ACADÉMIE FRANÇAISE
M. Jules ROMAINS, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante de M. Abel BONNARD, qui a cessé d’appartenir à l’Académie en exécution des dispositions de l’article 21 de l’ordonnance du 26 décembre 1944, est venu prendre séance le jeudi 7 novembre 1946, et a prononcé le discours suivant :
MESSIEURS,
Quand la nouvelle de mon élection m’est parvenue à Mexico, — où m’avaient retenu des tâches que je n’avais pu brusquement abandonner, puis l’imprévu de la maladie, — j’ai ressenti des émotions vives et variées : celle de la reconnaissance, d’abord, vous n’en doutez pas. Je recevais de vous la récompense la plus haute que puisse attendre un écrivain si éloigné se soit-il cru de la vocation académique. Je la recevais dans des conditions qui me paraissaient un peu exceptionnelles, et qui me la rendaient encore plus flatteuse. Y avait-il eu un de mes confrères dans le passé qui eût été nommé alors qu’il résidait depuis des années dans un autre continent, à quelque onze mille kilomètres de Paris ? Comment me montrer plus d’indulgence ? Comment ruiner, avec plus d’esprit la légende qui attribue, dans les élections académiques, une part à l’intrigue personnelle et à l’agitation fiévreuse du candidat ?
Cette récompense, je la recevais au sortir d’une période où notre pays, notre civilisation, avaient vu la mort de près. L’idée obsédante de ce péril, jointe à l’effet d’une longue séparation matérielle, n’avait cessé d’accroître à mes yeux la valeur des choses de France. Les plus insignifiantes d’entre elles avaient acquis la vertu de m’attendrir. Quand je les retrouve, maintenant, jusqu’à leurs défauts me semblent avoir de profondes raisons d’être, et participer de quelque manière secrètement indispensable à un mode d’existence dont l’équivalent ne se rencontre point ailleurs. Je leur sais gré d’avoir déjoué la destruction. Je me persuade que cette force de durée n’est pas seulement passive, qu’elle est faite aussi d’obstination courageuse, de résistance aux entreprises du néant. Si je parcours les rues centrales d’une de nos villes, j’hésite à me plaindre qu’elles soient souvent étroites tortueuses, incommodes. Je me plais à songer que les replis qu’elles composent doivent favoriser et retenir certaines essences vitales, dont la disparition nous appauvrirait, nous placerait devant l’avenir dans une sorte d’indétermination et de nudité, bref nous rendrait tristement pareils à tant d’autres. S’il s’agit non plus de structures physiques et de façons quotidiennes, mais des éléments nobles de notre vie nationale, par exemple de nos institutions, et tout spécialement des plus anciennes et des plus glorieuses, de celles que leur dignité même soustrait aux vicissitudes des passions politiques, qui s’étonnera qu’elles provoquent en nous — et à bien meilleur titre encore — un renouveau analogue de respect et d’amitié ? Cette gloire, qui nous paraissait naguère un peu usée, reprend une dorure toute fraîche. Telle prévention, tel grief idéal, que nous avions pu nourrir en d’autres temps, n’étaient sans doute pas imaginaires. Mais l’histoire vient de nous donner une terrible leçon de perspective. Dans la perspective, préventions et griefs tendent à s’évanouir pour ne laisser voir que la majesté des lignes continues.
J’ajoute que toutes les formes de gaspillage sont pour longtemps interdites à notre pays. L’une d’elles consiste à gaspiller notre prestige, ou à le démonétiser, sans savoir par quoi nous le remplacerons, ni si nous le remplacerons. Dans cette contrée lointaine dont j’arrive, — lointaine, mais affectueuse, et qui avec raison considère comme un peu sien notre patrimoine moral, — j’ai pu constater par exemple de quelle lumière sans déclin s’entoure l’idée de l’Académie française. Le lettré y voit l’Assemblée de beaucoup la plus haute, la plus vénérable qui existe à travers le monde et qui se voue aux intérêts de l’esprit. L’homme de la rue ne saurait peut-être pas en donner une définition exacte. Mais pour lui c’est une sorte de sanctuaire très illustre, que la France a le bonheur de porter sur son vieux sol, et d’où, à de certains moments, se font entendre, par-dessus les tumultes accidentels, les voix de la sagesse et de la vérité. Sommes-nous encore assez riches pour avoir le droit de traiter légèrement un tel capital d’autorité et d’influence ? Une autre forme de gaspillage ne serait-elle pas, pour la période qui vient et qui doit marquer notre renaissance, ce que j’appellerai la sécession des meilleurs, j’entends par là leur répugnance, souvent très honorable dans son principe, et de faible inconvénient en d’autres époques, à rejoindre leurs pairs, à faire rassemblement avec eux, pour augmenter le rayonnement commun, fût-ce en acceptant un léger accroc à leur réputation d’indépendance ? Je dis : réputation, car pour ce qui est de l’indépendance réelle, un peu de caractère doit suffire à la préserver. Au surplus, n’y a-t-il pas quelque inconséquence à reprocher à des corps comme celui-ci de ne point assez se renouveler, si d’ailleurs l’on se refuse à leur en fournir l’occasion ? C’est du moins un argument qui m’a semblé très fort quand je l’ai recueilli de la bouche d’autrui.
