Discours de réception de Marcel Prévost

Le 21 avril 1910

Marcel PRÉVOST

Réception de Marcel Prévost

 

M. Marcel PRÉVOST, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Victorien SARDOU, y est venu prendre séance le jeudi 21 avril 1910, et a prononcé le discours suivant :

 

Messieurs,

Votre investiture exerce, sur les heureux qui en sont l’objet, une influence singulière. Jusqu’à la veille de son élection, le candidat à vos suffrages se découvre en secret et quelquefois publiquement, quarante raisons de les mériter. Sans déprécier ses concurrents, il professe pour sa propre candidature une loyale préférence, qu’il justifie par des considérations d’opportunité : historien, il encourage l’Académie à faire un plus large accueil à l’histoire ; dramaturge, il estime qu’il y a déjà beaucoup d’académiciens romanciers. Dénombrant et feuilletant son œuvre dans sa mémoire, il lui attribue des qualités rares et diverses. Quelque volume de cette œuvre le gêne-t-il un peu ? il passe outre, et, comme les femmes pour certains souvenirs de leur jeunesse, il pense résolument : « Celui-là ne compte pas ! » Arrive enfin le jour mémorable : le candidat est élu. Soudain, cet outrecuidant personnage s’abîme dans un océan de confusion. Il cherche par quels accents émus, par quelles humbles épithètes il proclamera son néant. Ainsi, c’est à l’heure même où votre choix devrait exalter son orgueil qu’il reconquiert la modestie. Pourquoi ?... C’est qu’à peine nommé, votre nouveau confrère médite déjà la première phrase de son discours académique.

J’ai parcouru, Messieurs, beaucoup de ces exordes. J’y ai trouvé les plus ingénieux commentaires de l’apostrophe du centurion : « Seigneur, je ne suis pas digne !... » Je n’en ai pas lu qui traduisît parfaitement ma reconnaissance. Un romancier que vous accueillez a deux motifs de vous rendre grâce, alors que d’autres n’en ont qu’un : il pense qu’il va s’asseoir à côté des plus illustres romanciers de son temps ; mais il pense aussi que ni Balzac, ni Flaubert, ces deux créateurs du roman moderne, ne parlèrent sous ces voûtes. Son étonnement d’avoir été choisi n’est donc pas une feinte de rhétorique ; sa modestie n’est pas de commande ; il cherche sincèrement, hors de sa personne et de son œuvre, les raisons qui vous déterminèrent. J’aperçois la principale, pour ce qui me concerne, dans le glorieux nom, objet de ce discours. À qui fut l’un des rois du théâtre de son époque, comment désigner sitôt un successeur du même état ?... La place idéale que Sardou occupait restera provisoirement vide. Mais, comme sa vie fut tour à tour un roman d’action et une féerie charmante, il vous a plu que le récit de cette vie active et romanesque vous fût fait par un conteur d’histoires.

Un bon commencement de ce récit montrerait quelque ressemblance avec certaines pages de la Peau de chagrin. « Par une humide matinée de novembre, sur le pont Napoléon, tandis que les passants se hâtaient, les uns vers la Cité, les autres vers le quartier Latin, quelques pêcheurs à la ligne, indifférents au mouvement des piétons et des voitures, s’efforçaient d’amorcer les poissons qu’attire en cet endroit du fleuve le débouché d’une conduite. La plupart concentraient manifestement leur pensée et leur désir sur le morceau de liège dansant parmi le remous des eaux. Seul, un jeune homme d’une vingtaine d’années donnait des signes de distraction. On l’eût dit plus occupé d’observer ses compagnons, de contempler le décor vénérable du vieux Paris, de recueillir au vol les allures et les propos des passants ou de suivre le cours de ses propres rêves, que de guetter la fortune de l’hameçon. Modestement vêtu, la cravate haut remontée, il avait la plus charmante figure : des cheveux noirs, abondants, partagés au milieu du front, retombaient de chaque côté des joues, découvrant à peine le bas des oreilles. Les yeux foncés s’embusquaient sous l’arcade des sourcils ; le nez était long, bien modelé, avec des narines larges, d’un dessin délicat. La bouche, plutôt grande, souriait ironiquement, même au repos. Une mâchoire inférieure puissante, tendue en avant, accentuait dans la force et la volonté ce que les traits exprimaient de fin, d’avenant, de spirituel. Mais tout le visage et toute la personne du jeune pêcheur se caractérisaient par une mobilité merveilleuse. En vain s’efforçait-il de discipliner son attitude à la ressemblance des autres : ceux-ci ne le sentaient pas des leurs. Il les scandalisait par sa curiosité et les inquiétait par ses gestes. L’un d’eux, qui ramenait, tout fier, un petit corps d’argent crispé au bout de son fil, lui dit dédaigneusement : — « Mon jeune ami, vous ne serez jamais un pêcheur !... » Jugement sévère, qui parut impressionner le néophyte. Il retira sa ligne, ramassa son attirail de pêche, quitta le parapet... An bout du pont, une marchande de pommes de terre frites, emmitouflée de châles et de mitaines, surveillait la cuisson de ses rondelles dorées ; il en acheta pour quelques sous : ne fallait-il pas remplacer le déjeuner que la Seine refusait ?... Lesté de ce léger viatique, il gagna une des maisons du quai, où il habitait tout près du toit. Cinq étages d’un escalier fort raide... Il les monta d’un pas alerte, d’un pas d’étudiant, de ce pas dont il montait encore, il v a moins de deux ans, les marches de l’Institut. Car cet amateur distrait et infructueux dont se riaient les ablettes et les pêcheurs de la Seine, c’était Sardou à vingt ans.

