M. d'Haussonville ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Caro, y est venu prendre séance le jeudi 13 décembre 1888, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
L’usage de vous adresser en public ce qu’on appelait autrefois un compliment est une épreuve toujours redoutable. Au trouble que je ressens s’ajoute encore l’émotion d’un souvenir qui me domine aujourd’hui. Ma pensée se reporte à dix-neuf années en arrière vers l’une de vos séances solennelles à laquelle j’assistais sur le premier de ces bancs placés en face de moi. Vous receviez ce jour-là l’homme de bien dont j’ai l’honneur de porter le nom. C’est de la place même où je me trouve en ce moment qu’il vous parlait. Son discours s’inspirait tout entier du triple amour qui avait animé sa vie : les lettres, la liberté, la patrie, et quelques mois avant les épreuves de l’année terrible, il imposait silence à ses inquiétudes, pour ne vous entretenir que de ses espérances et de ses vœux. Vos applaudissements accueillaient son mâle et simple langage. J’en étais fier pour moi autant que pour lui et je ne pouvais me défendre de penser que de l’honneur fait au père, quelque chose rejaillissait sur le fils. J’avais, Messieurs, encore plus raison que je ne le croyais et jamais, comme en ce jour, je n’ai senti tout ce que je dois à celui que j’ai perdu. Ses leçons ont fortifié ma jeunesse ; son exemple m’a enseigné le prix du travail ; sa mémoire m’a protégé auprès de vous, et sa main m’a conduit jusqu’au seuil de votre porte, si prématurément ouverte devant moi. Vous me pardonnerez donc, si avant même que mes remerciements s’adressent à vous, l’expression de ma tendre reconnaissance va tout d’abord et directement à lui.
L’homme éminent dont j’ai à vous entretenir, n’a point suivi pour arriver jusqu’à vous un chemin aussi facile. Ce qu’il est devenu, il ne l’a dû qu’à lui-même, à la puissance de sont travail, à la fécondité de son esprit, à la variété éclatante de ses dons. Cette variété même ajoute aux difficultés de ma tâche. Pour louer comme il conviendrait le philosophe, le professeur, l’écrivain, le philosophe surtout, je sais tout ce qui me fait défaut. Je l’ai particulièrement senti lorsque, pour mieux m’y préparer, j’ai dû me remettre à l’école et refaire mon cours de philosophie, qu’au reste, je n’avais jamais fait. Une seule chose pourra venir à mon aide. J’ai beaucoup connu M. Caro, et comme tous ceux qui l’ont connu véritablement, je l’ai beaucoup admiré et beaucoup aimé. Pas un mot ne sortira de ma bouche qui ne soit l’expression du sentiment le plus vrai, et j’espère que la sincérité de l’éloge fera la fidélité du portrait.
M. Caro est né en 1826 à Poitiers, où son père était professeur de philosophie. Guère ne s’en fallut que sa venue au monde ne coûtât la vie à sa mère et que lui-même ne survécût que peu d’heures à sa naissance. Pour qu’il pût être au moins baptisé, une servante fidèle le porta en hâte à l’église où un vieux sacristain lui servit de parrain. Ce fut en l’honneur d’un saint évêque, fort illustre à Poitiers, qu’ils lui donnèrent le prénom d’Elme, auquel ils ajoutèrent celui de Marie, pour rappeler son origine bretonne. Le vieux bourg de Josselin, en Morbihan, était en effet le berceau de la famille de M. Caro, mais ses parents n’y séjournaient guère, et c’est à Rennes, où son père avait été nommé en quittant Poitiers, que s’est écoulée l’enfance de votre futur confrère. Il acheva cependant ses études au collège Stanislas, qu’il appelait lui-même plus tard, « avec ses vastes jardins et ses vieux ombrages, la plus riante des prisons », et il remporta au Concours général le prix d’honneur de philosophie. Je ne révélerais pas qu’il fut malgré ce succès refusé au baccalauréat, si, devenu plus tard examinateur, le souvenir de cette petite mésaventure n’eût été parfois invoqué auprès de lui par des candidats malheureux ou par des mères qui ne se faisaient pas faute de lui recommander leurs fils. Quelques mois après il n’en était pas moins brillamment reçu à l’École normale, et il en sortait au bout de trois ans, agrégé de philosophie. Ces années de travail obstiné n’étaient interrompues, pour M. Caro, que par les mois de vacances passées à Josselin. Longtemps la vieille maison de famille, qui était un ancien couvent d’Ursulines, a continué de réunir père, mère, frères, sœurs, dispersés aux hasards de la vie, et longtemps M. Caro s’est plu à venir dans ce pays qu’il aimait, goûter le charme et le repos du souvenir. Ce fut à Rennes, où il avait été envoyé après un court séjour à Alger, qu’il prépara sa thèse de doctorat sur le Mysticisme au XVIIIe siècle. La soutenance de cette thèse attira l’attention sur lui et contribua pour beaucoup à le faire nommer professeur de philosophie à la Faculté de Douai. Mais Paris l’attirait, ce Paris sonore, en dehors duquel la voix la plus puissante semble n’avoir point d’écho et ne rendre que des sons étouffés. Aussi fut-il heureux d’échanger sa chaire de Faculté contre une place le maître de conférences à l’École normale, et, en 1864, la chaire de philosophie à la Sorbonne étant devenue vacante par la mort de M. Garnier, il remplaça, comme titulaire, le maître éminent qu’il avait déjà suppléé pendant deux ans. M. Caro a occupé cette même chaire pendant vingt-quatre ans, sans solliciter ni obtenir aucun autre honneur universitaire, et quand j’aurai ajouté qu’il entra en 1869 à l’Académie des Sciences morales et qu’en 1874 vous l’avez appelé à remplacer M. Vitet, j’en aurai fini avec les événements qui ont marqué sa carrière publique. Peu de vies ont été aussi unies et aussi simples, mais par cela même aussi respectables et aussi fières. Elle s’est écoulée tout entière à l’ombre de cette vieille Sorbonne, dont les maîtres savent, depuis tant d’années, joindre à une érudition solide la clarté et le goût, ces qualités de l’esprit français. M. Caro estimait en effet qu’on ne peut servir à la fois la philosophie et la politique. Aussi n’a-t-il jamais sollicité les faveurs du suffrage universel. Le Sénat lui-même ne l’a pas tenté ! Ce n’était pas cependant qu’il se renfermât, vis-à-vis de la chose publique, dans une dédaigneuse indifférence. Aux jours d’épreuves, il a su montrer s’il prenait sa part des douleurs de la patrie. Mais la patrie n’était pas seulement pour lui un territoire dont l’étendue matérielle peut subir une amputation douloureuse ; c’était encore l’héritage moral, sur lequel aucune puissance humaine ne peut mettre la main, des traditions et des croyances qui font la vie d’une nation. La grandeur de la France, son relèvement, son avenir, lui semblaient inséparables de sa fidélité à certaines doctrines philosophiques qu’il sentait menacées dans leur antique possession des esprits par des adversaires nouveaux et hardis. La défense de ces doctrines a rempli la vie de M. Caro et ce que vous attendez surtout de moi, c’est de vous marquer la position qu’il a prise dans la grande querelle des systèmes philosophiques et dans la mêlée des esprits. Il me faut, croyez-le bien, le sentiment de cette attente et celui d’un devoir à remplir vis-à-vis de cette noble mémoire, pour aborder ces hautes questions devant vous qui êtes mieux préparés assurément à les entendre que je ne le suis à les traiter.