Vous voyez donc, Messieurs, qu’en me faisant ce grand honneur, vous me trouviez on ne peut mieux préparé à en sentir le prix.
Du même coup, vous me témoigniez que vous aviez compris les raisons de mon long exil, et que vous approuviez le travail que j’avais essayé de faire, pendant toutes ces années et dès le premier jour, pour servir, par tous les moyens à ma portée, la cause de la France et celle des libertés humaines. Notre pays — rappelons-nous l’été de 40 et ce qui suivit était une place forte, durement occupée sévèrement coupée du reste du monde. Sa voix même, on s’efforçait de l’étouffer, ou, ce qui était peut-être encore plus grave de la dénaturer. Il était essentiel qu’elle pût, ailleurs, jaillir publiquement et sans contrainte, et qu’au moins quelques Français, à qui le monde était disposé à faire crédit, fussent en mesure d’affirmer que la France ne s’était pas reniée, qu’elle ne renonçait ni à son passé ni à son avenir, qu’elle demeurait du même côté de la bataille, qu’elle résistait déjà dans le secret de son cœur et se préparait sûrement à le faire d’une autre façon, qu’elle entendait bien être finalement victorieuse avec ses vieux amis, et participer activement à la victoire dès que s’offrirait la première lueur d’une opportunité. Voilà ce que, dès le lendemain de la défaite, nous disions là-bas de toutes nos forces, et que nous tâchions aussi de faire entendre au peuple de France, par le canal de la radio anglaise et de l’américaine, tandis que vous, ici, mainteniez le moral de la nation, l’arrachiez au sentiment de déchéance, la gardiez disponible pour les revanches du destin. C’est ainsi, Messieurs, que les uns et les autres, nous avons fait notre possible à la place où nous étions, et que nous avons le droit de nous serrer les mains en nous regardant bien franchement. Seuls méritent, selon les cas, notre condamnation, ou notre mépris, ou notre indulgence apitoyée — quand je dis « seuls », je ne suggère pas, hélas ! qu’ils ne soient qu’un petit nombre — ceux qui ou bien ont été les serviteurs de l’ennemi, parfois ses rabatteurs ou ses gardes-chiourme ; ou bien, confrontés à des situations difficiles, ont montré envers la force plus de docilité, ou de complaisance, qu’il n’était rigoureusement inévitable. C’est grâce à l’appréciation loyale, humaine, sévère quand il le faut, de toute cette diversité dans les services, les situations, les devoirs, c’est par l’observation de ces vérités nuancées, que la réconciliation des Français devrait bientôt cesser d’être un problème.
L’exil, vous le concevez, Messieurs, quelles que soient les tâches dont on s’efforce de le remplir, laisse du loisir pour la méditation. Durant ces années, je n’ai pu manquer de beaucoup réfléchir. Et d’abord à la terrible aventure, intellectuelle et morale, qu’ont vécue les hommes de mon âge. Nous avons commencé à prendre conscience du monde, à nous initier aux rites et aux mystères de la pensée ; nous avons débuté avec de petits bouts de rôle dans le drame historique de l’esprit, alors que lent siècle faisait ses débuts lui-même. Or tous, plus ou moins, même quand nous étions ou croyions être ravagés par le tourment intérieur, même quand nous apportions le tribut de nos jeunes âmes au désespoir métaphysique, nous avions dans notre héritage l’optimisme du XIXe siècle. Car ce grand siècle, cet heureux siècle, a été, dans l’ensemble, optimiste et confiant.
Ici, je devine que l’on m’arrête. Grand ? Heureux ? Le XIXe siècle a-t-il mérité de tels éloges ? Pour ma part, je le crois ; et je le crois encore bien plus aujourd’hui qu’il y a trente ou quarante ans. Sa grandeur, peut-on la contester, quand on veut bien réfléchir, sans parti-pris doctrinaire, à ce qu’il a créé dans tous les ordres ? Son bonheur, est-ce à nous d’en faire fi après les décades que nous venons de vivre ? Certes, aucune époque n’apparaît comme pleinement heureuse, même quand nous avons la prudence de circonscrire à quelques régions fortunées l’image que nous en formons. C’est un jeu que d’y dénombrer les tares et les lacunes, les détails odieux ou funestes, les vices de fond, les germes mortels. Tout est affaire de plus et de moins. Bornons-nous à reconnaître que de 1815 à 1914, — car c’est bien ainsi que l’on s’accorde maintenant à délimiter le XIXe siècle vrai, — une bonne partie de l’humanité s’est approchée, plus qu’elle n’avait jamais fait, d’une vie libre, honorable, imprégnée de bienveillance ; s’est écartée, par un mouvement à peu près continu, de la violence, de l’oppression, de la cruauté, de l’injustice individuelle ou collective. N’oublions pas que vers la fin de ce siècle, — dont l’horoscope semblait combiner le signe du Christ et celui de Marc-Aurèle, — le monde entier en était arrivé à s’émouvoir pour le sort d’un seul homme injustement condamné, ou pour celui d’un tout petit peuple injustement attaqué et envahi. Pouvons-nous le rappeler sans rougir, sans mesurer la profondeur de notre chute ?
