ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Berthelot ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Joseph Bertrand, y est venu prendre séance le 2 mai 1901 et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Depuis la fondation de cette illustre Compagnie, qui comptera bientôt trois siècles d’existence, c’est un usage et un devoir pour le nouveau venu de saluer en entrant ses confrères et de rappeler le souvenir du fondateur de notre institution. Peut-être la dernière coutume commence-t-elle à être moins suivie et regardée comme un peu surannée : Richelieu a été loué dans cette enceinte par les poètes et les prosateurs les plus célèbres, sous tant de formes délicates ou profondes, que les quelques grains d’encens jetés par un chimiste dans cet océan d’éloges doivent lui être assez indifférents : à supposer qu’ils lui parviennent, au sein du repos et du silence éternels qui règnent en dehors de nos régions vivantes et agitées, assujetties à la mobilité incessante du temps et de l’espace !
Mais ce serait montrer envers vous une noire ingratitude que de ne pas témoigner toute ma reconnaissance aux confrères présents aujourd’hui dans cette enceinte ; comme aussi, permettez-moi d’ajouter, à la mémoire de tant d’amis que j’y ai comptés et qui ne sont plus. J’ose espérer que leur opinion bien connue n’a pas été sans quelque influence sur votre choix. Parmi ces patrons honorés entre tous de mon élection, je rappellerai seulement Claude Bernard, Taine, Leconte de Lisle, Alexandre Dumas, Victor Hugo, et surtout mon ami Joseph Bertrand, dont je tiens désormais doublement la place ; pourrais-je oublier enfin le compagnon le plus cher de ma vie, Ernest Renan ? J’ai vécu avec ceux-ci dans la plus étroite intimité, pendant près d’un demi-siècle ; je me suis assis pendant de longues années auprès d’eux, dans nos carrières communes et surtout dans notre grande confrérie de l’Institut, chacun au sein de son Académie particulière : ma joie et la leur auraient été doublées s’ils avaient pu me voir aujourd’hui à leurs côtés dans cette Académie française, qui forme comme une seconde consécration plus générale de notre réputation de spécialistes. Les Divinités jalouses qui règlent la destinée humaine en ont décidé autrement ! Je n’ai pu bercer mes amis dans leur dernier sommeil par la cantilène suprême qui consacre la mémoire de ceux qui ne sont plus !
Sans doute, je le sais, ce n’est pas en raison de leurs amitiés que vous choisissez vos confrères ; il est dans les traditions de l’Académie d’appeler dans son sein quelques artistes, quelques historiens, quelques adeptes dans l’ordre des sciences exactes et dans l’ordre des sciences naturelles. D’Alembert a été autrefois l’expression la plus complète de cette alliance entre les divers groupes qui forment aujourd’hui notre Institut. Au siècle dernier, il était l’un des premiers, à la fois dans l’ordre triple des sciences, de la philosophie et de la littérature, et vos prédécesseurs l’avaient constaté en le choisissant pour secrétaire perpétuel. Parmi nos contemporains, Cl. Bernard, Dumas, Pasteur, Joseph Bertrand, librement élus des deux côtés, ont cumulé les titres de nos Académies. J’ajouterai pour les trois premiers, comme pour moi-même, le titre de l’Académie de médecine : les services qu’elle rend à l’humanité ne doivent pas être tenus en oubli. Sans prétendre me comparer à ces grands hommes, je demande la permission d’invoquer leurs précédents. Joseph Bertrand en particulier attachait à son titre de l’Académie française une importance extrême : je n’oserais dire exagérée, craignant de manquer de modestie; je veux dire, d’oublier qu’il convient à chacun de nous de ramener à l’humble mesure de sa personnalité les distinctions et les dignités dont il peut être honoré. En tout cas, votre aimable accueil, et, j’ajouterai le témoignage de sympathie des gens de mérite qui auraient pu prétendre à vos suffrages et qui se sont effacés, non sans doute devant ma personne, mais devant la science dont vous témoigniez le désir d’accueillir un nouveau représentant ; toutes ces circonstances ont simplifié ma tâche. Certains malveillants prétendent qu’il faut quelquefois pour pénétrer ici montrer patte blanche : sans doute on ne doit offenser personne de propos délibéré, quand on entre dans une compagnie éclairée et polie comme celle-ci ; mais elle aime avant tout que chacun conserve son individualité, ses amis et sa figure propre.
Si l’honneur que vous m’avez accordé est attristé à certains égards par le souvenir des confrères que j’aurais pu trouver dans cette enceinte et qui ne sont plus, j’aurai du moins cette douloureuse compensation de rendre à la mémoire de J. Bertrand un dernier hommage ma tâche sera d’autant plus aisée que Bertrand n’a soulevé dans le monde des esprits, ni les mêmes tempêtes, ni le même ordre de sympathies que Renan : son mémorial n’expose pas celui qui le rappelle aujourd’hui devant vous, comme un pur représentant de la science, aux mêmes contradictions.