C’est, Messieurs, l’honneur de l’homme que ni les intérêts qui le pressent, ni les soucis qui l’accablent, ni les plaisirs qui parfois le consolent, ne parviennent à détourner son esprit du problème de son origine et de sa fin. Cette préoccupation est commune à tous les êtres pensants, pour simples et ignorants qu’ils soient, et personne ne parvient à s’y soustraire. « Ne croyez pas, disait du haut de la même chaire un des prédécesseurs de M. Caro, ne croyez pas qu’il faille être un savant pour s’élever jusque-là. Le pâtre, sur le sommet de la montagne, songe aussi, dans ses loisirs, à ce qu’il est et à ce que sont ces êtres qui habitent à ses pieds ; il a aussi des ancêtres, descendus au tombeau les uns après les autres ; il se demande aussi pourquoi, après avoir traîné leur vie sur la terre pendant quelques années, ils sont morts, pour céder la place à d’autres, qui ont disparu à leur tour, et toujours ainsi, sans fin ni raison ; et de son propre droit, du droit de son intelligence, qu’on qualifie d’étroite et de bornée, il a l’audace de poser au créateur cette haute et mélancolique question : « Pourquoi m’as-tu fait et que signifie le rôle que je joue ici-bas ? » Ce langage, que M. Jouffroy tenait, il y a cinquante ans, rend avec éloquence l’éternelle angoisse humaine, et cependant ce n’est plus dans ces termes que le problème se pose aujourd’hui devant nos intelligences, car celui qui adresse à Dieu cette haute et mélancolique question, l’a déjà, par là même, plus d’à moitié résolue. Si c’est un Dieu qui a créé l’homme, l’homme ne saurait avoir, ici-bas, d’autre règle que la volonté de son créateur et d’autre espoir que sa bonté. Mais si l’homme n’est que le produit des forces aveugles de la nature, agissant sans but et sans dessein, s’il n’est que le sujet passager des phénomènes de la vie, et s’il doit se dissoudre tout entier dans le sein de la grande substance dont il est sorti, alors son anxieuse interrogation reçoit une réponse bien différente, ou plutôt elle n’en peut recevoir aucune, car elle s’adresse à une puissance sourde, qui ne saurait l’entendre, et elle retentit vainement dans les profondeurs du vide. C’est donc l’existence de Dieu qui est le fond du problème philosophique ; et ce problème, l’humanité croyait l’avoir résolu avec Platon et les plus nobles consciences de l’antiquité, avec saint Augustin et les grands docteurs chrétiens du moyen âge, avec Descartes, avec Leibnitz, avec Bossuet, avec Newton, avec tous les fiers génies qui se sont inclinés devant Dieu. Cette grande doctrine n’a pas seulement, par sa profondeur, ravi les plus hautes intelligences, elle a par sa simplicité, conquis les plus naïves. Les sages, « qui ont enseigné le bien », témoignent en sa faveur, et aussi les humbles qui l’ont pratiqué. Elle s’est emparée de l’homme tout entier. L’art et la poésie lui doivent leurs créations les plus durables ; les lois en découlent ; le langage la reflète ; et ce n’est pas trop de dire, en un sens bien différent de celui où l’entend la philosophie de la nature, que le monde est plein de Dieu.
Il était réservé à notre fin de siècle d’assister cependant au plus formidable assaut qui ait jamais été livré à cette notion fondamentale. À l’époque où M. Caro montait, pour la première fois, dans sa chaire de la Sorbonne, la philosophie spiritualiste régnait, depuis longtemps déjà, en souveraine dans l’enseignement officiel. Mais, peut-être en est-il des systèmes philosophiques comme des gouvernements ; aux uns comme aux autres, en France du moins, un long exercice du pouvoir ne paraît pas être très favorable. La jeunesse à laquelle on l’enseignait n’y croyait plus guère, et, semblable à ces paysans que Michelet a décrits, « tristement assis à la porte de l’église où ils n’entrent plus », elle se demandait comme eux : Où est Dieu ? M. Caro eut le sentiment du danger et il y fit face. Son premier ouvrage philosophique porte pour titre : l’idée de Dieu, et ce titre seul valait une profession de foi. C’était bien l’idée de Dieu qui était en péril. Aussi, toutes les forces intellectuelles de M. Caro ont-elles été consacrées à la défendre, sans qu’il ait ambitionné l’honneur d’attacher son nom à quelque nouveau système. C’était la méthode critique que, par voie de justes représailles, il opposait de préférence aux critiques de l’idée de Dieu. Il apportait, dans l’exercice de cette méthode, une courtoisie qui était parfois une leçon, et une loyauté qui devenait une habileté de plus. Le plus souvent, il cherchait en effet à tirer l’objection capitale, non de quelque principe contraire, mais des entrailles mêmes du système qu’il avait exposé, et telle était la clarté de ses expositions que plus d’un, parmi ses adversaires, lui a dû non seulement d’être mieux compris du public, mais parfois de se mieux comprendre lui-même. Mon ambition serait de vous montrer cette méthode à l’œuvre, mais j’éprouve ici un certain embarras. Au cours de ses polémiques, M. Caro a rencontré, en effet, comme principaux contradicteurs, deux de ses futurs confrères, dont l’un me fait peut-être aujourd’hui l’honneur de m’écouter. Comment les mettre aux prises devant ce nombreux auditoire, et comment donner un exemple public d’aussi mauvaise confraternité ? J’ai tort, cependant, de m’inquiéter ainsi, et ce qui m’avait paru, au premier abord, une difficulté, va tourner, au contraire, à l’éloge de M. Caro, car il a su conserver à ces controverses un caractère d’élévation et de dignité qui me met à l’aise pour en rappeler le souvenir. C’est, au surplus, votre honneur, Messieurs, que d’appeler impartialement à vous les représentants des doctrines les plus diverses, en ne leur imposant d’autres conditions que d’avoir exprimé, dans une belle langue, des convictions sincères, et, si vous ne parvenez pas à concilier les idées, du moins vous rapprochez les hommes, en leur apprenant à se connaître, c’est-à-dire à s’estimer.