J’ai dit aussi que ce siècle avait été dans l’ensemble optimiste et confiant. Qu’il ait produit des penseurs pessimistes, de grands artistes pessimistes, même des théoriciens enivrants du pessimisme, c’était naturel et inévitable ; car il a produit un peu de tout. Son génie libre et foisonnant pointait dans toutes les directions. Mais son pessimisme gardait quelque chose de bien portant, je dirai même de parfois jovial. Il procédait moins d’une expérience amère que des audaces de l’intelligence. Or ces audaces emportent toujours avec elles une certaine joie. De plus, le milieu bouillonnait d’une sève trop forte pour que l’angoisse du lendemain pût sérieusement s’installer dans la sensibilité commune. La science elle-même, encore jeune, et qui ne faisait qu’un apprentissage timide de sa sorcellerie, semblait ne promettre à l’homme que des bienfaits. L’on espérait malgré soi. À travers toutes ses aventures philosophiques, sociales, politiques, ce siècle a misé hardiment sur l’avenir. Il a pu avoir, sur les ressorts du changement, des opinions différentes, ou contraires. Certes, il n’avait pas tardé à entreprendre la critique de cette notion simple et naïve du progrès, que les encyclopédistes et les hommes de 89 lui avaient transmise. C’est lui qui élabora, et remania, par maintes retouches, l’idée, toute différente, d’évolution. Au cours de ces retouches, et des analyses qu’elles supposaient, il lui arrivait de découvrir, ou de prêter à la transformation des choses, dans l’univers et dans l’humanité, des mécanismes dont la contemplation n’était pas très rassurante. En un sens, il nous a préparés théoriquement aux pires déconvenues, aux pires désastres, aux pires réveils de l’animal humain, aux déviations les plus monstrueuses de l’histoire. Si nous sommes équitables, nous ne pouvons pas lui reprocher de nous avoir endormis dans de béates visions. Mais lui-même, au total, avait bien de la peine à ne pas croire en une poussée créatrice de la nature, et en particulier de la nature sociale. Il lui fallait faire violence à son humeur pour ne pas admettre, ou insinuer, que cette poussée, si aveugle fût-elle, s’orientait à tâtons vers le mieux. C’est en quoi l’Évolution créatrice de Bergson, la dernière grande œuvre philosophique du XIXe siècle tel que nous sommes convenus de le délimiter, apparaît bien comme le couronnement et la synthèse, dans la mesure où une synthèse était possible, de l’effort que venaient de prodiguer plusieurs générations pour penser clairement, et toutefois avec une profusion fidèle, le monde obscur où nous sommes.
Oui, un avenir orienté, c’est là une croyance commune que nos devanciers et maîtres nous léguaient, en dépit de leurs querelles.
Dans mes rêveries d’exil je retrouvais ce que cette foi avait eu pour chacun de nous de vivifiant et de fécond. J’en reconnaissais à distance l’effet dans mes propres balbutiements. N’avais-je pas proclamé, salué, comme le fait majeur du monde actuel et du monde à venir l’avènement croissant du groupe humain, de l’être collectif qui absorbe et transcende l’individu ? Et même ceux qui ne partageaient pas cette foi, ou y introduisaient de sérieuses réserves, étaient d’accord pour attendre du XXe siècle l’élaboration d’un monde nouveau, plus humain encore que le précédent, plus souple à l’exigence morale, profondément pacifique, ennemi de toute violence, et tenant toutes ces vertus d’une sorte supérieure d’harmonie organique. Tous aussi nous étions d’accord pour assigner dans un tel monde une fonction éminente à la littérature. En même temps qu’elle achevait ses propres fins, et continuait à créer des chefs-d’œuvre capables de se justifier par leur seule beauté, elle devait se faire plus que jamais la suprême conscience de la société, et pour cela ramener à elle l’immense amitié des hommes que certains raffinements récents de l’esthétique littéraire avaient pu effaroucher.