Joseph-Louis-François Bertrand naquit à Paris, rue Saint-André-des-Arts, le 11 mars 1822. Il était fils d’un médecin distingué, de provenance bretonne. Notre confrère gardait l’empreinte de sa race, sensible à première vue dans l’aspect rond et brachycéphale de sa tête, aussi bien que dans la franche sincérité de son accueil. Sa famille était originaire de Rennes, ville avec laquelle il conserva toujours d’étroites relations. Son grand-père maternel, M. Blin, y avait laissé des souvenirs durables ; patriote ardent, volontaire à l’armée du Rhin, adversaire politique résolu de Carrier à Rennes, il représenta sa ville natale au Conseil des Cinq Cents. Directeur des Postes sous l’Empire, il fut destitué en 1815. Sa vie se prolongea jusqu’en 1834 ; il survécut à son fils le médecin et put goûter les prémices de l’enfance de ses petits-fils et prévoir, dans les rêves anticipés d’un aïeul, la destinée brillante qui les attendait. Alexandre Bertrand, le père de nos confrères, né à Rennes, était lui-même élève de l’École polytechnique, et il semblait destiné à l’étude des sciences exactes, lorsque l’École fut licenciée en 1815. Il dut chercher une autre carrière et adopta celle de médecin. Les liens de descendance qui existent entre les hommes qui s’adonnent à la médecine et ceux qui cultivent la science pure se retrouvent dans l’histoire de bien des philosophes, depuis Aristote jusqu’à nos jours. À cet égard, je suis aussi le successeur de Joseph Bertrand. Son père Alexandre s’occupait d’ailleurs autant de philosophie scientifique et de psychologie que de pratique. Rédacteur au Globe, il y connut Dubois de la Loire, Pierre Leroux et un certain nombre des hommes originaux et d’initiative qui prirent part à la tentative de rénovation sociale essayée par les Saint-Simoniens après 1830 : tentative avortée sans doute, quant à sa formule immédiate, mais qui a laissé des traces profondes dans l’évolution de la génération qui nous a précédés. Les relations du père de Bertrand avec les Saint-Simoniens furent étroites ; elles devinrent l’origine de celles de notre confrère avec les Pereire, qui ont joué un rôle si important dans l’histoire financière du second Empire.
Joseph Bertrand avait un frère aîné, plus âgé de deux ans, qui marque aussi parmi les hommes de notre temps : c’est notre confrère, Alexandre Bertrand, membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Leur père ne devait pas assister aux succès de ses fils : il mourut jeune en 1831, des conséquences d’une chute, suivie d’une maladie qui dura un an. Il était âgé de trente-six ans seulement ; il laissait une veuve presque sans ressources, avec quatre enfants en bas âge. Heureusement, c’était une personne de tête et de dévouement, qui sut les élever, leur communiquer son énergie et la hauteur de son caractère moral. Elle a vécu jusqu’à l’âge le plus avancé ; les amis de Bertrand ont tous connu cette femme distinguée, qui, plus heureuse que son mari put jouir jusqu’au bout des succès de ses enfants. L’une de ses filles épousa M. Hermitte, autre confrère, que nous venons de perdre, et dont la vieillesse octogénaire a été entourée du respect des mathématiciens du monde entier. Duhamel, oncle des jeunes Bertrand, et mathématicien très distingué lui-même, depuis membre de l’Académie des sciences, où je l’ai remplacé, concourut à leur éducation, à celle de Joseph principalement, qu’il fit venir à Paris. Duhamel y dirigeait alors une institution préparatoire à l’École polytechnique. De là une séparation entre les deux frères, Alexandre étant resté avec sa mère à Rennes, où une bourse du lycée lui avait été attribuée. Malgré cette circonstance, l’enfance de Joseph ne manqua pas de soins maternels, grâce à sa tante, Mme Duhamel, dont nous avons aperçu autrefois la physionomie affectueuse et un peu bourrue. Si l’on ajoute à tous ces noms d’académiciens, celui d’un autre parent, le naturaliste Roulin, qui voyagea dans l’Amérique équatoriale, on voit que J. Bertrand se trouva, dès sa première enfance, entouré de personnes hors ligne, aussi bien au point de vue scientifique qu’au point de vue moral : leur influence ne dut pas être étrangère au développement de son intelligence et de son cœur. Quelques lettres de J. Bertrand, âgé de neuf à onze ans, attestent la vive affection qu’il portait à sa mère et aux siens, sans accuser d’ailleurs dès cette époque aucune intelligence exceptionnelle. Cependant celle-ci se serait manifestée de très bonne heure, d’après des légendes qui ont eu cours et qui en feraient un enfant prodige. Ce qui est sûr, c’est qu’à quatre ans il savait lire; à huit ans il traduisait le De Viris. On a dit qu’à onze ans, il aurait passé les examens de l’École polytechnique, et le fait est signalé dans une lettre de M. Blin : mais il s’est agi sans doute d’examens comparatifs, et non d’examens soutenus avant l’âge, dans les conditions réglementaires et devant les examinateurs officiels. De semblables examens bénévoles n’ont pas coutume de trouver place dans un système strictement et officiellement défini, tel que celui des grandes Écoles de l’État. Nous avons connu à l’Académie des sciences plus d’un enfant prodige ; mais quelque facilité d’étude qui leur ait été accordée, dans l’ordre des sciences du moins, aucun d’eux n’a justifié les espérances premières les facultés de mémoire, qui sont en général leur principal attribut, ne présagent en rien les facultés rationnelles de l’homme mûr.
Quoi qu’il en soit, il est certain que J. Bertrand fut admis, en 1839, le premier à l’École polytechnique, à l’âge réglementaire de dix-sept ans. S’il en sortit seulement le sixième, ce n’est pas qu’il eût perdu sa supériorité intellectuelle sur ses camarades ; mais les rangs sont assignés, comme on sait, d’après un système de moyennes, plus favorable à la médiocrité distinguée qu’au talent hors ligne. Le rang de Bertrand fut abaissé, en raison de sa nullité en dessin et dans les exercices graphiques. Je crois même qu’au temps présent, cette nullité l’eût mis à la queue, c’est-à-dire en dehors du classement. Voilà où conduit la prétention de tout réglementer au nom d’une justice absolue !