M. Caro avait d’abord à défendre la métaphysique elle-même contre les dédains dont elle était l’objet, et à revendiquer pour elle le droit à l’existence. Il se trouvait en lutte, sur ce point, avec une école puissante qui emprunte son nom, un peu barbare peut-être, à la méthode positive par laquelle elle s’efforce de trouver la réponse à toutes les questions que se pose l’esprit humain. En prétendant soumettre aux procédés de l’observation expérimentale toutes les notions qui trouvent créance chez l’homme et en rangeant dans le domaine de l’inconnaissable celles qui ne sauraient être soumises à la vérification de l’expérience sensible, le positivisme n’aboutit à rien de moins en effet qu’à la ruine de la métaphysique elle-même puisque la métaphysique a pour principaux objets l’origine des choses et la fin de l’homme qui échappent à l’expérimentation scientifique. M. Caro ne pouvait accepter cette condamnation et la meilleure part de sa vie s’est dépensée à défendre contre une amputation arbitraire l’intégrité de l’esprit humain. Le positivisme a eu en France deux grands champions, M. Comte et M. Littré. Peut-être la doctrine a-t-elle dû son succès moins au maître qu’au disciple et aux vertus de celui que son glorieux successeur à l’Académie, M. Pasteur, n’a pas hésité à appeler devant vous un « saint laïque », magnifique hommage dont les générations futures aimeront à récompenser à leur tour l’ardent amour de l’humanité qui a soutenu M. Pasteur lui- même dans sa vie de travail et de découvertes. M. Caro aurait été dans son droit en s’attaquant de préférence au maître, et il aurait eu la partie belle à montrer par quelles bizarreries et quelles incohérences M. Comte a fini par lasser ses plus fidèles sectateurs. C’est précisément le contraire qu’il a fait, et c’est en quelque sorte sous le patronage de M. Littré qu’il a placé le principal ouvrage consacré par lui à la réfutation du positivisme. Aucun disciple, aucun ami de M. Littré n’aurait pu parler de lui avec un respect plus affectueux ni éclairer d’un plus doux rayon cette physionomie austère. Elles sont marquées au coin d’une beauté qui rappelle certains passages du Phédon, les pages où M. Caro nous montre ce grand vieillard, supportant sans se plaindre les souffrances dont il est accablé, mesurant, d’un œil ferme, les pas de la mort qui s’approche et contemplant avec sérénité, peut-être pour la dernière fois, la verdure de son jardin, la nuit étoilée et l’immensité de la mer dont le flot vient expirer à quelques pas de sa retraite. Mais après avoir accordé toute sa sympathie à l’homme, il prend à partie la doctrine et la combat corps à corps. Est-il vrai qu’il n’y ait d’autre moyen de s’emparer de la vérité que celui de l’expérience sensible, et pour appartenir à un autre ordre de connaissances, la certitude morale est-elle moins absolue que la certitude scientifique ? N’y a-t-il pas des notions dont l’esprit humain anime avec énergie la réalité, bien qu’elles ne lui soient pas révélées par le témoignage des sens, et ne sont-ce pas précisément celles qui lui paraissent les plus précieuses ? Lorsqu’il s’agit en particulier de l’idée de Dieu, cette neutralité théorique, cette position intermédiaire entre l’affirmation et la négation, que les positivistes prétendent garder, n’est-elle pas une pure chimère, et, dans la réalité des choses, n’est-ce pas déjà nier Dieu que de ne pas l’animer, puisque c’est dispenser l’homme de ses devoirs envers lui ? N’est-ce pas aussi nier l’âme que de proclamer qu’on ne peut rien connaître de son existence ni de sa survivance, puisque sa définition même est d’être distincte du corps et de lui survivre ? C’est là ce que M. Caro soutenait avec une indomptable énergie, et il faut reconnaître que, dans cette lutte, il était d’accord avec l’instinct le plus vivace de notre nature. C’est en effet une tentative chimérique que de vouloir limiter l’intelligence humaine à la connaissance des phénomènes passagers en lui interdisant l’étude des choses éternelles. Vainement on prétend fermer à l’homme ce domaine de l’inconnaissable, que les anciens mystiques appelaient, plus éloquemment peut-être, la région de l’abîme et du silence. Cet inconnaissable, l’homme veut le connaître ; ce silence, il l’interroge ; cet abîme, il s’y précipite et rien ne peut contenir son élan. Tant que l’univers étalera devant ses yeux l’énigme de son harmonie et de ses désordres, tant qu’il apercevra au terme de sa route le problème de la mort, qui est l’autre face du problème de la vie, tant que l’infini de ses désirs viendra se heurter aux limites de sa nature, en un mot tant qu’il continuera de penser, de souffrir, d’aimer, c’est-à-dire d’être homme, on n’imposera pas silence à sa noble inquiétude, et le cercle des connaissances positives où l’on prétend l’enserrer lui paraîtra trop étroit. Ce qu’on lui refuse le droit de savoir, est précisément ce qui l’intéresse le plus à connaître et le comment des choses lui importe moins que le pourquoi. À cette interrogation éternelle de son esprit, il veut une réponse. La science ne peut la lui fournir : il s’adresse à la raison pure. Ce serait faire violence à sa nature que de lui interdire cette recherche, et ce serait l’abaisser que d’étouffer chez lui le souci passionné des grands problèmes. On n’y parviendra pas, et, comme le disait avec éloquence M. Caro, « ceux qui ont goûté l’ivresse pure des idées n’en perdront plus l’immortelle saveur, l’ardente et délicate curiosité ».