Mais ce sont là des formules bien abstraites. Elles traduisent par une sorte de dessin géométrique ce qui fut pour nous une aventure vivante. Du même coup, elles la dessèchent et l’appauvrissent. Surtout elles laisseraient croire que, cet héritage de l’âge précédent, nous le recevions d’abord par les livres, les tendances intellectuelles, les doctrines. Ce ne serait pas exact. S’il n’y avait eu pour agir principalement sur nous que des livres et des doctrines, il est probable que nous leur eussions opposé cette défense par la contradiction dont la jeunesse a le goût. Mais, à la vérité, nos vingt ans se trouvaient baignés dans une certaine vie exaltante, que les générations qui nous précédaient avaient composée pour nous, dont elles avaient peu à peu élaboré, concentré les pouvoirs magiques sans avoir eu le temps d’en prendre une conscience suffisante, ni d’en tirer, pour les jouissances de leur âme, cette essence de réalité que nous appelons poésie. Nous étions les enfants de la grande ville moderne ; et je dirai presque en un sens ses premiers enfants reconnus et comblés. La grande ville respirait autour de nous et à travers nous. Ses rues étaient les sentiers de notre promenade. Ses cours profondes d’immeubles les fourrés où nous épiions les palpitations de la vie. Les rumeurs de ses épais quartiers, de ses gares distantes, la vibration au loin des faubourgs en nous accompagnaient d’une musique perpétuelle. C’est dans les rues de la ville, dans les carrefours tournoyants, que nous apprenions cette confiance dans la multitude, cet instinct de la multitude — comme le fils du pêcheur apprend la mer, et la connaît de si près qu’il ne songe plus à la craindre. Comment aurions-nous pu ne pas aimer cette foule, qui ruisselait alors libre et heureuse ? Comment imaginer que sa plus intime tendance n’était pas d’accroître encore sa fluidité, sa perméabilité à toutes les lumières et à tous les souffles ? Et pour nous, car nous le sentions, — comme à certains jours l’on sent que toutes les forêts d’une contrée sont inclinées par le vent d’ouest, et leurs murmures se chevauchent, — toutes les grandes villes du monde se touchaient et se prolongeaient. Il se développait ainsi une fraternité — faite de chaleur propagée et de pulsations — qui sans doute pouvait de la raison abstraite, de l’espérance réfléchie, recueillir un encouragement — mais qui d’abord était charnelle, qui d’abord était le champ recouvert par un même réseau de frémissements. Cette fraternité, nous l’appelions parfois l’Europe ; parfois, quand le réseau de frémissements était lancé d’une main plus hardie, le monde. Et la poésie, la littérature, étaient avant tout ce réseau de frémissements rendu visible par le langage. La poésie, la littérature étaient révélation de la réalité, don de la réalité à tous les hommes, pour peu qu’ils voulussent bien s’en saisir.
Et savez-vous, Messieurs, quelle sorte de vision — moitié souvenir, moitié emblème — me revient de préférence lorsque j’essaye de me remettre dans les états de grâce de ce temps-là, pour m’assurer que ce n’étaient pas des songes de la nuit, qu’ils étaient bien réels et quotidiens ? Je revois un pont de Paris, un des derniers en amont. Plus ou moins le pont d’Austerlitz, ou quelque chose qui lui ressemble. Il fait un matin de soleil léger, à peine brumeux — juste assez pour que le ciel perde ses limites, et que chaque forme signifie un peu plus qu’elle-même. La Seine s’élargit vers l’est. Le pont suivant, qui est éloigné, se distingue mal. Une fine passerelle éloignée de métro s’appuie à une rangée fuyante de docks. Il règne, dans tout cet espace, une dilatation de port fluvial et d’estuaire. Derrière vous le travail de Paris fredonne. Et cela ne finit pas à l’horizon. Ce n’est qu’un départ, une tige gonflée. Plus loin, en vertu d’une continuité mystérieuse, là où le ciel bleuâtre cesse d’appartenir à un lieu, l’on devine, l’on touche presque Anvers, Londres, Rotterdam, Copenhague, Hambourg ; d’autres bassins, d’autres estuaires, d’autres espaces où dans la brume et le soleil s’accroît la vie moderne, d’autres grappes suspendues à la tige gonflée. Tout cela est notre domaine. Nous pouvons y avancer librement. Sur chaque pavé des quais lointains le pas de l’homme moderne pourra se poser s’il lui plaît, sonner dans la rumeur accueillante. Tout cela est notre pays neuf, une vaste patrie jeune comme nous, oublieuse de l’histoire, faite de multitudes qui se rejoignent. Il y a sans doute des périls embusqués dans l’avenir. Mais quelle raison de croire qu’ils soient jamais les plus forts ? Cette respiration du monde moderne, que vous sentez contre vous, cette robuste poitrine, avec sa dilatation d’estuaire et son haleine de soleil à peine brumeux, ne sont-elles pas rassurantes plus que tous les raisonnements ? Il y aura peut-être des crises de croissance. Mais ce qui nous attend en avant, ce ne peut être que la maturation de ce monde moderne dont la vigueur printanière fait bourdonner notre tête.