J. Bertrand n’en conserva pas moins une primauté reconnue, dès l’âge de vingt-cinq ans, parmi les jeunes gens de sa génération. Retraçons rapidement le tableau de son cursus honorum. Docteur ès sciences dès l’âge de seize ans, élève de l’École polytechnique à dix-sept ans, la facilité sans pareille de Bertrand lui permit, en même temps qu’il poursuivait à l’intérieur de l’École le cours des études et des examens réglementaires, d’affronter au dehors les concours les plus difficiles. Pendant sa première année, il acquit ainsi le titre d’agrégé de Faculté, récemment institué ; pendant la seconde année, le titre d’agrégé de l’enseignement secondaire, toujours au premier rang avec dispense d’âge. À la vérité, le premier concours fut une déception la Sorbonne était hostile à ce nouveau grade il en résulta une exclusion singulière. En fait, il fut entendu, ou plutôt sous-entendu, entre les professeurs de l’époque, que les nouveaux agrégés ne seraient jamais choisis par eux comme remplaçants ou suppléants. Au lieu d’ouvrir aux jeunes triomphateurs la carrière, leur titre la ferma ; ce fut sans doute l’une des raisons pour lesquelles J. Bertrand devint plus tard professeur au Collège de France, mais jamais à la Faculté des sciences.
Auparavant, il avait professé dans l’enseignement secondaire, d’abord au lycée Saint-Louis, en 1844 ; plus tard, à partir de 1853, au lycée Napoléon, où mon ami d’Alméida exposait en même temps la physique ; il servit d’intermédiaire entre nous. Cependant, on ne saurait se passer des gens de mérite dans l’enseignement supérieur. Aussi Bertrand, écarté de la Sorbonne, était-il devenu maître de conférences à l’École normale supérieure : puis suppléant de Biot au Collège de France. Avant de lui succéder, il fit un long apprentissage, non seulement scientifique, mais psychologique, et il racontait volontiers, sur ses relations avec son titulaire et sur la stricte économie de celui-ci, des anecdotes, que je ne voudrais pas rapporter dans cette enceinte, où Biot a figuré à son jour, dans son extrême vieillesse. Le caractère indépendant de J. Bertrand se manifesta, dès lors, par plus d’un trait ; j’en citerai un seul, qui aurait pu briser sa carrière, au cours de la dure période d’oppression intellectuelle que les hommes de ma génération ont subie de 1850 à 1860. Après la mort de l’un des personnages politiques notables du temps, le ministre de l’Instruction publique d’alors jugea à propos d’ouvrir une souscription pour élever une statue au défunt. On fit passer la liste parmi les professeurs de lycée. Plus d’un laissa blanche la ligne tracée vis-à-vis de son nom. Tel fut le cas, au lycée Napoléon, de d’Alméida et de J. Bertrand. Le proviseur, mécontent, leur fit représenter la liste ; nos deux amis impatientés, écrivirent en face de leur nom le chiffre définitif zéro. Heureusement le proviseur, soit touché de quelque sympathie secrète, soit plutôt effrayé et craignant pour lui-même, supprima la feuille d’inscription.
Cependant, J. Bertrand marquait sa place dans la science par des découvertes originales ; il était élu en 1856, à l’âge de trente-quatre ans, membre de l’Académie des sciences, en remplacement de Sturm : il fut nommé la même année que son beau-frère Hermitte. Il devint successivement professeur à l’École polytechnique en 1856 et au Collège de France en 1862, puis correspondant et associé d’une multitude d’académies et sociétés scientifiques étrangères. En 1874, il succéda à Élie de Beaumont comme secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; en 1884, il remplaça Dumas à l’Académie française.
On voit que sa carrière publique fut rapide et heureuse, sans grandes péripéties. Le succès en était légitime, car son œuvre est considérable, tant au point de vue scientifique qu’au point de vue littéraire. Le moment est venu de résumer cette œuvre avant de parler de l’homme privé, de son caractère et de l’influence qu’il a exercée autour de lui.
Le mérite d’un membre de l’Académie française consiste essentiellement dans ses créations littéraires mais celui d’un membre de l’Académie des sciences est d’un ordre différent. Malgré le mot de Buffon : « Le style, c’est l’homme même s», le plus puissant génie scientifique peut être un littérateur médiocre : j’en trouverais plus d’un exemple parmi les savants que nous avons connus. Mais tel n’était pas le cas de Bertrand il avait des titres acceptés de tous, dans l’ordre littéraire comme dans l’ordre scientifique.
Commençons par ces derniers : ce sont les titres qui ont fait sa gloire : mais on ne saurait en exposer ici tout le détail. Ils se sont manifestés sous trois formes : mémoires originaux, enseignement personnel au Collège de France, livres destinés les uns, à développer les grandes théories des mathématiques pures et de la physique mathématique; les autres, consacrés à l’enseignement élémentaire. Le premier de ces mémoires originaux date de 1843 : il fut l’objet d’un rapport favorable adopté par l’Académie des sciences. Bertrand avait alors vingt et un ans. Puis se succédèrent des recherches géniales, dont je ne puis énoncer ici que les sujets. Surfaces isothermes et orthogonales, théorèmes relatifs à l’intégrabilité des fonctions différentielles, à la similitude en mécanique, au calcul des variations, au calcul des probabilités et aux propriétés des intégrales des problèmes de la mécanique, etc. : on voit qu’ils touchent aux branches fondamentales de l’analyse. Ses cours au Collège de France étaient par destination consacrés aux plus hautes questions de la physique mathématique : ils ont laissé des traces profondes dans l’esprit des auditeurs volontaires auxquels de telles questions sont accessibles. Trois de ces cours, consacrés à la thermodynamique, à l’électricité, au calcul des probabilités, ont été imprimés par J. Bertrand sous une forme définitive : je citerai surtout le premier. À l’instar des mathématiciens les plus distingués, il a consacré un volume publié en 1887 à la thermodynamique. De l’aveu unanime, c’est un des traités les mieux faits et les plus solides, sur cette science, créée de notre temps. Il avait aussi entrepris un grand ouvrage d’ensemble sur les calculs différentiel et intégral, ouvrage qu’il s’est complu à composer pendant les années de son âge mûr. Les deux premiers volumes seuls, très remarqués, ont été imprimés : le troisième était prêt en manuscrit, lors du siège de Paris en 1870, après une longue élaboration. Sa perte n’a peut-être pas été l’un des moindres parmi les désastres de l’année terrible. En effet, il fut brûlé par les incendiaires de la Commune, avec l’appartement et la maison de Bertrand, située rue de Rivoli, au voisinage de l’Hôtel de ville. Bertrand supporta ce malheur avec une douleur stoïque, mais il ne recommença jamais son travail.