L’instrument métaphysique ainsi reconquis, M. Caro en a fait hardiment usage contre un autre de ses futurs confrères qu’il appelait déjà un « charmeur d’âmes » et qui n’a cessé depuis de mériter ce nom par la magie de son style, soit que nous racontant ses souvenirs d’enfance et de jeunesse, il nous fasse assister aux évolutions de sa conscience religieuse, soit qu’il applique son érudition à éclaircir les questions obscures de l’exégèse, soit qu’il laisse son imagination se jouer avec grâce dans des fantaisies plus modernes. Quoi de plus tentant que d’accepter parmi les défenseurs de l’idée de Dieu l’auteur de la célèbre invocation au Père céleste « dont la bonté n’a pas voulu que les doutes de l’homme reçussent une claire réponse, afin que la foi au bien ne restât pas sans mérite et que la vertu ne fût pas un calcul ». Quelle adhésion demander plus formelle que cette affirmation si nette ? « Toute proposition appliquée à Dieu est impertinente, une seule exceptée : il est » Mais l’accord sur les mots ne suffisait pas à M. Caro. Il voulait que cet accord s’étendît aux idées, et en rapprochant de certains autres textes cette déclaration isolée, il avait le regret de reconnaître que la réalité divine ne survivait pas aux délicates opérations qu’on lui faisait subir ailleurs. Tantôt, par crainte d’amoindrir Dieu en le déterminant, on lui refusait la liberté et l’intelligence comme étant des qualifications grossières tirées de l’esprit de l’homme, et il n’apparaissait plus que comme une sorte de nébuleuse inconsciente. Tantôt Dieu n’était que le résumé de nos besoins suprasensibles, la catégorie de l’idéal, c’est-à-dire la forme sous laquelle nous concevons le beau et le bien. Parfois il tombait à être moins encore une expression consacrée par les respects de l’humanité, ayant pour elle-même une longue prescription et l’avantage d’avoir été employée dans de belles poésies. M. Caro ne pouvait pas admettre que Dieu fût t ainsi réduit à n’être qu’une abstraction ou une métaphore, et pour mieux marquer le dissentiment qui le séparait d’avec son brillant contradicteur, il abandonnait cette méthode critique et cette réserve dogmatique dont il était coutumier, pour définir à son tour comment il entendait l’idée de Dieu. Pour lui, Dieu était la première cause, mais une cause vivante et distincte du monde, Il était l’intelligence ayant conscience d’elle-même et se manifestant par ses actes. Enfin il était l’amour, c’est-à-dire un être connaissant l’homme et méritant d’être adoré par lui. Dieu vivant, Dieu intelligent, Dieu aimant : c’est ainsi qu’il le définissait, sans oser s’aventurer plus loin. Il n’abordait point ces problèmes de l’essence divine sur lesquels les philosophes et les théologiens ont pâli, sans parvenir à en éclaircir le mystère. On lui a reproché cette timidité. Mais, après avoir revendiqué les droits de la métaphysique et ceux de la raison humaine, M. Caro donnait peut-être un exemple de suprême sagesse en confessant leurs limites. En effet, s’il est donné à l’homme de connaître Dieu, il ne lui est pas donné de le comprendre ; sa petitesse n’a pas en elle la mesure de l’incommensurable. Les voies de Dieu lui échappent, la nature de Dieu lui est inconnue et lorsque, par un puissant effort d’abstraction, il arrive à la limite infranchissable qui sépare le monde visible du monde invisible, quoi d’étonnant si ses yeux sont éblouis, si sa raison chancelle et si elle s’arrête éperdue, frissonnante au bord de l’infini !
Cette méthode et cette doctrine, M. Caro ne les a pas seulement développées dans ses ouvrages philosophiques, il les a encore professées pendant vingt-quatre années, presque ininterrompues, de cours public. Si on lui avait demandé quelle était la partie de son œuvre qui lui avait coûté le plus d’efforts et à laquelle il attachait le plus de prix, assurément il aurait répondu que c’était son enseignement, et c’est la seule dont il ne reste rien ! Rien ; je me trompe. Il en reste un grand souvenir ; mais il y a quelque tristesse à penser que la mort est venue le surprendre au moment où il se préparait à condenser la substance de ces leçons dans un travail sur Dieu, la nature et la destinée humaine, qui aurait été l’expression définitive de sa pensée philosophique. De ce travail, il n’a laissé que les matériaux. J’ai tenu entre les mains, écrites de sa petite écriture fine et serrée, les notes qui devaient servir à la rédaction de l’ouvrage projeté. Une feuille de papier, quelques caractères tracés à la hâte, qu’est-ce que cela pour celui qui, dans la plénitude de la vie, se sert dédaigneusement, en quelque sorte, de ce moyen matériel pour fixer les traits de sa pensée ? Mais voici que la main qui a tracé ces caractères s’est glacée. Voici que l’intelligence qui les avait dictés a semblé s’éteindre. Ces feuilles, qui n’avaient été écrites que pour un jour, sont tout ce qui reste de lui ; on leur demande ses derniers secrets, et la durée de ces documents éphémères fait sentir, plus amèrement encore, la fragilité de l’existence humaine. Je n’avais pas besoin de consulter les notes de M. Caro pour savoir quelle somme de labeur ce cours avait représenté dans sa vie, et quel effort intellectuel il y dépensait. Je ne parle pas seulement de ce travail incessant de l’esprit, au prix duquel il a pu, durant une si longue carrière, rajeunir, en les exposant, des sujets déjà traités, se tenir lui-même perpétuellement informé des doctrines et des objections nouvelles, et agrandir, avec les années, le cadre de son enseignement, pour y faire entrer successivement la réfutation des systèmes dont la hardiesse semblait séduire les jeunes esprits. Je n’entends faire allusion qu’à l’effort physique, en quelque sorte, que lui coûtait la préparation de chaque leçon. Le cours de M. Caro avait lieu tous les lundis. La veille, et parfois même l’avant-veille, il s’enfermait dans un travail de méditation solitaire, dont aucune sollicitation ne pouvait le déterminer à sortir, et qu’il prolongeait souvent jusque dans la nuit. Le sujet de la leçon avait été indiqué longtemps d’avance ; mais les matériaux, qu’il tirait de lectures nombreuses ou de ses propres réflexions, étaient encore épars. Il s’agissait de fondre ces documents en un tout, de trouver l’idée maîtresse à laquelle l’ensemble de la leçon devait se rattacher, d’enchaîner avec rigueur le raisonnement, de développer avec clarté les objections, d’y répondre avec précision, et de donner enfin un tour oratoire à cette composition abstraite. Quant à la forme, M. Caro ne s’en préoccupait jamais ; il était sûr qu’elle ne lui ferait pas défaut au dernier moment. Le lundi matin, dans les quelques heures dont il pouvait encore disposer, il revoyait les notes écrites par lui la veille ; il les résumait en quelques lignes, qui devaient former la trame de son improvisation, et qu’il emportait avec lui, bien qu’en fait il n’y jetât jamais les yeux ; puis il se rendait à son cours, après avoir parfois consacré à une méditation dernière les instants d’une promenade pendant laquelle ses amis les plus intimes savaient qu’il ne faisait pas bon l’interrompre. Il abordait sa chaire devant un public impatient qui remplissait jusqu’aux moindres places restées vides sur les gradins ou dans les couloirs, et qu’une longue attente avait rendu fiévreux. Aux premiers mots, le calme se rétablissait. La pensée se développait, claire, forte, certaine de sa route, et trouvant à son service une phrase aussi harmonieuse que la voix était sonore. Si parfaite était la propriété des expressions qu’on aurait pu les croire confiées d’avance à la mémoire. Mais il n’en était rien, et parfois un incident du cours, l’entrée de quelque auditeur remarqué, lui fournissait l’occasion d’une citation heureuse ou d’un développement inattendu. La leçon était toujours grave, jamais tendue, et s’il se permettait rarement les allusions, cependant l’écho des grandes préoccupations publiques s’y retrouvait quelquefois. Mais ce qui faisait le charme et la puissance de cet enseignement, c’est qu’à la chaleur de l’accent, à l’ardeur tempérée cependant du geste, à je ne sais quelle émotion contenue par la dignité, on sentait que M. Caro n’accomplissait pas un devoir en développant un thème obligé, mais qu’il y mettait son âme, et, dans les dernières années, qu’il y dépensait sa vie. Après avoir éclaté en applaudissements, ses auditeurs s’en allaient subjugués, ravis de ces dons merveilleux, et ne se doutant guère au prix de quelles fatigues, un jour mortelles, leur noble plaisir était payé par lui.