Quand, dans mes méditations de 40, de 42, je comparais ces visions de notre jeunesse avec le presque demi-siècle que nous venions de vivre, je ne pouvais me défendre, vous le pensez, de quelque amertume. Certes la littérature, en ce qui concernait son domaine propre, n’avait pas mal joué sa partie. J’ai l’impression en effet qu’en cette première moitié de siècle, elle a connu une fort belle époque ; qu’elle a produit quantité d’œuvres éminentes et originales ; qu’elle a réconcilié dans une large mesure le petit nombre et le vaste public, l’exigence d’art et l’exigence humaine ; et qu’à défaut d’être la conscience d’un monde harmonieux ou en marche vers l’harmonie, — ce qui ne dépendait point d’elle principalement, — elle a su être la conscience vibrante, mais relativement sereine et, dirai-je, classique, d’un monde affreusement tourmenté.
Même il ne manquera pas de gens pour prétendre que les malheurs incomparables de notre temps ont eu le meilleur effet sur notre littérature. Nous retrouvons là une thèse déjà ancienne et rebattue. L’on a essayé bien des fois de nous démontrer que les époques poques les plus brillantes, les plus fécondes pour les lettres et les arts ont coïncidé avec les moments historiques les plus troublés, voire les plus désastreux. Avouons que ce serait assez horrible, si c’était vrai ; et qu’une telle idée est propre à jeter sur le monde tout entier une lueur néronienne, ou satanique. On nous cite l’exemple des villes italiennes au début de la Renaissance, celui du XVIe siècle occidental, pourtant déchiré par les guerres de religion, si même l’on ne remonte pas jusqu’à la Rome des derniers temps de la République, ou jusqu’à l’Athènes du Ve siècle avant notre ère, à qui certes les émotions ne manquèrent pas. Mais la thèse n’est--elle pas spécieuse ? J’y verrais, pour un peu, l’une de ces prouesses chères aux sophistes, artificiers redoutables que rien n’embarrasse, ni l’éloge de la puce, ni celui de la fièvre, ni probablement un panégyrique, de la fin du monde. On trouverait en aussi grand nombre des exemples contraires. Nous avons entendu parler, n’est-ce pas, d’un certain siècle de Louis XIV, où une longue tranquillité intérieure ne semble point avoir nui aux travaux de l’esprit ; et personne ne poussera le paradoxe jusqu’à soutenir que les guerres du roi, hors des frontières, fournissaient à nos écrivains et artistes la dose d’angoisse dont ils avaient besoin pour créer. Je crois me souvenir d’avoir observé, en feuilletant des ouvrages sur l’histoire de l’Extrême-Orient, que plusieurs des périodes éclatantes de l’art chinois, de la pensée chinoise, ont coïncidé avec des âges de prospérité et le règne d’empereurs pacifiques. Sans aller chercher si loin, ne nous suffit-il pas de comparer la relative stérilité, dans la littérature et l’art, de la Révolution et de l’Empire, avec l’exubérante fécondité du règne de Louis-Philippe ? À la vérité, les rapports que l’on essaye ainsi d’établir ne sont ni simples, ni de signe constant. Il arrive que de grands accidents historiques procurent à de grands esprits une excitation qu’ils soient capables d’utiliser. Il arrive que l’excitation soit inutilisable, et seulement brisante. À l’opposé, une longue stabilité peut tourner à la stagnation, favoriser la somnolence spirituelle, l’ingéniosité à vide, l’habileté creuse, la préciosité décadente. Mais elle peut aussi bien permettre à une culture de mûrir avec ampleur, d’atteindre son apogée. Dans le cas présent, ce que nous accorderions, ce serait à la rigueur ceci qu’en relisant par exemple les auteurs des années 90, nous sommes quelquefois agacés par le caractère microscopique de leurs ennuis, dont ils font copieux étalage, et par la disproportion de leurs gémissements. Les jeux de la vie qu’ils nous décrivent sont décidément un peu futiles. Même leurs amours, même leurs passions, s’apparentent aux divertissements d’une existence mal ventilée. Les poètes passent beaucoup de temps à poursuivre un reflet dans une vitre ; et ce temps, ils ne sont pas sûrs de ne pas le perdre, doute qui les honore. Oh ! je ne hasarde point ces remarques sans scrupule. D’abord, elles sont loin de s’appliquer à tous. Et puis, ne serions-nous pas bien aises de connaître à notre tour une paix si durable qu’elle en deviendrait ennuyeuse, une vie si peu agitée, si peu menacée, qu’une ride à fleur d’eau nous y semblerait un événement ? Enfin, gardons-nous d’un rapprochement trompeur. La littérature n’avait pas attendu la catastrophe pour s’arracher aux petits ennuis, et élargir son horizon. D’elle-même, elle s’était avisée que le monde moderne la pressait de toutes parts, réclamait conscience, expression, sublimation en chose de beauté. Le pont d’Austerlitz ressemblait peu à une cellule de douillette mélancolie. Quand retentirent les tonnerres de 1914, il y avait au moins dix ans que la jeune poésie, pour ne parler que d’elle et ne point évoquer ses admirables précurseurs, avait renoncé aux gentillesses, et aux murmures, et réclamait, comme son bien propre, les suprêmes intérêts de l’âme humaine, et toute la geste des temps nouveaux.