Messieurs, mon récit n’invente rien : ni la mansarde, ni le repas aussi populaire, mais plus frugal que le « fricot » de Théodora ; ni la vaine pêche à la ligne ; ni le conseil décourageant du professionnel... Tel fut Sardou vers sa vingtième année. Depuis qu’il était né, — le 5 septembre 1831, rue Beautreillis, derrière le monument où s’abrite aujourd’hui l’école Massillon, — d’un père professeur engendré lui-même par un soldat de l’Empire, sa vie, sauf quelques mois passés à Brienon-l’Archevêque, n’avait guère cessé d’avoir pour cadre l’horizon de l’ancien Paris. Une fois, pourtant, après une fièvre scarlatine, on l’avait envoyé aux rives de la Méditerranée. Il y était resté un an et en était revenu avec des taches de soleil et d’indigo miroitant au fond des yeux... Sa vraie patrie, le berceau de sa race, n’était-ce pas cette côte azurée ? Écoutez les résonances de son nom : « Lou Sardou ! » Et nous connaissons désormais la double source de son génie littéraire. Somptueux évocateur de l’Orient et de l’Italie, il est bien le fils de cette mer gréco-latine où s’est reflétée la plus grandiose histoire du monde. Seulement, le hasard a fait naître ce petit Sarde dépaysé sur la nef rouge et bleue qui ballotte, mais ne chavire ! Paris a coloré son premier regard, suggéré sa première pensée, Paris chargé d’histoire, lui aussi, comme Athènes et Rome, — Paris avec les âges successifs de ses monuments et de ses rues, les documents accumulés par les siècles, les bibelots qu’épargna le temps ; Paris avec ses secousses populaires qui souvent firent trembler l’Europe ; Paris où un Sardou de dix-sept ans écoute les Vésuviennes haranguer la foule, acclame Lamartine passant à cheval au milieu du peuple, assiste aux réunions des démagogues, s’amuse de la terreur des bourgeois ; Paris où il fait la chasse aux souvenirs de l’autre Révolution, la grande : — converse avec la femme du conventionnel Lebas, évoque Grétry avec Mme de Bawr, touche de ses doigts, fiévreux d’émotion historique, la baignoire où l’Ami du Peuple prit son dernier bain dans son propre sang.

Tout en dégustant ses pommes de terre frites et en contemplant sa ligne désarmée, à quoi rêvait ce jeune pêcheur distrait, qui ressemblait à Bonaparte ? Il voulait écrire pour le théâtre. L’impérieuse vocation l’aiguillonnait depuis longtemps, parmi les autres labeurs auxquels le contraignaient la volonté paternelle et la nécessité de vivre. Dix-huit mois durant, il avait étudié la médecine ; il avait essayé du journalisme ; il fournissait à la Biographie générale de Didot des articles sur la Réforme et sur la Renaissance. Il étudiait Cardan, mathématicien et médecin, mais aussi devin, ce qui le recommandait à un commentateur curieux déjà du monde des esprits. Il traduisait Erasme et calligraphiait sa traduction : texte inestimable que j’ai feuilleté avec attendrissement. Enfin, il se laissait voler sa vie par les exigences mêmes de la vie, et prenait sur son sommeil pour écrire ses premières œuvres... Profitons du moment où il quitte sa mansarde et s’envole de nouveau vers Paris, — vers les bibliothèques, vers une vers quelque théâtre, — parcourons les leçons à donner, manuscrits épars sur sa table. Il en est temps encore bientôt leur nombre défiera l’inventaire.

Sur sa table à écrire, au commencement de l’an 1851, voici ce que nous trouvons. Une tragédie suédoise, la Reine Ulfra, en vers. Innovation singulière : les vers y sont proportionnés à l’importance sociale des personnages. La reine parle en alexandrins, les ministres en décasyllabes. Quant au menu peuple, c’est encore trop qu’on lui permette de s’exprimer en petits vers inégaux... Voici Bernard Palissy, autre tragédie, toute en alexandrins, celle-là. Voici des comédies : La Taverne, Fleur de Liane, Paris à l’envers, Candide, les Premières armes de Figaro... Tout cela d’une merveilleuse écriture, nette comme de l’elzévir. Quel va être le sort de cette calligraphie ?... Second chapitre de l’admirable histoire de Sardou, qui ressemblerait cette fois moins à une page de Balzac qu’à un conte de Mme d’Aulnoy, — et qui pourrait s’intituler : « Histoire de trois fées et d’un pêcheur à la ligne. »

En ce temps-là, les destinées des auteurs dramatiques ne relevaient pas seulement de leur génie. La pièce excellente, comme la pièce détestable, se heurtaient d’abord au même obstacle : comment être lues par un directeur ? Cela dépendait de mystérieuses influences. Un kobold était accroupi derrière le seuil du théâtre : selon les lubies de ce kobold, le rouleau déposé dans sa loge y servait à caler la table, ou finissait par atteindre le bureau directorial. Cela dépendait aussi de gracieuses fées que les directeurs engageaient, non seulement pour jouer sur leurs scènes, mais pour les guider dans le choix des pièces, et même dans l’ordinaire de la vie. Il y avait une fée, une fée de première importance, comme il convient, au Théâtre-Français. Elle se nommait Rachel. Ayant écouté quelques vers d’Ulfra, elle laissa tomber cet arrêt : « Une pièce qui se passe en Suède, c’est impossible... » Par bonheur, sur les destinées de l’Odéon veillait alors une autre fée, moins illustre, appelée Bérangère. C’est un joli nom de fée, n’est-il pas vrai ?... la fée Bérangère..., bien qu’un peu léger et pimpant pour une fée Odéonienne. Ayant aperçu par hasard le manuscrit de la Taverne, elle en admira l’écriture. Et, avec cette promptitude de jugement qui sied aux personnes surnaturelles, elle dit à Gustave Vaës, l’un des directeurs de l’Odéon, qu’elle assistait de ses conseils : « Lis donc cela, je suis sûre que c’est bien. » Gustave Vaës obéit, trouva, lui aussi, que « c’était bien » (on ne contredit pas les fées), et décida que la Taverne serait représentée. Elle le fut, en effet, le ler avril 1854. Mais vit-on jamais directeur jouer une pièce de débutant sans y changer quelque chose ? Vaës commença par changer le titre ; la pièce s’appela : La Taverne des Étudiants. Et cette ingénieuse addition suffit pour la jeter par terre. Les étudiants, puissance de ce temps-là, se tinrent pour insultés. Le tapage fut effroyable ; on dut afficher un autre spectacle après cinq représentations.

Un four au théâtre, cela constitue, — prenons-y garde, une certaine position d’auteur dramatique. Je suis sifflé, donc je suis. Sardou présente, à l’Odéon encore, son Bernard Palissy : un des directeurs le reçoit, l’autre le refuse. Le directeur de l’Ambigu accueille Fleur de Liane, mais il en meurt, et son successeur égare le manuscrit, Le Bossu, excellent drame de cape et d’épée, est refusé par Mélingue. Paris à l’envers est refusé au Gymnase par Montigny... Le pauvre pêcheur du pont Napoléon regagne sa mansarde ; sa table est toujours couverte de manuscrits ; seulement, ce sont des manuscrits retour du théâtre, des manuscrits refusés... Que va-t-il faire ?