Avec ces éléments variés de succès, le cours de M. Caro était devenu, même dans ce grand Paris, où presque rien ne compte, un petit événement hebdomadaire. Il n’était pas jusqu’aux paisibles habitants du quartier qui ne fussent prévenus que c’était jour de cours, par un va-et-vient inusité d’équipages, d’où ils voyaient descendre des étudiants à eux inconnus et aussi des étudiantes. On a écrit, peut-être avec malice, on a cru, en tout cas, avec légèreté, que les femmes avaient été admises par privilège au cours de M. Caro. C’est précisément le contraire qui est vrai. Jusqu’au jour où un ministre vraiment libéral, aujourd’hui votre confrère, leva l’interdiction, un peu monastique, qui leur interdisait l’entrée de la Sorbonne, il n’avait pas voulu suivre l’exemple de quelques-uns des professeurs, ses collègues, qui, par faveur spéciale, les laissaient entrer à leur cours. Mais il est vrai qu’il n’avait jamais cru devoir donner à son enseignement un caractère rébarbatif qui fut de nature à les en écarter. Les questions dont il avait à traiter n’étaient pas, à ses yeux, de celles qu’une incapacité organique de leur esprit les empêchât de comprendre, et il ne croyait pas, d’ailleurs, à l’inégalité originelle de leurs aptitudes. Il partageait, sur ce point, l’opinion d’un de vos confrères du XVIIIe siècle, l’académicien Thomas, célèbre pour avoir écrit un Éloge des femmes. Pourquoi faut-il qu’à l’auteur de cet éloge ses contemporains aient reproché, méchamment, de ne pas bien les connaître ? M. Caro pensait encore que l’idéal de la matrone romaine vivre à la maison et filer de la laine, ne convient guère à un temps où les matrones ne nient plus et sont souvent sorties, que d’ailleurs, même en filant, on peut rêver, et que mieux vaut donner un tour élevé à ses rêveries, que les laisser s’égarer vers des objets futiles ou dangereux. Le temps n’est plus, pour les femmes, de l’ignorance et de la soumission. Elles vivent de la même vie intellectuelle que nous, et comme elles sont les premières éducatrices de l’homme, il importe de les défendre autant que l’homme, lui-même, contre la contagion des doctrines qui sont funestes à l’âme. C’est à ce point de vue élevé que se plaçait M. Caro. Mais s’il s’est efforcé d’apporter, dans l’exposition des systèmes les plus abstraits, une lucidité telle qu’aucune intelligence cultivée ne put manquer de les saisir, il n’a jamais sacrifié à aucune considération de succès, la gravité de son enseignement. Jamais il n’a consenti à l’amollir ni à l’enjoliver. Les meilleurs juges, en ces matières de dignité professorale, ses collègues de la Sorbonne, lui ont rendu ce témoignage, et l’un d’eux a pu dire avec vérité, dans une délicate notice « que M. Caro ne mettait pas la philosophie aux pieds des femmes, mais que, par la clarté et l’élan de sa parole, il élevait peut-être les femmes aux pieds de la philosophie. » S’il y a définitivement réussi, et si, depuis qu’il n’est plus là pour leur tendre la main, elles sauront se maintenir à cette hauteur, c’est une autre affaire, mais le dessein était noble, et M. Caro aura du moins « l’honneur de l’avoir entrepris ».
Il y avait cependant d’autres auditeurs, par qui M. Caro aimait davantage encore à se sentir compris et goûté : c’étaient les jeunes gens. Il en donna la preuve lorsque, après des incidents dont je ne veux pas vous rappeler le scandale, il prit lui-même l’initiative de restreindre le public qui assistait à son cours. À partir de cette époque, il n’y voulut plus admettre que les étudiants de la Faculté des lettres, les élèves de l’École normale, et un certain nombre d’auditeurs, munis de cartes personnelles. En même temps, il quittait la grande salle Gerson, où il avait été obligé de transporter son cours, et il revenait à ce modeste amphithéâtre de la Faculté des lettres (beaucoup moins spacieux que son nom ne paraît le promettre), où il avait fait ses débuts comme professeur. Groupés ainsi, sous l’œil du maître, au lieu d’être perdus dans une foule disparate, les étudiants entrèrent en contact plus intime avec lui. Ils apprirent à le connaître ; il apprit à les aimer. Ces leçons lui rappelaient le temps où il était encore chargé de conférences à l’École normale, et il comprit combien était vraie cette parole attendrie de l’un des maîtres les plus chéris de la jeunesse, de Michelet : « L’enseignement, c’est l’amitié. » Il resserra encore les liens de cette amitié, dans des conférences destinées seulement aux élèves qui se préparaient à l’agrégation de philosophie. Là, il leur donnait des leçons d’enseignement pratique. Il les accoutumait à prendre la parole devant lui, pour analyser quelque ouvrage, ou pour développer quelque thème philosophique. Dans ces exercices, il leur laissait toute liberté de doctrine, et chacun choisissait librement celle qu’il voulait défendre. Ce n’était pas un professeur impérieux, imposant à ses disciples la nécessité de répéter ses leçons c’était un ami éclairé, faisant profiter de son expérience des amis plus jeunes. Le maître devenait auditeur à son tour, auditeur redoutable, mais bienveillant, qui écoutait sans parti pris et corrigeait sans raillerie, n’exigeant de ses élèves que deux choses : le travail et la sincérité. Sa sollicitude les accompagnait au delà de l’examen auquel il les préparait, et les suivait dans leur carrière. Il s’intéressait à leur avenir, il venait à leur aide dans leurs ambitions, et plus d’un, qui n’est pas toujours demeuré fidèle à son enseignement, n’en a pas moins trouvé son appui dans les concours, soit auprès de vous, soit ailleurs. Aussi les souvenirs qu’il a laissés ne sont-ils pas demeurés moins vivants dans les cœurs que dans les intelligences, et je n’ai eu qu’à m’informer pour les recueillir. Mais je n’avais pas besoin de recourir ainsi à des témoignages étrangers ? Qui pourrait dire mieux que moi l’intérêt avec lequel il accueillait ceux qui lui paraissaient animés de quelque amour du bien faire, comment il savait à la fois encourager et reprendre, exciter l’esprit en lui proposant quelque noble but, et montrer, par son propre exemple, que le travail est un remède aux plus légitimes douleurs ? Le sentiment de ce que je lui dois explique en partie, à mes yeux, le choix que vous avez daigné faire de moi pour le remplacer, car si un autre l’aurait loué plus dignement, nul, en revanche, n’aurait pu parler de lui avec autant d’émotion et de reconnaissance.