Quoi qu’il en soit de ces relations entre le devenir historique et la vie de l’esprit, il demeure que la littérature, si nous en supprimons quelques régions basses, n’est pas ce qui a fait le moins d’honneur à cette première moitié de siècle. Comme me le disait-un vieux libraire : « Plût au ciel que tout eût marché aussi bien ; » Mais nous sommes si décidément sortis de la tour d’ivoire — quand, la sortie ne fut pas volontaire, elle eut lieu par voie d’expropriation publique, ou de réquisition — que pas un de nous, je crois, n’oserait penser : » Puisque ce fut une bonne saison pour les lettres, c’est le principal. » Tous, en tant qu’êtres humains, nous avons souffert d’immenses désillusions, dont rien ne saurait nous consoler. Les plus sceptiques, en ce qui regarde le fond de la nature humaine, les plus portés à sourire quand on leur parlait d’un progrès moral de l’espèce, ne s’attendaient pas à être les témoins, plus d’une fois les victimes, d’un réveil si énorme, si orgiaque de sauvagerie. Même s’ils se défiaient des instincts permanents, ils ne se défendaient pas d’admettre que les mœurs, l’habitude des lois, la crainte de l’opinion, eussent enveloppé la bête primitive d’une hypocrisie quelque peu résistante, de ce que les psychologues appellent un réseau d’inhibitions trop serré pour se déchirer brusquement et de partout. Pour ceux qui, toutefois sans naïveté, faisaient à l’homme plus de crédit, le croyaient lentement perméable à ses propres idées morales, et transformable par elle (l’histoire des trois siècles précédents ne semblait-elle pas l’indiquer ?), la désillusion a été plus cruelle encore. Certes, ils avaient la ressource de se dire que l’éruption de sauvagerie ne s’était pas produite n’importe où. Ils pouvaient se flatter de l’idée que la méchanceté millénaire de l’espèce s’était ramassée en des endroits de la terre tristement privilégiés, y avait trouvé son exutoire, et que cet accident tardif ne condamnait pas en bloc le travail de la civilisation. Pourtant, n’était-ce pas une circonstance bien troublante, que ce cataclysme moral eût choisi à deux reprises comme point d’origine, non quelque endroit faiblement et superficiellement atteint par la civilisation moderne, mais un pays qui depuis des siècles avait fourni au monde quelques-uns de ses plus grands philosophes, de ses plus grands musiciens, de ses plus grands poètes ; qui en particulier dans le dernier siècle avait donné à la science un bon nombre de ses maîtres et de ses méthodes, à cette science en qui Renan voyait l’antidote le plus efficace contre toute barbarie ? D’autre part, n’était-ce pas sous leurs yeux, sous le ciel même de la patrie, dans l’enceinte de la cité, dans celle de la profession, que fleurissaient des formes de méchanceté qui n’étaient pas directement sanguinaires, qui n’auraient pas eu le courage de l’être, qui n’en étaient alors que plus basses ? Formes de méchanceté, de nature servile, qui sans doute ne sont pas nouvelles chez l’homme en société, mais dont on pouvait croire que soixante-dix ans de liberté politique nous y avaient rendus impropres, de même que les vols de la rue disparaissent dans les pays où, pratiquement la misère n’existe plus. Oh ! nous ne sommes pas assemblés ici pour aviver d’odieux souvenirs. Mais il y a des degrés d’oubli qui ressembleraient de bien près à la sottise et au manque de virilité. Comment oublier par exemple que des Français, — et pas seulement une poignée, hélas ! je le répète, — non contents de chercher une sauvegarde, ou un profit personnel, en caressant l’ennemi, ont désigné à sa férocité d’autres Français, ont appelé sur d’autres Français, ou sur leurs familles, les sévices, l’emprisonnement, la mort ? Si nous tentions, par goût du repos ou par mollesse, d’écarter de tels souvenirs, ils surgiraient d’eux-mêmes, sans notre permission. Il y a peu de semaines, quand je préparais ce discours, dans une maison de province longtemps abandonnée, ma main, distraitement, ouvrit un tiroir. Dans ce tiroir une personne chère — morte depuis dans les geôles de l’ennemi — avait placé, peut-être pour qu’un jour je pusse les lire — des coupures de presse de 41, de 42. Je les ai lues, Messieurs. Des hommes qui étaient de chez nous, qui savaient tenir une plume, qui avaient du métier et de la verve, dénonçaient aux autorités, qu’ils accusaient de coupable tolérance, quelques-uns des écrivains français les plus considérables — plusieurs d’entre eux sont assis dans cette salle — et réclamaient contre eux des mesures énergiques. Et pourquoi ? Parce, que ces écrivains montraient beaucoup de tiédeur envers l’ordre nouveau, ou dans leur œuvre passée avaient manifesté un penchant pour les libertés démocratiques, ou semblaient douter de la victoire allemande, ou, crime plus subtil, s’enfermaient dans une retraite et un silence infiniment suspects. Quant aux exilés, qui avaient l’audace d’appeler le monde entier à la lutte, et d’appuyer, je cite : « la trahison degaulliste », il n’y avait pas d’injures qui leur fussent épargnées, pas de représailles que, pour eux si un jour on les tenait, ou leurs proches, ces valets d’écriture ne leur fissent craindre.