On a dit qu’à ce moment critique de sa jeunesse il avait songé au suicide. Avec un beau rire d’optimiste ironique, lui-même s’en défendit toujours. La vérité, c’est qu’il pensa seulement au suicide de l’auteur dramatique. Il faillit émigrer, chercher fortune outre l’Océan, au pays de l’Oncle Sam... Ici apparaît, pour l’avertir, cette intervention mystérieuse qu’il peut nous plaire d’appeler : hasard, mais où lui, filleul des fées, saura reconnaître une force consciente et protectrice. L’émigrant de demain fait ses dernières courses dans Paris ; peut-être même va-t-il retenir sa place pour le Havre. Au moment de traverser une rue qu’obstrue un lourd et lent fardier chargé de pierres de taille, il s’efface pour laisser passer un vieillard. Et voilà qu’un des énormes blocs, mal arrimé, se détache, écrase le vieillard sous les yeux du jeune homme épouvanté. Sardou comprend cette injonction des volontés invisibles : il ne doit pas désespérer ; il ne doit pas déserter... Aussi bien, une démarche reste à tenter, devant laquelle il reculait, après tant d’échecs. On lui a donné une lettre d’introduction pour une troisième fée, la plus âgée des trois, mais qui sera jeune éternellement, comme il convient aux fées ; si jeune, que son nom fait surgir l’image de la jeunesse : Virginie Déjazet.

L’actrice demeurait à Seine-Port. Rien de plus charmant, de plus frais que cette visite de Sardou à sa future interprète. Un leste, mince et vif garçon de vingt-six ans, qui en paraît vingt, court dans les bois de Cesson, où le train l’a déposé : trois quarts d’heure à travers les bois qu’embaume et décore le printemps. Futaies miraculeuses, taillis enchantés, asiles n’en doutez pas, de ces divinités familières qui, désormais, escorteront toute sa vie ce pèlerin privilégié. Elles sont là qui le guettent, moqueuses, et tout de même bienveillantes. Derrière ce bouquet d’épines et de fougères, n’est-ce pas un trilby à blanche barbe fleurie, à bonnet pointu, qui cligne de l’œil, et chuchote : « Tu seras roi !... » Le tronc penché d’un bouleau, pâte et svelte entre les houx et les chênes, évoque la fuite d’une Galatée décochant avec une baie rouge, avec un gland du dernier automne, sa rieuse prédiction : « Tu seras roi !... » Un soleil léger rit aussi, dans l’atmosphère verte et dorée. « Tu seras roi ! tu seras roi !... » Ainsi susurrent les esprits des bois, comme pour Macbeth, comme pour Peer Gynt... Avec un émoi délicieux, l’agile piéton écoute leurs chuchotements s’entre-croiser. Il a l’intuition, pour la première fois, de comprendre leur langage. Douze ans plus tard, racontant lui-même ce voyage d’enchantement, il s’écriera : « Tout semblait s’ouvrir devant moi comme au coup d’une baguette de fée... »

La fée Déjazet arrive, souriante, les mains pleines de plâtre, disant en riant : « — Pardon ! j’étais en train de réparer un mur ! » On cause ; le jeune homme dépose son Candide sur la table, baise avec effusion le plâtre des blanches mains, prend la fuite sans se retourner. « Une voix secrète me disait : Le charme est rompu, ton heure est arrivée... » L’entendez-vous, le croyant au monde des esprits ? Mais tout à l’heure, chez la fée, en même temps que le croyant, l’observateur a pénétré. Il a noté, — il se rappellera après douze ans : « la maison qui a appartenu à Bosio, puis à la marquise de Corte ; le grand tableau, à la place d’honneur, représentant l’Amour sous les traits de Jules Janin ; le bon mobilier Empire, les fauteuils en velours d’Utrecht et les tasses jaunes sur les guéridons à galeries de cuivre... » Bien Sardou, n’est-il pas vrai ? ce mélange de fétichisme optimiste et de solide documentation mélangée.

Les directeurs de théâtre, Messieurs, partagent avec certains critiques le privilège de découvrir le talent des auteurs dès que le public les acclame. À peine Sardou a-t-il triomphé chez Déjazet, non pas avec Candide exclu par la censure, mais avec les Premières armes de Figaro, que toutes les scènes veulent et jouent du Sardou. Le Palais-Royal donne les Gens nerveux ; le Vaudeville donne l’Écureuil. On applaudit de nouveau Déjazet dans Monsieur Garat. Puis c’est, jusqu’en 1869, une série de comédies caractérisées par une observation très réaliste, très vigoureuse, un dialogue très solide et très spirituel, et une intrigue très ingénieuse, mais passablement laborieuse. L’observation, l’esprit sont spontanés : leur spontanéité fait ressortir l’effort, d’ailleurs presque toujours heureux, de l’agencement. Nos Intimes, les Ganaches, la Famille Benoiton, Nos bons villageois, Maison neuve, Séraphine, illustrent cette série de comédies. La plus célèbre de toutes s’appelle : les Pattes de mouche.

Qu’apportait donc de nouveau et d’éclatant, à la scène française, ce nouvel écrivain ? On répond d’ordinaire : l’ingéniosité de l’intrigue, l’adresse à imaginer, à entrelacer, à dénouer les incidents imprévus, et l’on appelle indéfiniment Sardou : l’auteur des Pattes de mouche. C’est, à mon sens, le frustrer de ses plus nobles qualités d’auteur dramatique pour lui faire honneur de ce don secondaire, qui me semble chez lui plutôt acquis que naturel, et qui fut le génie spécial d’un Eugène Scribe. En revanche je salue dans son œuvre la vision minutieuse et pittoresque des milieux et des caractères, la vivacité des répliques, la vigueur comique et tragique, l’imagination des détails, l’exacte prévision de l’effet à obtenir par le moyen choisi, l’art de composer une scène. Et je distingue aussi, à la racine même de son talent, deux grandes forces humaines, qualités ou défauts selon l’usage que l’homme en fait, mais qui, utilisées par Sardou pour son œuvre de théâtre, mirent à part, en son époque, l’œuvre et l’auteur. Le premier de ces dons merveilleux fut la curiosité ; — le second, le goût de l’action, j’allais dire, de la domination. Curiosité, — goût d’agir, d’intervenir, de dominer ; la curiosité s’unissant à l’activité pour aboutir au théâtre : voilà, je crois, les nervures centrales d’un Sardou.