Quoi qu’il en soit, l’ensemble de l’œuvre scientifique de Bertrand mémoires originaux, leçons du Collège de France et traités élémentaires, présente certains caractères généraux, communs à tous ses travaux. Ils se distinguent par la netteté et la concision du style, la solidité des preuves, la fécondité des aperçus. Bertrand n’avait pas suivi en vain les leçons de son oncle Duhamel, célèbre par la précision un peu sèche de ses démonstrations, dont la certitude rivalise avec celle des géomètres grecs. La rigueur varie avec les temps et les conceptions, même dans le domaine du calcul : le jour n’est plus où l’on se contentait, en analyse mathématique, — plus d’un homme célèbre l’a fait au dix-huitième siècle, — d’invoquer les analogies et la généralité de l’algèbre. Ce genre de preuves, emprunté à la critique historique, est fallacieux en algèbre et en géométrie. Le doute de notre époque est même remonté plus haut le caractère relatif de ces vérités, que l’on regardait autrefois comme des axiomes en géométrie, a été mis en évidence par les discussions relatives à la théorie des parallèles et à la géométrie non euclidienne. Les énoncés fondamentaux qui servent de base à la mécanique rationnelle ont été atteints plus gravement encore par le même scepticisme logique on s’accorde aujourd’hui à les envisager comme empiriques ce qui n’enlève rien d’ailleurs à la force des déductions qu’on en tire et dont l’enchaînement rigoureux sert de fondement à la physique mathématique : je dis n’enlève rien, à la condition de ne pas sortir dans les applications aux phénomènes naturels, du cercle étroit tracé par les définitions absolues, que l’abstraction des géomètres a tirées des faits d’expérience.
Mais c’est assez nous étendre sur les découvertes de Bertrand en mathématiques, quoiqu’elles constituent la partie principale de sa gloire : d’autres les rappelleront bientôt avec plus de compétence que moi au nom de l’Académie des sciences.
Le moment est venu de parler de l’œuvre littéraire. J. Bertrand débuta, dans la carrière des lettres, par un livre intitulé : Les Fondateurs de l’Astronomie, œuvre essentiellement destinée au grand public, par sa clarté et l’intérêt de ses expositions : l’appareil des démonstrations mathématiques s’y trouve simplifié et réduit au minimum. À première vue et en apparence, il semble s’agir seulement dans ce livre de biographies : c’est le récit de la vie et de l’œuvre de cinq grands astronomes d’inégal génie : Copernic, Tycho-Brahé, Képler Galilée, Newton. Ce récit se développe dans le livre de J. Bertrand, comme dans l’histoire des sciences, à la façon d’un drame en cinq actes : exposition, péripétie, crise de violence et de trahison, enfin dénouement triomphant. L’exposition est l’œuvre de Copernic, qui soulève le problème du système du monde, centralisé pour tout le moyen âge autour de la terre immobile, d’après la tradition de la science antique et celle du dogme catholique. Copernic prétend faire mouvoir tout ce système, et la terre elle-même autour du centre solaire, comme l’avaient soutenu les Pythagoriciens, non suivis par Ptolémée. Cependant Copernic, redoutant sans doute pour lui-même les conséquences de son innovation, retarde la publication de son livre jusqu’à sa mort, et le problème demeure simplement posé ; les données connues à cette époque ne suffisaient pas pour lever toute contradiction.
Tycho-Brahé, artisan scientifique patient, accumule au siècle suivant les données nécessaires, sans entrer dans la théorie.
Kepler, génie supérieur à Copernic, tire de ces données, en les combinant avec des vues mystiques sur l’harmonie des mondes, les trois lois fondamentales de l’astronomie.
À ce moment, il semble que le drame touche à son dénouement; les preuves sont groupées, la conclusion certaine. C’est alors qu’éclate le conflit entre la certitude scientifique et l’affirmation dogmatique. Ce conflit se complique d’éléments moraux. Jusque là tout s’était passé dans un domaine ignoré des puissants qui gouvernent les États et des docteurs qui enseignent la théologie. L’italien Galilée introduit avec éclat dans le cercle officiel les vérités nouvelles de l’Astronomie, en même temps qu’il révolutionne par l’invention du télescope la connaissance physique du monde sidéral. Galilée n’hésite pas à proclamer bien haut ses découvertes et celles de ses prédécesseurs, dans un langage compris de tous. Il fait appel à l’opinion publique ; mais les autorités conservatrices de l’époque ne l’entendaient pas ainsi. La liberté de penser était proscrite en Italie, dès que le dogme semblait mis en jeu. Aussi la riposte ne tarde guère, donnée par l’Inquisition. Le bras séculier intervient pour étouffer la vérité scientifique, traitée d’hérésie et d’impiété : Galilée est persécuté, obligé de se rétracter. Vains efforts ? la force est impuissante contre une vérité démontrée. Si Descartes se tait, redoutant l’oppression, tout ce qui pense et sait alors en Europe n’en demeure pas moins convaincu par les preuves de Galilée.