Vous me direz : « C’était bien peu de chose, à côté de tout ce que nous avons vu. » Je le sais. Je ne prétends pas verser une pièce au dossier. Je me suis borné à ne pas rejeter — puisqu’un hasard venait de me le tendre — un de ces petits faits significatifs dont Stendhal et Taine étaient friands. Je ne perds pas de vue non plus, croyez-le bien, que dans le même temps, d’autres Français, beaucoup plus nombreux, donnaient mille preuves de courage, de dévouement généreux, acceptaient le risque de la prison, de la déportation, de la mort, soit pour sauver des compatriotes poursuivis, soit pour maintenir le contact avec nos alliés, soit pour organiser cette résistance qui sera, dans l’histoire, l’un des honneurs principaux de notre pays. Mais il n’y a pas une somme algébrique du bien et du mal. L’admiration que les uns nous inspirent n’a pas le pouvoir d’effacer, en le compensant, le dégoût que nous gardons pour les autres. Il nous a fallu redécouvrir que le bien et le mal ne sont pas de simples nuances d’une gamme continue, qu’ils sont à leur manière des absolus, des substances étrangères et incommensurables. Et l’un des résultats de ces terribles années n’est-il pas de rendre une valeur à la vieille idée populaire des bons et des méchants ? Dans les périodes faciles, les bons et les méchants se laissent aisément confondre. Un vernis à reflets ambigus les recouvre. Mais des épreuves comme celles que nous avons connues agissent à la manière du feu et des acides. Elles rongent la surface ; elles dépouillent la nature profonde. Elles font apparaître, sous le banal honnête homme, tantôt le lâche, l’envieux, le fourbe, l’esclave-né, quand ce n’est pas le bourreau sadique, ou le psychopathe tortionnaire ; tantôt l’homme spontanément loyal et courageux, l’ami sûr, le camarade incapable de trahir, quelquefois le héros et le saint. De pareilles découvertes laissent des traces dans nos sensibilités. Il y a des êtres que maintenant nous aimerons plus que nous n’eussions jamais fait. Il y en a d’autres qui, même pardonnés, ne regagneront pas entièrement notre confiance. Oh ! je ne néglige pas la catégorie intermédiaire, qui est vaste. Beaucoup de gens semblent n’avoir péché que par faiblesse, par docilité au milieu et aux circonstances. Mais chez ceux-là encore, je suis persuadé que pour des yeux attentifs une certaine coloration dominante s’est laissée voir, qui selon les cas permettrait de dire : « Ce sont au fond de braves gens, qui ont manqué de ressort », ou au contraire : « Ce sont des malfaiteurs qui ont manqué d’occasions. »
De toute façon, et j’en reviens à mon propos, il est peu probable que les hommes de ma génération, et de la suivante, soient tentés, quand ils dresseront le bilan de leur expérience, de donner en bloc à leurs congénères ce témoignage bénisseur, ce satisfecit étonnamment privé de réserves, par lesquels Renan, vieillard comblé, termine ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse.