La curiosité, d’abord. Non pas cette curiosité passive qui se contente d’écouter ou de lire un récit ; la curiosité réaliste qui veut voir, toucher les êtres et les choses, qui agit pour se satisfaire, et, satisfaite, se traduit en action. Curiosité du présent : Sardou sera un infatigable guetteur d’actualité. Des événements et des gens de son temps, il aura tout vu, tout pratiqué : la Révolution de 48 ; l’Empire et la Cour de Compiègne, où il interviendra par des œuvres hardies comme la Famille Benoiton ; le 4 septembre, où il contribuera personnellement à sauver les Tuileries ; les hommes et les aventures de la troisième République, audacieusement retracés dans Rabagas et Daniel Rochat. Non seulement il connaîtra l’actualité, mais il en aura l’intuition : il la devinera à la minute même où elle se crée. Et tout de suite, il voudra la posséder, la dominer, la repétrir à son gré par le moyen d’action qui lui est propre. La pièce que le public attend inconsciemment, c’est toujours lui qui la donnera, non par calcul ou par réclame, comme on l’a insinué, mais parce qu’il déborde d’information, qu’il a hâte de lancer son mot d’ordre et de donner son coup de barre : dénonçant tour à tour l’immoralité de la spéculation outrancière ou les périls sociaux du divorce, osant se mesurer avec la fausse dévotion comme avec les excès de la démagogie ou les iniquités de la raison d’État.

Voilà pour le présent. Mais la curiosité d’un Sardou dépasse son temps et les lieux où il vit. Il lui faut, pour se repaître à l’aise, le vaste champ du passé, l’histoire de tous les temps et de tous les lieux du monde. Historien ? Non pas ! Compiler et coordonner des textes n’est qu’accessoirement son affaire. Dans l’histoire comme dans l’actualité, il portera, avec sa curiosité réaliste, son goût passionné d’action. Autre chose est de publier un gros livre, bourré de science, sur Byzance ou sur le Paris de Robespierre, — autre chose est de ressusciter Byzance, de la dresser sur le sol avec ses murs bariolés et ses dômes bardés d’or, de jeter dans le cirque des bleus et des verts vivants et hurlants, — ou encore de prendre Robespierre par le bras, de le regarder dans les yeux, de lui imposer des gestes, de lui souffler des paroles qui sonnent aux oreilles. Le même besoin de toucher le passé, de s’y mêler avec ses sens autant qu’avec son esprit, ne devait-il pas faire de Sardou un fureteur et un bibelotier ?... Qu’est-ce qu’un meuble, une draperie ; qu’est-ce qu’une gravure, une statuette, un bibelot anciens ? Parfois une chose d’art qui porte en soi sa valeur depuis le jour où l’artiste l’a créée ; mais même si ce n’est pas une œuvre d’art, c’est un témoin, un fragment de l’humanité d’hier. C’est aussi une sorte d’amulette. La voyante, pour évoquer un absent, exige un objet qui lui ait appartenu. L’objet ancien, c’est l’amulette évocatrice de cet absent définitif : le Passé... Des mains de Merveilleuses, aujourd’hui réduites en poussière, ont ganté ces mitaines que voilà : dès lors ces mitaines ne sont plus un peu de coton ou de soie usés et souillés ; elles sont une relique ; quelque chose de la grâce féminine d’une époque est emprisonné dans leurs mailles... Et les vieux livres !... Plus encore que les bibelots, ils sont évocateurs. Ils sont la pensée même du passé. Un Sardou accumulera donc les bibelots et les livres. Il les accumulera sans dépenser à les choisir beaucoup de réflexion, sûr de son instinct, sûr que ce qui ne sert pas aujourd’hui servira quelque jour. Les bibelots s’entasseront dans l’appartement parisien, dans la villa suburbaine. Les livres empliront les greniers de Marly, qu’il faudra étayer pour en soutenir le poids : dédale inaccessible, où, seul, le génial démon du logis saura se reconnaître... Mais qu’on ne s’y trompe pas : livres, bibelots, meubles, la maison même avec son parc et ses sphinx de pierre, ne sont, si j’ose employer ici un terme scientifique très expressif, qu’un sous-produit de la magnifique et tyrannique curiosité qui force le maître de ces richesses à étreindre le passé en même temps que l’actuel, et a les faire vivre à son gré, dans le théâtre. Peu lui chaut d’être un antiquaire, ou même un châtelain. Son plaisir, c’est d’agir sur une scène, écouté, obéi comme jamais général victorieux ne le fuit de ses troupes, d’arriver là gros d’une idée, d’un site, d’un temps, de passions, de visages, de mouvements, et de forcer tout cela à exister, à remuer, à palpiter devant soi. Ah ! voilà qui est vivre, et bien plus que les héros de l’histoire, limités par le temps et par l’espace. Quand pour rassasier à la fois sa curiosité et son appétit d’action, on a cette possibilité prodigieuse, le reste paraît singulièrement fade. Fades, les pages doctrinaires des livres à thèse. Mesquines, les influences qu’on peut exercer, dans la vie contemporaine, sur les hommes que l’on essaie de gouverner. Sardou n’acceptera qu’une magistrature : celle par quoi il régira le mieux les intérêts de cet étrange royaume où vivent simultanément Cléopâtre et Justinien, le duc d’Albe et Napoléon, où l’on passe dans la même journée d’Athènes à New-York, de Sienne à Pétersbourg, — où le destin même vous obéit : le théâtre.