Enfin Newton vient, le grand Newton, qui découvre la loi de l’attraction universelle et en déduit la démonstration mathématique des lois de Képler. J. Bertrand, élevant sa pensée avec celle des astronomes dont il raconte l’histoire, proclame leur réussite avec une ardeur et un enthousiasme croissants : son chapitre sur Newton est le plus beau du volume, et peut-être de toute son œuvre littéraire.
En 1869, Bertrand publia un nouveau volume, intitulé : l’Académie des Sciences et les Académiciens de 1666 à 1793 ; volume très intéressant, mais d’un caractère moins général que les Fondateurs de l’Astronomie. Il ne s’agit pas en réalité dans cet ouvrage de l’histoire complète des sciences en France au dix-huitième siècle, comme le titre semblerait le promettre. L’auteur déclare tout d’abord dans sa préface qu’il n’a pas entrepris une tâche si vaste et si difficile : ce qu’il expose avec sa clarté ordinaire, c’est l’organisation de l’ancienne Académie, les changements qui l’ont portée, dès le temps de Louis XV, de seize membres à cinquante, coordonnés par une hiérarchie systématique. Il y joint quelques-uns des traits les plus frappants de la vie et du caractère des principaux de ses membres, sans oublier que le mot biographie n’est pas synonyme d’éloge, c’est-à-dire en y mêlant quelques-uns de ces traits fins et spirituels qui devaient prendre par la suite une importance majeure dans son œuvre littéraire. Il relève entre autres cette idée étrange des premiers organisateurs de l’Académie que, pour atteindre la perfection dans une partie, il suffit de la faire exécuter par les efforts coordonnés des gens qui la cultivent. Par exemple, l’Académie entreprenait de composer un Traité de Mécanique, œuvre destinée, croyait-on, à fixer la science d’une façon définitive et où chaque géomètre à tour de rôle « était député pour penser à une question » ; c’est-à-dire, dans un français plus clair, chargé de composer un chapitre : on le lisait et on le discutait en commun. Mais il était interdit aux membres de l’Académie de publier leurs ouvrages personnels sans l’autorisation du corps, de crainte qu’ils ne s’appropriassent le travail collectif.
Les auteurs d’une semblable conception se faisaient une étrange idée des sciences exactes, qui procèdent au contraire par l’initiative individuelle et se modifient sans cesse.
Je ne pousserai pas plus loin l’analyse du volume de Bertrand, rempli de détails intéressants sur les travaux divers et sur les membres célèbres de l’Académie aux dix-septième et dix-huitième siècles c’est une revue amusante et instructive. Je regretterai seulement que le peu de sympathie que Bertrand professait pour la politique l’ait empêché de rendre entière justice à Condorcet et à son œuvre philosophique. Le volume se termine par le récit tragique de la suppression des Académies en 1793. Elles devaient renaître presque aussitôt sous le nom de l’Institut. Un État constitué, une société moderne ne saurait se passer de savants, en raison des services continuels qu’ils rendent à tous les arts et à toutes les industries : le rang, la richesse et la puissance d’une société humaine se mesurent aujourd’hui par son degré de culture scientifique.
J’ai dû consacrer quelques développements à l’analyse des deux ouvrages littéraires principaux publiés par notre confrère. Mais ils ne constituent qu’une fraction, très notable à la vérité, de son œuvre littéraire ; on doit y comprendre en effet les articles publiés dans diverses revues, et surtout son discours de réception à l’Académie française, ainsi que les éloges et notices scientifiques qu’il a consacrés à ses anciens confrères, à partir de 1863 et 1865, tels que ceux de Sénarmont et d’Arago, et les douze ou treize notices lues en réunions solennelles, depuis l’époque où il succéda à Élie de Beaumont comme secrétaire perpétuel.
Dans ces notices, dans ces articles, on retrouve les qualités ordinaires de clarté et de précision qui le distinguaient, mais avec une physionomie nouvelle.
Messieurs,
La tribune académique ne fait pas entendre les mêmes accents que la chaire du professeur ou du prédicateur. On n’y enseigne ni la philosophie de la nature, dévoilée par les efforts du penseur ou de l’expérimentateur, ni les vérités morales, révélées par la religion, ou retrouvées au fond du cœur humain. Ce que l’on vient chercher ici, ce n’est pas une leçon, c’est un plaisir délicat, une jouissance littéraire, dont tout effort, tout ennui doit être banni pour l’auditeur. C’est d’après ces idées que l’Académie française a été fondée, il y a deux cent soixante ans c’est en s’y conformant qu’elle a vécu, et qu’après une éclipse de courte durée, elle a reparu avec sa vieille formule et ses vieilles traditions. J. Bertrand l’avait compris mieux que personne, et c’est dans ces vues, suivant ces principes, qu’il avait coutume de parler dans votre enceinte. Il les a même transportés, suivant une certaine mesure, dans les éloges qu’il prononçait au nom de l’Académie des Sciences. Ce qu’il y recherchait d’abord, c’était de plaire à l’auditoire distingué qui se presse autour de cette tribune. Ses discours abondent en morceaux ingénieux et spirituels, applaudis des assistants. Il se plaisait à dire parfois que la vie humaine privée n’était pas dirigée par la logique, ni même la vie sociale au moins il l’a écrit, en me donnant des nouvelles de la Rome moderne, à l’époque, où il la visita : c’était au temps du pouvoir temporel du pape. S’il touche aux idées générales dans ses éloges, c’est d’ordinaire en glissant, et comme en se jouant, à la façon de Fontenelle. Il préfère insister sur les traits de caractère, sans craindre ni la phrase un peu vive, ni la forme paradoxale, parfois même caustique, surtout pour le trait final.