M. Caro, aurait eu peut-être quelque difficulté à retenir, comme il l’a fait, pendant vingt-quatre ans, autour de sa chaire, un public toujours grossissant, s’il n’avait pris comme sujet de ses leçons que les problèmes ardus de la métaphysique. En montrant par quels liens étroits les questions philosophiques se rattachent aux questions morales, il ne faisait d’ailleurs que demeurer fidèle aux plus hautes traditions de l’enseignement. La métaphysique serait en effet un vain jeu de l’esprit, une sorte de science occulte et cabalistique, si l’homme n’en pouvait tirer une règle des mœurs, et cette règle elle-même, à moins d’être un composé de maximes arbitraires, doit s’appliquer aux sociétés comme aux individus. La métaphysique, la morale individuelle, la morale sociale, formaient, aux yeux de M. Caro, une chaîne dont le premier anneau était Dieu. Mais les problèmes de morale sociale avaient pour lui un attrait particulier. Il s’est principalement attaqué à la théorie du progrès telle que Darwin, Spencer et leurs disciples la font découler de la grande et ambitieuse doctrine de l’évolution. Il s’étonnait de la prodigieuse faveur obtenue par cette doctrine dans un siècle de démocratie, alors qu’elle repose sur deux idées qui sont la négation même de l’idée démocratique : l’écrasement du faible par le fort, et la transmission héréditaire des qualités naturelles qui ont assuré le triomphe du fort sur le faible. Du progrès social ainsi conçu, la seule doctrine politique qui pût sortir lui semblait être la légitimité des aristocraties et la justification du despotisme. Il ne comprenait pas qu’après tant d’ardeur, tant d’efforts, tant de combats, la démocratie s’éprit d’un système qui logiquement devrait la ramener au régime des sociétés anciennes. C’était à ses yeux une singulière manière de préparer le centenaire de 1789, de cette généreuse période où la monarchie et le peuple, confondus dans une trop courte illusion, faisaient ensemble un si beau rêve de liberté et d’amour. Mais M. Caro apercevait un bien autre danger encore dans la doctrine de l’évolution. En effet, si le combat pour la vie et l’élimination des faibles par la poussée des forts est la loi véritable, non seulement du progrès animal, mais du progrès humain, l’empire de cette loi ne saurait se borner au passé ; elle doit encore régir le présent et l’avenir. Aucun progrès nouveau ne peut être réalisé que par son triomphe. Alors, que devient la justice dont le fondement est précisément le respect du droit du plus faible ? Que devient ce sentiment si puissant dans le cœur de l’homme qui le pousse à venir en aide à son semblable souffrant ou misérable, et, pour l’appeler de son vrai nom, que devient la charité, ce mot sublime qu’on a bien tort de vouloir rayer du langage de la démocratie, car il ne signifie qu’une seule chose : l’amour ? Justice et charité sont deux idées contradictoires à la notion même du progrès, car elles ne peuvent que le ralentir, en, faisant obstacle à la destruction des faibles. Mais si la justice n’est qu’un leurre et la charité qu’une faiblesse, quelle condition sera faite à la masse souffrante de l’humanité qui vit de labeurs et de privations ? Une doctrine impitoyable ferme devant elle l’accès des perspectives mystérieuses où se complaisait son espoir douloureux et la conduit d’une terre sans pitié à un ciel sans Dieu. Celte doctrine n’assigne d’autre terme à ses misères que le néant, et ne propose d’autre but à ses efforts, que le bien-être. Que fera la grande armée des misérables, lorsqu’elle sera pénétrée de ces enseignements ? N’est-il pas à craindre qu’emportée par la logique implacable des esprits simples, elle n’en arrive à se révolter contre la dureté de son sort et qu’elle ne tienne ce langage menaçant : « Nous sommes la misère, nous voulons être la richesse ; nous sommes la faiblesse, nous voulons être la force ; nous sommes le nombre, nous voulons être le pouvoir. » De telle sorte que le jour où l’évolution cessant d’être une doctrine scientifique, pour devenir une croyance populaire, aurait chassé la résignation et l’amour, elle mettrait la société aux prises et aboutirait peut-être à quelque conflit sanglant entre la force de la richesse et la force du nombre. Si éloignée qu’elle puisse paraître, cette perspective semblait menaçante à M. Caro, et il adjurait la démocratie française de ne pas s’abandonner à une théorie trompeuse du progrès « qui, disait-il, sacrifie l’individu en niant la réalité du droit et qui supprime systématiquement ces beaux luxes de la vie, le dévouement et la charité ».
Ce n’étaient pas seulement les conséquences indirectes des doctrines philosophiques et leur répercussion lointaine sur l’avenir des sociétés que M. Caro s’attachait à prévoir. Il étudiait encore leur influence immédiate sur les âmes et il a fait de la psychologie, bien avant que cet exercice ne fût redevenu si fort à la mode. Cette étude l’intéressait jusque dans le passé. Il a écrit entre autres quelques pages bien fines sur la direction des âmes au XVIIe siècle. Il y montre à l’aide de quels procédés ces grands évêques et aussi ces humbles prêtres d’autrefois gouvernaient les consciences délicates qui s’abandonnaient à eux ; comment ils savaient apaiser leurs exigences, manier leurs scrupules, diriger leurs remords et faire servir à leur perfectionnement jusqu’à leurs imperfections mêmes. Il n’aurait tenu qu’à M. Caro de compléter cette étude par un chapitre non moins intéressant qu’il aurait pu intituler : De la direction des âmes au XIXe siècle. Mais, d’un directeur, s’il tenait parfois le rôle, il connaissait aussi les devoirs, et trop discret pour écrire ce chapitre, il s’est borné, avec un soin peut- être un peu égoïste, à en rassembler les matériaux. En revanche, personne n’a scruté d’un coup d’œil plus sagace les origines et les causes de la crise morale que traverse la génération présente. II y voyait une première victoire des doctrines qu’il combattait, car il trouvait à cette crise des causes distinctes de ce mal des Werther et des René qui a fait il y a quelque quatre-vingts ans tant de victimes et tant d’imitateurs, distinctes aussi de cette tristesse qui est le fonds douloureux de notre être. Certes, à tous les âges du monde, sous tous les cieux, l’homme a souffert, il a pleuré, et sa voix n’a cessé de faire retentir l’écho de son éternel gémissement et de son éternel désir. De tout temps il a souffert des maux qui l’atteignent dans sa chair et dans son cœur, et l’un des plus anciens parmi les livres sacrés contient peut-être aussi la plainte la plus amère qu’il ait élevée contre sa destinée. De tout temps il a souffert aussi de ses plaisirs, de leur monotonie, et nulle déclamation moderne n’atteint à la mélancolie de ce dialogue, où Lucrèce nous montre la nature expliquant à l’homme qu’elle ne peut rien machiner de nouveau pour lui plaire et que les choses sont toujours les mêmes :
Nam tibi praeterea quod machiner inveniamque
Quod placeat, nihil est : eadem sunt omnia simper.