Hier et aujourd’hui... L’actualité et l’histoire... Le sol où l’on vit et les contrées lointaines... Connaître tout cela, réaliser tout cela, intervenir activement dans tout cela, — est-ce assez pour la curiosité dominatrice d’un Sardou ? Non ! Il lui faudra davantage. Pauvre curiosité, celle qui se limite à la parcelle d’univers que nous habitons ! Pauvre curiosité encore, si elle se désintéresse de l’invisible, ou de ce qui est en aval du présent sur le cours des choses ! Mais n’offrez pas à ce réaliste, pour le satisfaire, des calculs de mécanique céleste ou des théories de métaphysique. Il n’en a cure. Ce qu’il faut à sa curiosité de l’au-delà, comme à sa curiosité de l’avenir, — c’est un avenir et un au-delà qui vivent, où l’on vive soi-même, un inconnaissable qui nous accueille, qu’on interroge au besoin, où l’on agisse et même que l’on régente un peu. Du moment que Sardou n’est pas matérialiste (et tout, en lui, se rebelle contre les hypothèses glacées du matérialisme), sa façon de spiritualisme sera celle de l’apôtre qui veut toucher les revenants. D’autre part, pour une âme enfiévrée de curiosité, quelle séduisante façon de survivre que ces voyages dans les espaces planétaires, interrompus par des réincarnations successives ! Indéfiniment des vies, des vies humaines où l’on récupérera des yeux et un cerveau, et, dans l’intervalle de ces vies, pas même le sommeil opaque : une sorte de songe de Scipion, bercé par l’harmonie des sphères... Ainsi la curiosité et le besoin d’agir sont assurés d’être éternellement satisfaits, — tandis que dès maintenant l’au-delà et le réel, demain et aujourd’hui communiquent... Sardou sera spirite... Ce guéridon, pareil à ceux qu’il remarquait, à vingt-six ans, dans le salon de Seine-Port, ce meuble d’acajou et de cuivre que, devenu célèbre, il garde à portée de sa main, ce n’est plus seulement un témoin du passé ; c’est un truchement fidèle, une sorte de phonographe qui permet d’entendre réellement les voix de l’au-delà... Souvent il l’interroge, d’une foi sincère : il est tellement convaincu qu’écrivant certain jour une pièce sur le spiritisme, il fit un plaidoyer spirite et un cours svedenborgien, et, pour la seule fois de sa vie, manqua la pièce. Il interroge ; docile, le guéridon martèle sa réponse... Mais j’imagine aussi l’auteur de Spiritisme interrompant son travail, et, sans quitter sa table à écrire, sans aller jusqu’au guéridon, se contentant de le contempler, et de méditer. À côté de l’immortalité certaine promise à son nom, il rêve de l’autre survie qui lui tient peut-être plus au cœur, la survie active où l’on regardera vivre les vivants, ou l’on entendra leurs paroles, où l’on pourra, sur leur appel, intervenir encore parmi eux. Le guéridon à galerie de cuivre, qui dure déjà depuis plusieurs générations humaines, durera encore après celle-ci... Des voix, des mains l’interrogeront sans doute, dans l’avenir... Quelle opportunité, pour les désincarnés d’alors, de s’évader un instant de la spiritualité pure, d’interrompre l’entretien avec les sphères et de reconverser avec les enfants des hommes !... Tant de fois importuné sur la terre par l’interview, je gage que le grand dramaturge prenait dès lors la résolution de ne pas trop résister à l’interview spirite. Et pourvu que l’interlocuteur ne fût pas un sot et que le guéridon fût de la bonne époque, il s’entendait déjà répondant au : « Qui êtes-vous ? » du médium, — un net, un impérieux : « C’est moi... Sardou... »

Messieurs, avant d’essayer cette esquisse de l’armature intellectuelle de Victorien Sardou, je m’étais arrêté, dans l’énumération de ses œuvres, à la date de 1868, où fut jouée Séraphine. Tout le théâtre du maître, jusque-là, est un théâtre de comédie. Nous allons maintenant vérifier, dans cette œuvre, un phénomène dont elle n’est pas le seul exemple. Comme les délicats appareils qui servent à prévoir et à enregistrer les secousses du globe, la littérature de cette époque révèle l’approche d’un cataclysme. Le sursaut de la courbe n’est pas seulement sensible chez des voyants comme Mérimée. C’est juste deux ans avant la guerre qu’un poète, qui fut aussi des vôtres, écrivit la Fille de Roland. En 1869 se joue le premier drame de Sardou : n’êtes-vous pas frappés que ce soit son premier drame, tout différent des brillantes et joyeuses satires qui l’ont précédé, — et que le titre de ce drame soit justement celui qui, rapproché de cette date, fait trembler une voix française : Patrie !

Patrie !... Quel titre ! Quel mot ! ... Peut-être le plus émouvant qui soit, plus émouvant encore que l’autre, sublime aussi, auquel il s’unit si bien pour dire plus tendrement la même chose : Mère-patrie !... Mais décidément « patrie » est le plus grand des deux : le sentiment qu’il évoque est plus désintéressé ; l’abnégation de l’individu s’y concentre davantage ; il rappelle dans l’histoire quelque chose de surhumain qui n’est pas contenu dans l’amour de l’enfant pour sa mère, si naturel, à demi égoïste... Ah ! peu nous importe, n’est-ce pas, les chicanes sur ce qu’un Rysoor ou un Karloo entendaient exactement par ce mot, et si leur idée se conforme plus ou moins à l’idée antique, à l’idée des volontaires de 92 à la nôtre... L’idée de patrie, née à telle date, en tel pays ! Quel vain ergotage Comme si l’idée de patrie ne dominait pas l’histoire du monde, depuis les filles de Sion suspendant leurs luths aux saules de la rive étrangère, jusqu’à Winkelried, jusqu’au chevalier d’Assas, jusqu’aux humbles héros de la guerre marocaine... Ame mystérieuse et unanime de nos foyers, de nos paysages, de notre passé et de notre sang, nous ne voulons pas chercher quelles réalités tangibles et mesurables tu symbolises au cours de l’histoire : nous te saluons comme la personnification de ce qu’il y a de plus noble et de plus altruiste dans un groupe humain, — divinité qui, à certains moments échauffes de ta foi et précipites dans l’héroïsme même les inertes et les lâches, ouragan d’énergie qui, souffles sur les Thermopyles, sur Valmy, sur Reichshoffen : — Patrie !

Cette surhumanité contenue dans l’idée de Patrie, il faut glorifier Sardou pour l’avoir exprimée dans le célèbre épisode de Jonas, le sonneur de cloches... Jonas, acceptant pour sauver sa vie de donner à contresens le signal à ses frères conjurés, et retrouvant au dernier instant le courage de braver la mort, sonnant à toute volée le tocsin sauveur... voilà vraiment une grande chose.