En cela, je le répète, il était vraiment membre de l’Académie française, et peut-être regretterez-vous plus quelquefois de ne pas retrouver la même supériorité dans le successeur que vous lui avez donné. Ce que je m’efforcerai du moins de vous rendre, c’est le sérieux moral, le dévouement aux choses élevées, l’amour du bien, je dirai plus, la. bonté et la générosité privées, qui ont toujours guidé J. Bertrand dans sa vie publique comme dans sa vie de famille. Ce sont là les traits éminents de son caractère que je vais essayer de vous retracer maintenant, en les rattachant aux souvenirs de son existence privée.
Doué d’un esprit actif et aimable, possédant à la fois une haute culture scientifique et littéraire et le goût de l’art et de la nature, indépendant de caractère, sympathique à toute initiative personnelle, et toujours prêt à obliger, J. Bertrand devait avoir de bonne heure des amis fidèles dans des ordres divers. Quelques-uns, Briot, Serret, Bixio, Marcel Aclocque ont laissé leur trace dans la science ou dans l’industrie.
Le dernier, son camarade à l’École polytechnique, l’introduisit en 1840 dans sa propre famille. J. Bertrand y fit connaissance de sa sœur, qu’il épousa au mois de décembre 1844. Une légende très répandue, mais inexacte, attribuait la connaissance d’Aclocque et de Bertrand aux relations établies entre eux par la catastrophe survenue le 8 mai 1842 sur le chemin de fer de Versailles rive gauche. On sait que cette catastrophe coûta la vie à une centaine de personnes. J. Bertrand et son frère Alexandre y furent tous deux grièvement blessés. Mais à cette époque Joseph était déjà lié avec la famille Aclocque.
Cette union fut parfaitement heureuse, pendant les cinquante-six années de la vie ultérieure de Bertrand : les savants ont pour la plupart le goût et les vertus de la famille. Six enfants naquirent, dont trois fils qui occupent tous une place distinguée parmi les hommes de notre époque. L’aîné, Marcel Bertrand, est aujourd’hui ingénieur des Mines et membre de l’Académie des Sciences.
La maison des Bertrand ne tarda pas à devenir un centre de réunion pour la jeunesse des deux sexes. Vers 1860, il demeurait rue de Rivoli : on rencontrait dans son salon à la fois les familles de savants réputés, notamment celles de Boussingault et de Bréguet, et les jeunes professeurs qui commençaient à se signaler dans la vie. Plus d’un parmi eux y forma de nouveaux liens de famille. Les petits groupes de cette nature étaient particulièrement précieux sous l’Empire, à une époque où l’esprit d’indépendance était mal vu et même persécuté, après le coup d’État et la tentative criminelle d’Orsini. Aussi la jeunesse était-elle heureuse de se retrouver dans un milieu plus libre, en dehors de la compression officielle ; je dirai mieux, en dehors de ces conventions académiques, susceptibles d’entretenir une certaine gêne dans les relations, en raison des arrière-pensées que chacun soupçonne.
Cette gêne n’existait pas dans le salon de Bertrand ; on y parlait librement des hommes et des choses. Les maîtres de la maison mettaient chacun à l’aise, par leur franchise dépourvue d’artifice et leurs dispositions amicales et serviables.
Je ne prétends pas qu’on n’y parlât jamais de candidatures académiques, personne ne me croirait. Mais cela se faisait avec toute discrétion et sans qu’on risquât de se heurter à ces hostilités sourdes et à cet esprit de dénigrement, qu’engendrent les rivalités personnelles et les luttes de longue haleine dans un milieu limité. Au contraire, nul plus que Bertrand n’était opposé aux petites combinaisons d’intérêt et de vanité, trop fréquentes dans les Académies, où on se ligue parfois pour écarter ou retarder les hommes supérieurs. Bertrand a rappelé à cet égard des souvenirs saisissants, dans son histoire de l’ancienne Académie, en racontant comment Laplace fut arrêté longtemps dans sa jeunesse par les jalousies de ses contemporains.
Ce que l’on agitait surtout chez Bertrand, c’étaient les questions de science, de lettres et d’art à l’ordre du jour la politique étant alors écartée des conversations collectives. Bertrand n’en eut jamais le goût, pas plus que des discussions religieuses ou philosophiques proprement dites.
Il ne s’était jamais déclaré ni royaliste, ni républicain, ni impérialiste, étant peu favorable d’ailleurs à la démocratie. Les seules choses qui fussent pour lui hors de toute discussion étaient la vérité et la vertu, cette dernière par sentiment et comme un attribut obligatoire de la saine nature humaine.
En dehors des mathématiques, où il était égal à toutes les conceptions, il n’aimait pas à s’élever dans ces hautes régions de la pensée où l’air devient difficilement respirable, et où la nécessité de concilier les antinomies de la métaphysique ne permet pas ces raisonnements absolus et définitifs, si chers aux mathématiciens. À cet égard, J. Bertrand s’écartait des savants du dix-septième et du dix-huitième siècle. S’il poursuivait dans son ordre particulier le même genre de problèmes, il était dissemblable de ses prédécesseurs par une sorte de répulsion qu’excitaient en lui les idées générales, nécessairement vagues et flottantes sur certains points et complexes comme la nature même des choses humaines, qui ne se prêtent pas à la rigueur des démonstrations. Les énoncés généraux excitaient dans Bertrand l’esprit critique, qu’il avait fort aiguisé : il saisissait aussitôt le point faible, le défaut de la cuirasse logique, et il se plaisait à contredire les opinions, les préjugés courants. Cet esprit de subtilité s’est même développé de plus en plus avec les années : à une thèse historique reçue, il s’est plu plus d’une fois à opposer une antithèse spécieuse et intéressante, comme l’ont montré quelques-uns de ses derniers articles sur Pascal.