Dans des jours plus récents, il a souffert de ses rêves, de leur contraste avec la réalité, et la comparaison de sa condition présente avec la félicité à laquelle il aspire, lui a arraché des sanglots immortels, Il a souffert aussi du doute et lorsqu’il a cru voir vaciller et s’étendre la lumière vers laquelle ses pas se dirigeaient, si cruelle a été son angoisse, que le doute lui a semblé plus insupportable que la douleur et que la mort. Mais il n’avait pas encore souffert de la vérité car il croyait qu’elle était une amie. La science n’était pas encore venue lui dite : « La condition dont tu te plains n’est qu’une des étapes nécessaires d’une évolution dont tu ne sauras jamais le but. Tu es le jouet et la victime d’une puissance inconnue et inexorable. Tes maux sont sans remède, ta vie sans lendemain, mais tes plaintes sont vaines. Tout ce qui doit être est bien. » L’homme alors s’est révolté, et à cette science insensible il a répondu : « Non. Tout est mal. Le bonheur à venir en lequel j’espérais n’existe pas. Le bonheur présent n’est qu’une moindre douleur et la vie ne vaut pas l’effort. » Telle est la philosophie nouvelle qui s’est élevée en face de l’évolution triomphante et qui mérite bien son nom de pessimisme. Conséquente avec elle-même, par la bouche de ses plus grands docteurs, elle convie l’homme à la destruction et l’invite à remplacer la volonté de vivre, cause unique de ses maux, non par la volonté de mourir (elle n’est pas logique à ce point), mais par l’effort d’un renoncement héroïque qui limiterait à la génération présente la durée de l’espèce humaine : Plus d’époux ! Plus d’amants !
Plus d’hommes sous le ciel. Nous sommes les derniers.
Lorsqu’il exposait la doctrine de Schopenhauer et d’Hartmann, M. Caro ne s’attardait pas à réfuter cette conclusion extrême. Il croyait peu à l’efficacité de leur propagande et n’en craignait pas la contagion. Mais il redoutait l’influence que cette doctrine de mort peut exercer sur les âmes faibles, en représentant la volonté comme un mal, et il trouvait pour les réconforter des accents dont la vigueur n’excluait pas la tendresse. Il savait distinguer cependant entre ceux qu’avait atteints ce mal du pessimisme. Il connaissait pour en avoir été souvent le confident, peut-être pour les avoir éprouvées lui-même, les angoisses de la recherche philosophique, et lorsque cette recherche aboutissait à quelque négation désespérée, il n’avait jamais de dures paroles pour une tristesse dont il respectait la noble origine. C’est ainsi que, touché par le talent et la sincérité, il se plaisait à admirer chez une Ackermann la forme la plus poétique et la plus poignante à la fois, que la pensée philosophique ait revêtue dans notre langue. Mais il était moins indulgent pour ces nouveaux venus de la littérature qu’il appelait spirituellement des « bouddhistes de salon » et qui sont aujourd’hui pessimistes et décadents comme leurs ancêtres étaient romantiques et poitrinaires en 1830. Il avait peine à voir dans leur sombre philosophie autre chose qu’une élégance, et leur nostalgie du néant lui paraissait servir de prétexte à l’amour du plaisir. Avec eux son ton était parfois sévère, et lorsqu’ils prenaient pour devise cette parole de Leopardi : « À quoi bon la vie, si ce n’est à la mépriser ? » il répondait que ce qui est digne de mépris, ce n’est jamais la vie, c’est parfois l’homme lui-même, lorsqu’il ne sait faire usage ni de son temps ni de ses dons. Il leur apprenait que le grand secret du bonheur, ou du moins de ce bonheur que comporte notre condition terrestre n’est pas de demander toujours, mais de toujours donner, en sachant faire le don de soi-même. Il leur disait que le travail a ses joies, l’effort sa récompense, le sacrifice sa volupté secrète, et qu’il n’y a existence si dénuée où ne puissent trouver place l’amour et le dévouement. Ces leçons étaient graves, sans doute, mais il avait le droit de les donner, et d’enseigner ainsi à ces jeunes réfractaires le charme du devoir et l’austère beauté de la vie.
Je me reproche, Messieurs, d’être arrivé presque à la fin de cet éloge sans vous avoir encore parlé de l’œuvre littéraire de M. Caro, et cependant, en la faisant venir après son œuvre philosophique et morale, je suis certain de l’avoir loué comme il aurait aimé à l’être. Il aurait été blessé si l’on avait voulu voir autre chose qu’un délassement de son esprit dans des études qui pour un autre constitueraient cependant un sérieux bagage littéraire. Dans cette œuvre si remarquable et qui mériterait mieux assurément qu’une mention rapide, son vif et mobile esprit se porte sans effort à tous les sujets, du théâtre à l’art, de la critique à la poésie, de Diderot à Goethe, d’André Chénier à Henri Heine, de Stendhal à Amiel ; mais, si variée qu’elle puisse paraître, au fond elle est homogène ; car elle est toujours écrite par un moraliste et elle n’a qu’un seul sujet, c’est l’homme, l’homme étudié avec respect et sympathie, non pas avec cette sentimentalité aveugle du dernier siècle qui s’obstinait à voir en lui un être primitivement bon, corrompu par la société, mais pas davantage avec ce mépris préconçu du naturalisme moderne qui se complaît à chercher dans ses traits la ressemblance avec son ancêtre hypothétique, le gorille lubrique et féroce. Pour M. Caro, l’homme est toujours le « dieu tombé » du poète, ou plutôt c’est l’être complexe dont parle Pascal, ni ange, ni bête, auquel il n’y a sublimité ni bassesse qui soient étrangères, soumis aux influences diverses de l’hérédité, du tempérament, du milieu, mais libre cependant, c’est-à-dire responsable et dont les moindres actes seront pesés aux poids d’une balance plus sensible et plus juste que celle de notre jugement grossier.