Entre cet admirable drame et celui qui lui fait pendant dans l’œuvre de Sardou — la Haine, — il s’est passé ceci que la catastrophe pressentie a secoué la France, et le monde. À l’invasion étrangère, la guerre civile a ajouté ses deuils et ses ruines... Mais dans la patrie convalescente, les partis adverses n’ont pas désarmé. Sardou intervient généreusement, éloquemment. Il exhorte ses concitoyens par la voix d’Orso : « Ton ennemi, ô peuple ! ce n’est pas ce parti terrassé, né des mêmes entrailles que toi. C’est cet empereur qui est aux portes de la ville, qui se donne le régal de nos divisions. Le voilà, l’ennemi, le Vrai, le seul... » Or, Messieurs, les spectateurs qui écoutaient cette objurgation avaient passé, pour venir au théâtre, devant les ruines des Tuileries et de la Cour des Comptes, incendiées par des Français... Aujourd’hui le temps a cicatrisé les plaies de la ville, mais ne pensez-vous pas que si ce beau drame siennois était repris, les paroles d’Orso retentiraient encore opportunément au fond de nos cœurs ? Il y a encore, parmi nous, des frères ennemis ; ou plutôt des frères jaloux de prouver que leur façon d’aimer leur mère commune est la meilleure, et qui prennent cette jalousie filiale pour de la haine.

Après Patrie, après la Haine, Sardou ne renoncera pas, certes, à écrire des comédies. J’ai nommé déjà Rabagas, satire verveuse de la démagogie. Dora, les Bourgeois de Pont-Arcy, Odette, Fédora, Georgette, Belle-Maman, firent applaudir un genre aimable de théâtre romanesque qui n’excluait pas la forte observation des milieux et des caractères, La perle de l’écrin, c’est Divorçons — en 1880 — où se concentrent toutes les qualités réalistes de l’auteur avec tout l’agrément de son esprit, et où, par un bonheur assez rare, il n’employa aucune habileté à la Scribe. Pourtant la gloire de Sardou, sous la troisième République, ce n’est pas ces comédies — même celle-ci. Ayant écrit Patrie et la Haine, Sardou a découvert en lui une source d’émotion tragique que, jusque-là, il semblait ignorer. Le Sardou que ceux de ma génération ont surtout connu et acclamé, c’est le Sardou de ces vastes compositions dramatiques qu’on a souvent comparées à des fresques, et que lui-même désigna simplement sous le nom de : pièces.

Les noms de cette série magnifique suffisent à évoquer un monde de paysages, de mouvements populaires, de passions et d’aventures... Théodora, La Tosca, Cléopâtre, Gismonda, Thermidor, Paméla, Madame Sans-Gêne. Ce n’est pas seulement pour qui fait profession de culture littéraire que de telles œuvres sont évocatrices : c’est pour le public du monde entier, pour les foules de France comme pour celles d’Italie ou d’Amérique, pour quiconque, sur l’un ou l’autre hémisphère, sait qu’il existe un théâtre... Merveilleux privilège, réservé à quelques écrivains seulement, d’être pour ainsi dire les décorateurs de l’imagination humaine ! Sardou fut assurément l’un des principaux, après le grand Anglais. Désormais, notre faculté d’imaginer Sienne, Byzance ou Athènes est, malgré nous-mêmes, modifiée, élargie, renforcée par l’invention d’un Sardou. Pareillement Sardou, qu’on le veuille ou non, impose à l’imagination et à la pensée de ses contemporains beaucoup de son imagination et de sa pensée sur les temps épiques qui vont des États-Généraux à 1815, — les temps où la France, en moins de trente années, créa plus d’Histoire à elle seule que tous les autres peuples contemporains ensemble.

Ces choses du passé, ces choses d’ailleurs, comment l’actualiste résolu qu’était Sardou sut-il les rattacher à notre sensibilité présente ? D’abord, par une réalité qu’on n’avait pas coutume de voir aux pièces historiques. Il ne se contenta pas de renouveler le décor ou les costumes, comme on le dit sans cesse : il imposa aussi aux personnages l’allure et le langage de la vraisemblance. Il les débarrassa du lyrisme de commande dont on les affublait naguère : Gismonda, Théodora, la Tosca disent simplement ce qu’elles doivent dire, et nous font oublier la fiction où elles se meuvent. Ajoutons que Gismonda. Théodora, la Tosca, furent l’incarnation, j’allais dire, comme un spirite, la réincarnation dans les figures du passé d’une interprète qui demeure l’une des plus hautes expressions féminines de l’art dramatique français. Par elle, ces figures du passé nous apparurent vivantes et compréhensibles, tout en gardant leur distance dans l’espace et dans l’histoire.

Pour Thermidor, pour Madame Sans-Gêne, pour Robespierre ou Paméla, le lien de la pièce historique avec l’actualité fut plus saisissable encore, et plus curieux à signaler.

Ces pièces furent données exactement durant la dernière décade du siècle dernier. On sortait tout juste, alors, d’un temps où la jeunesse s’était bizarrement éprise de pénombre, de décadence : l’inertie, l’impuissance et la décomposition avaient été glorifiées par la littérature. Symbole de cet état d’esprit : l’imbécile épithète, fin de siècle !... faisait fureur. Soudain, vers 1889, le rappel d’un centenaire s’imposa au souvenir du pays entier... Bons ou mauvais, apôtres ou dupes, idéologues ou sectaires, les gens de cette autre fin de siècle pouvaient être diversement appréciés selon les partis : du moins avaient-ils été tout, sauf décadents. Leurs yeux s’étaient tenus fixés sur l’avenir ; sincèrement ils avaient cru qu’ils l’édifiaient. Et si le couchant du XVIIIe siècle avait mêlé à son crêpe la couleur du sang, — de ce sang versé successivement par tous, il était demeuré sur l’horizon assez de vermeil pour teinter magnifiquement une aurore.

Aussi, las des décadents et du décadentisme, l’instinct français, vers 1889, alla chercher cent ans en arrière des exemples d’espoir et d’action. Ce fut la préoccupation qui enfiévra notre vingt-cinquième année. On requit, selon la langue de l’époque, des professeurs d’énergie. Il n’en manquait pas, de Mirabeau à Danton, de Hoche à Davout. Il y en avait même un tellement formidable qu’il reste, pour beaucoup, le type du professeur d’énergie... La France du XIXe siècle finissant restaura idéalement le passager du Bellérophon : et cette restauration, dépourvue de tout caractère politique, paraît aujourd’hui définitive. D’illustres annalistes, parmi vous, l’avaient préparée : MM. Sorel, Vandal, Masson, Houssaye... Par eux se précisait et se ravivait l’histoire. À côté de ces maîtres, saluons Victorien Sardou qui dressa sur le théâtre les vastes panneaux décoratifs destinés à populariser dans les deux mondes cette épopée française : la Révolution, — et ce héros de la légende moderne : l’Empereur.