Par compensation, Bertrand était d’une sincérité absolue, toujours prêt à revenir sur une assertion trop tranchée et toujours empressé à éviter les froissements des amours-propres. Il était surtout sympathique aux natures droites comme la sienne, alors même que ses amis se distinguaient sur d’autres points par des qualités et des défauts contraires aux siens. Dans ces conditions de caractère, on conçoit que les relations privées avec Bertrand fussent remplies d’agrément. Quelques-unes de ses lettres, pendant la période dont je parle, ont été conservées. Elles sont charmantes, soit qu’il y rapporte son voyage à Venise et à Florence, dirigé par la fantaisie : « C’est une nouveauté pour moi de suivre un programme arrêté à l’avance » ; soit qu’il montre son jeune fils Marcel, traversant le Saint-Gothard en 1861, et ne voyant dans la nature qu’un sujet de vers latins il ne laissait guère présager alors le géologue de premier ordre qu’il est devenu de nos jours. En 1861, J. Bertrand compose son livre sur les fondateurs de l’Astronomie : il en est préoccupé jusqu’à être affecté d’insomnies, pendant lesquelles, comme il arrive souvent, il croit composer des morceaux excellents : « mais au réveil, dit-il, tout s’évanouit ; il ne reste plus que la fatigue. » II admire naturellement le génie de Kepler ; mais son mysticisme le surprend : « C’est, m’écrivait-il, un singulier homme ; on frémit en lisant ses écrits à l’idée d’avoir à juger les travaux d’autrui, Combien de fois, s’il m’avait consulté, je l’aurais dissuadé de continuer, en lui démontrant que sa voie est mauvaise et ne peut conduire à rien, et cependant vous savez ce qui est advenu ! »
Le siège de Paris a laissé une trace profonde dans la vie et les souvenirs des hommes de ma génération, et Bertrand n’y resta, pas plus qu’aucun autre, indifférent. Nous avons tous, chacun suivant ses aptitudes, pris rang parmi les défenseurs de la cité. J. Bertrand y concourait même doublement, par lui-même, modestement d’ailleurs, mais surtout par son fils Marcel, alors élève de l’École polytechnique et, comme tel, faisant fonction d’officier. Je me rencontrai plus d’une fois avec son père sur le plateau d’Avron, où nous arrivions guidés par des mobiles différents, notamment le jour de la bataille de Champigny. Bertrand y venait voir son fils, tandis que je m’y rendais pour essayer du haut de la colline le tir sur l’ennemi des canons chargés par la culasse, fondus dans Paris aux frais d’une souscription nationale. Quelques jours après, nous y trouvâmes le colonel Stoffel, concourant stoïquement à la défense de la Patrie, après avoir joué le rôle ingrat de Cassandre, en prévenant de Berlin l’Empereur des dangers que présenterait une semblable guerre. Nous discourûmes ensemble sur les malheurs de la France, en nous chauffant, par 10 degrés de froid, devant un feu alimenté au moyen des parquets et des volets arrachés d’une villa ruinée par le bombardement du plateau. De tels spectacles avaient cessé d’étonner les Parisiens ; chacun de nous avait une petite maison de campagne dans le même état ; le désastre général nous avait rendus indifférents à nos maux particuliers.
Cependant Bertrand, tout en remplissant ses devoirs publics, ne perdait pas de vue les besoins de son foyer hospitalier : il s’agissait de le ravitailler, œuvre difficile dans l’intérieur de la ville, où tout était rationné, mais plus aisée dans la banlieue de Paris. La viande de cheval surtout abondait à Montreuil, et Bertrand en rapportait chaque fois quelque provision, d’autant plus nécessaire que sa maison était devenue le refuge de bien des amis isolés à Paris. Ce n’était pas mon cas, car j’étais resté à mon poste avec ma femme. Mais nous venions réchauffer notre courage de temps à autre, dans la maison généreuse et de bonne humeur de la rue de Rivoli. On s’y partageait parfois quelques trouvailles, découvertes par les hôtes qui y avaient pris nourriture, dans les petits magasins amassés secrètement par certains de nos amis, exilés de Paris au dernier moment. Le fromage, surtout, faisait prime aux jours de détresse.
C’est ainsi que nous vivions, chacun faisant son devoir, au milieu de la cité bombardée, affamée et troublée par des discordes intestines, qui devaient aboutir plus tard à l’explosion de la Commune.
Après le siège et la Commune, nous nous réinstallâmes tant bien que mal dans nos maisons de campagne du haut Sèvres, à défaut des domiciles de Paris : les uns brûlés comme celui de Bertrand les autres, comme le mien, ravagés par les gaz de l’explosion de la poudrière du Luxembourg. Les villas de Sèvres avaient eu leur part du désastre : elles avaient été pillées et les meubles enlevés. Je trouvai sur ma porte, tracée à la craie en gros caractères, cette phrase méthodique et significative : « Hier ist nichts zu haben. Ici il n’y a plus rien à prendre ». Il en était de même chez Bertrand. Les meubles remplacés, chacun repris sa vie ordinaire, au milieu des tristesses du moment, et peu à peu nous revîmes des jours plus heureux.
Là, en effet, s’était constituée, dès avant 1870, une sorte de confrérie amicale, entre des personnes déjà liées de longue main, telles que J. Bertrand, Renan, Ch. Laboulaye, Hetzel, Ch. Edmond, moi-même et quelques autres. Il y manquait Claretie, dont la liaison avec Bertrand devait devenir plus étroite dans sa dernière résidence de Viroflay.
Mais nos réunions, sans être moins affectueuses, étaient devenues plus sérieuses, et moins animées par la gaieté de la jeunesse, que quinze ans auparavant les soirées de la rue de Rivoli. La maturité de l’âge et le souvenir des catastrophes traversées avaient passé par là.
