte avec soi sa lampe. »