Messieurs, vers cette époque, Victorien Sardou vivait en pleine gloire, et, l’on peut le dire aussi, en plein bonheur. Depuis vingt ans il participait à vos labeurs ; jeune encore, vous lui aviez donné le fauteuil laissé vide par Joseph Autran. Avec la gloire et la fortune, il connaissait toutes les joies du foyer : une compagne exquise, de beaux enfants, solides et spirituels comme toute son œuvre. Seule, la critique — ou plus exactement les gens qui disent : « Nous sommes la critique » — le taquinaient obstinément. Une anecdote assez curieuse m’a été contée, au sujet de Madame Sans-Gêne, par l’un des deux directeurs qui montèrent la pièce à Paris. Quand le succès parisien fut avéré, on s’occupa de promener la pièce en province. Et, selon l’usage, l’impresario qui dirigeait la tournée voulut composer, pour l’adjoindre à son programme, un extrait de la presse parisienne. Il ne put trouver ni un article, ni même un passage à citer. Tous étaient défavorables. Beaucoup de critiques exécutaient l’œuvre en quelques lignes. Aujourd’hui, ils ont disparu, leur prose avec leur nom ; Madame Sans-Gêne vit dans toutes les mémoires. Sardou n’en avait cure : « Je ne sais même pas comment ils s’appellent, répondit-il un jour à un journaliste qui l’interrogeait là-dessus : et eux, leur métier est de parler de moi !... » Vive et juste riposte d’un producteur conscient de sa force. S’il ne les eût ignorés volontairement, ah ! de quelle encre il leur eût répliqué ! Car il était un polémiste de premier rang, petit-neveu, par là aussi, de l’auteur de Figaro. Il le montra bien le jour où, énervé par une sotte accusation de plagiat, il asséna sur l’adversaire une brochure âpre et nerveuse, qui est une de ses meilleures œuvres. Le pauvre adversaire sortit de l’aventure très malmené, mais sûr de l’immortalité, — car on lira toujours : « Mes plagiats.. » Quel dommage, pour tant d’autres, que Sardou ait dédaigné de leur répondre : peut-être leur aurait-il fait un nom !

Ce fut peu de temps après Madame Sans-Gêne que Sardou, rénovateur de la légende révolutionnaire et de la légende napoléonienne, commença d’entrer lui-même, tout vivant, dans la légende. Je veux dire que sa figure, son allure, légende, ses habitudes, son costume, son œuvre, devinrent, pour la foule, quelque chose de familier et de tutélaire, quelque chose du patrimoine commun, dont on est fier et dont on parle en souriant, — et que lui-même devint pour les gens de lettres un ancêtre qu’on vénère, mais dont la gloire, l’influence et les conseils appartiennent à tous. Ses traits étaient populaires : dans la province la plus reculée, qui ne connaissait ce visage glabre aux pommettes saillantes, au menton avancé, ce visage mobile où les rides mêmes avaient de la jeunesse, ce visage spirituel aux yeux aigus sous la touffe des sourcils ; qui ne connaissait les longs cheveux plats coiffés du béret d’Albert Dürer, le col enveloppé du foulard blanc ?... Et la silhouette un peu voûtée, mais si alerte, si preste, si gamine par le mouvement ! On avait classé ses ressemblances : Louis XI, Erasme, Voltaire, le premier Consul. Les anecdotes, sur lui, foisonnaient ; tout le monde les savait par cœur. Dès le commencement du XXe siècle la légende est établie, elle ne changera plus ; elle léguera à la postérité un Sardou aussi impossible à modifier que les physionomies de certains chefs militaires célèbres : Bugeaud ou Castellane. Il a sa légende de metteur en scène ; sa légende de président à la Société des auteurs ; sa légende de convive et de causeur à table.

Rue Hippolyte-Lebas, actif et impatient, despote utile, prodigue d’idées, rayonnant d’intelligence lucide, fouaillant les discussions toujours trop lentes à son gré, — procédurier de premier ordre, procédurier altruiste et pour le bien de ses administrés, mais tellement prodigieux qu’un autre de vos confrères, Messieurs, conseil judiciaire de la même société, déclarait : « Pas un avoué dans Paris à qui Sardou n’en remontrât ! »

Aux répétitions, exact à la minute. — il arrive alerte et frileux, avec son pardessus, son foulard, son chapeau que remplace aussitôt le béret moyen âge. insigne de son labeur, dirait-on. Le chef machiniste, le chef électricien sont à ses ordres, un peu intimidés, car cette immense renommée théâtrale leur impose. — mais déférents comme l’est toujours l’ouvrier pour le bourgeois qui connaît la partie : ils savent que ce petit homme rasé commanderait aussi bien qu’eux la plantation du décor ou le réglage des herses. Cependant les interprètes viennent saluer le maître : il manque seulement la principale, l’étoile... Sardou s’impatiente. — « Mais qu’est-ce qu’elle fiche donc, cette pintade-là ?... » A-t-il dit pintade ? Je n’en suis pas sûr. Sardou, sur le plateau, parle le rude langage d’un Lasalle qui va charger. Et puis, avec son sens aiguisé du théâtre, peut-être il prévoit qu’un jour toutes les comédiennes rêveront d’un rôle emplumé... La voilà qui accourt, la jolie pintade, confuse et charmante, coiffée à ravir et emmitouflée de fourrures : « Ah ! cher maître ! ... Cent excuses !... Le couturier... la modiste... » Sardou, grommelant un peu, gagne le guignol et la répétition commence... Mais aux premières répliques, il a bondi sur la scène. « Attends... attends.., mon petit — ou ma petite —ce n’est pas ça... » Car il les tutoie presque tous, les connaissant depuis sa jeunesse ou les ayant vus naître au théâtre. L’interprète, attentif, obéit... Dans les portants, les visages curieux des autres, de ceux qui « ne sont pas de la scène », s’encadrent : c’est un régal à ne pas manquer que de voir jouer Victorien Sardou... Ils écoutent et regardent, haletants, inquiets, désespérant d’égaler jamais ce modèle. Ils voient de vraies larmes couler aux passages pathétiques sur ce visage d’acteur sublime, attestant l’émotion sincère qui lui dicta le drame... Soudain Clarisse, — ou plutôt Sardou qui la mime, — s’interrompt dans un transport, et, le front levé vers les combles : — « Nom de !... Avez-vous fini de marcher là-haut, dans les frises ?... On ne peut donc pas nous... donner la paix ?... Qui est-ce qui m’a fabriqué un théâtre pareil... Leroux ! Leroux ! Hé, bien ? Le régisseur ?... Il est mort ?... Ah ! vous voilà... » Tout le monde tremble ; le régisseur s’avance, pâle de peur. Et soudain la figure du maître s’illumine de son grand sourire de bonté... « Faites donc un peu tenir tranquille votre personnel, là-haut, mon brave Leroux... » Neptune a calmé les ouragans ; il regagne son antre de planches et la répétition continue... Vous reconnaissez Sardou, n’est-ce pas ? dans cette scène cent fois vécue : une émotion soudaine, une irritation violente contre ce qui l’arrête et l’interrompt, — une large vague de pitié, de bon sens, de gaîté apaisant sa colère d’un instant et remettant en ordre les éléments momentanément troublés.