À Sèvres, nous nous rassemblions tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, surtout le soir, à l’heure e où chacun, las de ses travaux de Paris, était venu chercher la fraîcheur et le repos physique et moral. Quelques amis arrivaient de temps à autre de la grande ville, se joindre à nous pour les repas, les promenades et les jeux de nos enfants. Les parents y causaient librement de toutes choses : affaires privées, éducation et santé; et affaires publiques science, arts, lettres, politique et événements du jour. Cet échange de pensées et d’affections, débarrassé de toute contrainte, au milieu de la verdure et du silence des bois, avait quelque chose de doux et de charmant, que ne saurait oublier le dernier survivant de cette aimable société.
Nous nous reposions des émotions violentes, excitées par les désastres que nous venions de traverser, aussi bien que des soucis du moment présent, qui continuait à être troublé par tant d’incertitudes. Depuis, les membres de cette chère réunion se sont dispersés, même avant le jour de, la séparation finale. Renan choisit un nouveau gîte, dans son pays natal, à Perros-Guirec, en Bretagne ; Bertrand émigra moins loin, à Viroflay ; tandis que je fondais moi-même à Meudon un laboratoire consacré aux recherches de chimie végétale. La petite société de Sèvres se trouva ainsi dissoute, et nous nous vîmes moins souvent, cependant sans que nos amitiés se fussent refroidies.
Ce fut à Sèvres que Bertrand prit la charge de ces fonctions de Secrétaire perpétuel de l’Académie, où son caractère bienveillant et sociable, son zèle pour le bien public devaient pendant un quart de siècle trouver à s’exercer dans une nouvelle carrière. Il n’envisagea pas son titre nouveau comme une dignité ajoutée à tant d’autres, telles que celles qui viennent sur le déclin de notre vie entourer d’une auréole dernière une figure sur le point de rentrer dans l’éternel sommeil. Non ! ses devoirs vis-à-vis de l’Académie étaient des devoirs actifs : il se regardait à la fois comme le représentant des traditions, que ses études sur l’histoire de l’Académie et soixante années de relations avec le monde de notre temps lui avaient appris à connaître, et comme investi d’une sorte de rôle tutélaire. Il usa bien souvent de son influence pour encourager les jeunes talents et les pousser, autant qu’il était en son pouvoir, au premier rang. C’est ce qu’il avait fait jadis pour Léon Foucault, dont il fut le promoteur convaincu et le soutien acharné ; jusqu’au jour où il eut la joie de l’entendre proclamer élu à une voix de majorité par l’Académie. Il ne cessa de poursuivre cette ligne de conduite, avec une autorité accrue par les années, lorsqu’il fut devenu Secrétaire perpétuel.
Ce n’est pas qu’il intervînt dans des combinaisons de parti ou de système, qui jouent parfois un rôle dans nos élections : il n’avait pas la prétention de les diriger, comme l’avait essayé autrefois Arago. Bertrand y mettait plus de discrétion : il affectait le rôle d’un arbitre amiable dans nos discussions publiques, aussi bien que dans celles des comités secrets. Son avis n’en avait que plus de poids, pour être moins suspect de passion. Il était d’ailleurs toujours dirigé par des vues élevées et par cette idée qu’une Académie compte surtout dans l’opinion publique en raison du prestige personnel de ses membres. Mais elle ne doit jamais renverser les rôles, et s’imaginer qu’elle communique à ses élus des vertus qu’ils n’ont pas par eux-mêmes. Si la cooptation des hommes supérieurs grandit les Académies, n’oublions jamais que le choix des gens médiocres les diminue. Notre choix consacre les désignations de l’opinion publique, mais ce serait une illusion de croire qu’une compagnie purement intellectuelle a la puissance de les lui imposer. C’est avec cette conviction et cette mesure que Bertrand usait de son autorité dans les affaires de l’Académie des Sciences. Il était d’ailleurs et il fut, toute sa vie, depuis ses débuts jusqu’au dernier jour, un conseiller bienveillant pour tous, prompt à dépister l’esprit d’intrigue et les prétentions excessives, et, en cas d’insistance, à les souligner, avec une malice tempérée de bonhomie, sans jamais affecter les formes cassantes des esprits absolus. Son visage ouvert et franc, auquel une ancienne blessure donnait parfois quelque apparence sarcastique, ses saillies brusques et spirituelles, sa subtilité intuitive, sa vaste mémoire qui connaissait tous les précédents, sa curiosité alerte, toujours en éveil, faisaient le charme de ses confrères. Ajoutons que ce charme purement intellectuel était rendu plus complet et plus pénétrant par la générosité de son cœur, et par les traits de désintéressement et de charité délicate dont toute sa vie abonde.
Le titre de Président de la Société des Amis des Sciences lui donna une occasion plus directe d’exercer ces rares qualités vis-à-vis des savants malheureux et de leur famille et on ne trouva jamais en défaut sa bonne volonté, dût- il compléter aux dépens de sa propre bourse les ressources trop promptement épuisées de cette utile Association.
Voilà, Messieurs, pourquoi Bertrand était si aimé de l’Académie des Sciences et voilà pourquoi vous l’aimiez. Vous l’aimiez, nous l’aimions tous, non seulement parce qu’il nous aimait, mais parce qu’il était aimable par lui-même, aimable en soi, comme disent les philosophes !
Messieurs, proclamons-le hautement, quelque élevées que soient les conceptions de l’art et de la science, il n’en est pas moins certain que les qualités les plus nobles de l’homme sont l’amour du bien, la volonté passionnée de rendre ses semblables heureux et bons : ce sont là les qualités maîtresses, celles qui laissent dans les souvenirs de nos contemporains la trace la plus émue et la plus profonde.
Telle fut la vie de J. Bertrand, modèle de la vie d’un savant de premier ordre de notre temps !