Cette diversité que M. Caro apportait dans ses travaux, il savait la mettre aussi dans sa vie. Il en faisait deux parts : l’une, et la plus large, qu’absorbait le labeur de la pensée ; l’autre, qu’il consacrait aux douceurs de l’amitié et aux délassements du monde. Le monde lui savait gré de cet attrait. Il ne se sentait pas méprisé par ce philosophe et il le payait en hommages que M. Caro aimait à recevoir mais surtout à partager. Ceux qui ont eu l’honneur d’y être admis, ne les oublieront jamais, ces soirées où, dans le petit appartement de la rue Thenard, tout ce qui brille à Paris, esprit, beauté, richesse, aimait à se rencontrer ; car ce souvenir est pour eux inséparablement uni à celui de la noble femme qui, après avoir donné au public les prémices du talent le plus délicat, s’est repliée sur elle-même au lendemain d’une grande douleur, et n’a plus voulu chercher l’emploi de ses dons qu’en prêtant à M. Caro la collaboration précieuse d’un goût sûr et d’un esprit ferme. Il y eut à la fin de cette vie, qui avait été jusque-là si modeste et qui demeura toujours digne, quelques années brillantes dont M. Caro a dû certainement jouir. Cette jouissance, comme on l’a prétendu, a-t-elle été profondément troublée par les attaques inopinées et inexplicables qui ont été dirigées contre lui ? À dire vrai, je ne le crois pas. Sans doute il était trop humain pour y demeurer complètement insensible, mais il avait la fierté de croire que certains traits ne pouvaient pas l’atteindre. Aussi ne s’est-il jamais abaissé aux représailles le blâme des honnêtes gens suffisait à sa vengeance. C’est ailleurs qu’il faut, suivant moi, chercher l’explication du désordre apporté dans cet organisme qui semblait si vigoureux. Je tiens à dissiper sur ce point les remords de ceux qui auraient peut-être quelque raison d’en éprouver. L’ardeur de la pensée, la fécondité de l’esprit, la vivacité des impressions, la sensibilité du cœur ne sont pas des dons gratuits, et lorsqu’on dépense ces dons sans compter, on les paie au prix de la substance la plus précieuse de son être. C’est cette prodigalité de lui-même qui a développé chez M. Caro le germe de l’affection redoutable à laquelle il devait succomber. On s’étonnait qu’un premier accident ne l’eût pas éclairé sur un danger visible à tous les yeux et qu’il semblât négliger cet avertissement. Je suis persuadé, pour mon compte, qu’il l’avait compris, mais qu’il n’avait pas voulu l’écouter. La vie vaut-elle la peine de vivre ? À cette question d’une mélancolie peut-être un peu paresseuse, nous savons comment M. Caro répondait : Oui, la vie vaut la peine de vivre, à une condition : c’est qu’elle soit remplie, c’est qu’elle soit vécue. Mais vivre de privations et d’économies en mesurant à ses forces l’emploi de son temps et en mettant à la ration non seulement son esprit, mais son cœur, ne serait-ce pas sacrifier à l’amour de vivre ce qui fait l’intérêt, le charme, l’honneur de la vie ? Si ce sacrifice a été entrevu par M. Caro, s’il lui a été conseillé, je ne serais pas étonné qu’il ne lui eût paru trop grand. Mais ceux-là l’ont bien mal connu, qui ont pris chez lui pour aveuglement et imprudence ce qui était générosité et courage. À ces jugements légers je puis opposer le témoignage d’un propos que je lui ai entendu tenir. C’était un soir dans une maison où une provocation amicale l’avait mis en demeure de défendre ses convictions philosophiques. Après avoir prononcé en leur faveur un chaleureux plaidoyer : « Pour moi, s’écria-t-il en terminant, plus je sens la mort, plus j’affirme l’âme. » À l’accent dont il prononça ces mots, personne ne se méprit sur le sens qu’il y attachait. Il continuait cependant de dépenser sans ménagement les forces qui lui restaient, car il ne voulait renoncer à rien, ni au travail, ni à l’amitié. Il avait dû sacrifier son cours public qui lui aurait imposé un effort trop grand, mais il profitait des heures ainsi recouvrées pour réunir plus souvent autour de lui, dans ces conférences dont j’ai parlé, les élèves qu’il préparait aux examens de l’agrégation. Jamais il n’avait apporté autant d’ardeur à ces conférences c’est qu’il avait le sentiment de confier à ces jeunes intelligences son testament philosophique et de semer les champs d’un avenir dont il ne verrait, pas la moisson. Dans la dernière semaine de juin, il venait encore, à ma prière, distribuer des récompenses à quelques petites filles originaires de l’Alsace ou de la Lorraine, pauvres enfants deux fois orphelines, de leurs parents et de leur pays, et il les exhortait à ne pas négliger la pratique de ces petits devoirs, qui sont, leur disait-il, « l’humble mais solide étoffe de la vie morale ». Ce sont là les dernières paroles qu’il ait prononcées en public. Quelques jours après, une nouvelle attaque du mal auquel il avait failli succomber, le couchait sur un lit dont il ne devait plus se relever. Mais, si brusque qu’ait été l’atteinte, elle lui a cependant laissé le temps de montrer sa fermeté d’âme. Il a vu entrer sans trouble la grande visiteuse. Il a compris son langage et il lui a répondu. Dans la pleine indépendance de sa volonté, il a reçu un saint prêtre que l’humilité volontaire de sa vie n’a pu dérober à l’honneur fréquent de ces derniers appels, et dans la pleine lucidité de son intelligence, il a demandé aux lumières de la foi un supplément que les plus grands esprits ont jugé nécessaire aux assurances de la raison. Ses écrits sont d’un philosophe, sa mort a été d’un chrétien. Cette mort eut un retentissement douloureux et, sans parler de celui qui saigne encore, plus d’un cœur en fut ému. Sans doute il faut plaindre ceux qui se partageaient sa tendresse, ceux qui jouissaient de son commerce si doux et aussi cette foule d’amis inconnus qu’il aidait à résoudre les questions suprêmes et qui se sentent aujourd’hui solitaires en face de l’éternelle énigme. Mais je ne sais s’il faut le plaindre lui- même et s’il ne faut pas compter plutôt parmi les heureux ces ouvriers de la bonne tacite qui meurent entiers comme lui, en laissant derrière eux, avec le souvenir d’une vie qui n’encourut jamais le reproche, celui d’un esprit qui ne connut jamais la défaillance !