Sardou avait aussi, il aura éternellement sa légende de dîneur ; et, c’est vrai, qui n’a pas vu Sardou à table, dans un dîner où la chère fût délicate et les convives intéressants, n’a pas connu tout l’homme. Il apportait les deux plus rares qualités : un appétit d’étudiant et une conversation tellement éblouissante que, même en ce Paris où les causeurs sont légion, il n’eut pas d’égal, et qu’à ceux de demain nous pourrons dire seulement : « Il fallait l’entendre ! » Parmi tant de convives aux légumes et à l’eau claire, plus jeunes que lui de vingt ans, il mangeait de tout, buvait de tout : Meursault doré et homard à l’américaine, Château-Laffitte attiédi et poularde truffée, Yquem frigide et terrine de Nérac. Cependant, tout en dînant de cet appétit, le diable d’homme trouvait moyen de parler sans trêve. Gare aux autres causeurs qui apportaient en leur sac quelques fusées soigneusement élaborées, qu’ils comptaient lancer au bon moment ! Le bon moment n’arrivait jamais. Sardou, d’abord, avait la meilleure voix du monde, une de ces voix au timbre métallique qui n’ont pas besoin de hausser le diapason pour entrer, bon gré mal gré, dans les oreilles ; une voix aiguisée d’un accent assez malaisé à définir, où il y avait du Midi et du faubourg, comme dans tout lui, d’ailleurs. Cette voix irrésistible s’aidait d’une diction prodigieuse, qu’ont enviée bien des acteurs, et qui lui était toute naturelle. La mémoire, infaillible, fournissait le plan de l’anecdote, sans une défaillance, sans une fissure : ah ! qu’on se sentait à l’aise pour l’écouter ! On n’avait pas à craindre, avec lui, les redites, l’oubli des noms propres, les : hem ! hem ! ... toutes les bavures des conversations ordinaires, — non plus que l’implacable fixité des anecdotiers professionnels. On eût pu lui appliquer l’éloge qu’il faisait de Sarah Bernhardt : « Elle ne joue jamais deux fois de la même manière... » Et le grand conteur, le grand mime, continuait cependant à manger royalement, à boire sec ; et, comme il est possible, à la rigueur, de parler en mangeant, mais qu’il n’y a tout de même pas moyen de parler en buvant, — nous l’avons vu, le verre tenu aux lèvres par la main droite, faire de la gauche étendue et impatiente le geste « qu’il n’avait pas fini », que ce n’était qu’une pause dans son récit, un point d’orgue, qu’il allait continuer et que ce ne serait pas loyal de profiter de ce qu’il était bâillonné par son verre pour glisser une autre histoire à travers son histoire à lui... Geste charmant, impérieux et naïf, geste d’un homme qui sent la vie trop courte pour tout ce qu’il voudrait dire ; geste qui illustre l’admirable mot prononcé par sa veuve, s’excusant du mutisme où elle confine son deuil : « Voilà trente ans que j’écoute !... »

Ainsi la figure et l’allure de Sardou, ses meubles, ses livres, les choses d’art de sa maison de Marly, ses anecdotes et ses tics, son foulard et son béret avaient fini par appartenir à tous. Le féticheur était devenu fétiche, à tel point que sa personne légendaire dépassait son œuvre dans la pensée des foules... Oui, quels que fussent la juste célébrité, la popularité de Nos Intimes, de Divorçons et de la Tosca, ce n’était pas à l’œuvre qu’on pensait d’abord en le nommant. Un démon familier de l’art dramatique, pétillant d’activité et d’esprit, violent et bon, ubiquiste, tyrannique un peu, incarnant la vivacité, la curiosité, l’intelligence, la passion de la justice, — tout cela dans un mouvement impétueux et perpétuel, dans des mots à l’emporte-pièce, dans de la mimique, dans de l’éloquence, dans de la hâte et de la précision, dans du spiritisme et un grain de magie — voilà ce qu’évoquaient d’abord ces deux syllabes, sonores comme un appel de clairon : Sardou !

Messieurs, il nous faut un effort pour comprendre que ce tourbillon est arrêté, que ce torrent d’énergie est tari, que cette voix est muette... Tout à l’heure nous avons souri en imaginant Sardou devant son guéridon Empire : c’est que nous l’imaginions plein de vie... Maintenant que son deuil nous accable, n’allons-nous pas lui envier sa foi spirite ? Si nous pouvions ! ... S’il ne tenait qu’à nos désirs de l’évoquer ! Notre incroyance et notre impuissance nous irritent... Et nous voilà tout près, au moins en ce qui le concerne, de lui donner raison. Parmi ceux que le sort a fauchés depuis près de deux années, en est-il un seul qui nous semble plus réel encore, plus mêlé à notre présent ?... Sa pensée et son imagination illuminent et décorent, aujourd’hui comme hier, toutes les scènes du monde. Ses mots et ses récits n’ont pas déserté nos causeries. Sa silhouette est au seuil de notre mémoire... À peine s’il s’est un peu reculé ; un voile, à peine plus lourd qu’un rideau de théâtre, le sépare de nous. Non ! la mort n’a pas entièrement détruit cette magnifique incarnation de la vie. Il est seulement invisible, et il se tait.