Aux désillusions communes, que je viens d’évoquer, les méditations de l’exil ajoutaient pour moi des questions plus personnellement poignantes. Ne venions-nous pas d’assister depuis un quart de siècle à un avènement, à un triomphe, sans précédent à ce degré, des groupes humains, des êtres collectifs, des multitudes avec leurs passions, bref à un âge d’or de toute cette faune gigantesque ? Cet avènement, sous des formes diverses et d’apparence contradictoires, n’avait-il pas pris, presque tout de suite, un caractère monstrueux ? Ne s’était-il pas accompagné d’un ébranlement de nos valeurs morales et de nos conditions d’existence ; puis d’une catastrophe où toute notre civilisation risquait de périr ? Certes, si je ne tenais qu’à une justification intellectuelle, je pouvais me répondre par des arguments qui n’étaient pas de purs sophismes. D’abord n’avons-nous pas à distinguer ici, comme en toutes choses, l’ordre du fait et l’ordre du droit ? Prendre conscience d’une réalité qui s’impose à vous est une des fonctions de l’esprit. Juger cette réalité, lui attribuer un degré de bienfaisance ou de malfaisance est une fonction toute différente. Dans le travail du littérateur, comme dans celui du moraliste, ces deux opérations ne se confondent pas. Le dramaturge, le romancier qui peignent les passions dans le détail, ou nous montrent la place qu’elles tiennent dans la vie de l’homme, ne prétendent pas les recommander. Même s’ils en chantent les délices, même s’ils s’efforcent d’en épouser les mouvements, ils n’indiquent pas par là qu’elles leur paraissent, objectivement, et indifféremment, des états souhaitables. Accorder aux structures, aux émotions et passions collectives, une importance primordiale, était-ce, à l’aube de ce siècle, faire preuve d’un faible sentiment de la réalité moderne ? Essayer d’y voir clair, un peu plus clair qu’on n’y avait vu jusque-là, était-ce une faute contre l’esprit ? Savoir mieux de quoi elles étaient capables, quelle nouvelle création, quel nouvel âge de la terre les groupes humains portaient dans leurs flancs, était-ce en approuver d’avance tous les développements, quels qu’ils fussent, accepter avec le reste les délires et les monstres ? Mais je reconnais que la clairvoyance, dans ce cas, s’accompagnait souvent d’accents lyriques et ressemblait fort à l’adhésion de l’amour. Ici j’invoquerai une excuse qui vaudrait, je crois, dans le passé, plus ou moins pour tous ceux qu’a visités, un jour ou l’autre, l’intuition du futur. Quand un homme a le sens de l’avenir, quand en outre, par une sorte de loyalisme à l’égard de l’univers, qu’il tient à la fois de sa nature et de sa formation, il répugne à se séparer de l’avenir, à se tourner contre lui, il s’efforce d’aimer ce qu’il prévoit ou pressent. Dans le règne des groupes humains, dans la prochaine transfiguration des multitudes, notre désir d’aimer l’avenir tâchait de n’apercevoir que les motifs d’espérance et d’exaltation.
Notre tort était de ne pas avoir aperçu en même temps, et avec la même force, qu’il y a une maladie des multitudes. Elles y sont effroyablement sujettes. Aucune défense naturelle ne les en préserve. Un accident du climat historique suffit à les y précipiter. Et plus le groupe humain acquiert d’homogénéité et de puissance, plus chez lui les accès du mal deviennent furieux et générateurs de catastrophes.
En d’autres termes, une fatalité bienveillante ne dirige pas le développement des multitudes vers l’harmonie, la paix, le partage fraternel des jouissances et des biens. Elles restent une proie désignée pour le faux prophète et l’imposteur.
C’est ici que doivent intervenir deux remèdes préventifs, les seuls dont l’action s’exerce en profondeur, les seuls capables, s’ils sont administrés assez tôt et continuement, d’immuniser les multitudes contre la maladie qui les guette. Ces deux drogues saintes se nomment la raison et la liberté. Raison voulant dire : esprit critique, respect incorruptible de la vérité, refus de pactiser avec le mensonge, même le mensonge prétenduement utile, même le mensonge orchestré par l’enthousiasme. Liberté voulant dire : résistance de tout le contenu de la personne à toute la pesée circulaire et articulée de l’oppression ; rejet du conformisme, quelles qu’en soient l’excuse ou la couleur ; ceci enfin, qui est encore d’un accent plus haut, et que j’appellerai la divine insurrection de l’âme contre les idoles.
Sans doute l’on pourrait chercher à nous embarrasser, en faisant valoir que la raison et la liberté sont par nature des produits de l’individu, des sécrétions de défense de l’individu contre le groupe ; et que chaque avance de la conscience collective les met en péril. Je l’accorde. Si l’on m’accorde que le péril surexcite la défense. Un avantage de toute conception organique du monde est précisément de faire apparaître avec plus de force certains antagonismes, et de souligner à nos yeux quelles oppositions sont indispensables à un équilibre vital. Au surplus, il n’est pas très exact de dire que la raison et la liberté sont des produits de l’individu. Elles sont plutôt les résultats les plus précieux du travail très général par lequel la société au cours des millénaires délimite l’individu et le nantit d’une dotation propre ; ou si l’on préfère ceux des produits de la conscience collective qui tendent le plus naturellement à se fixer et se retrancher dans le conteur de la personne.
De même, dans l’ordre politique, la démocratie n’est pas une conquête tardive de l’individu sur l’oppression sociale. Elle est une victoire de la société politique sur elle-même ; victoire qui contrarie en même temps la tendance de l’homme à l’obéissance servile, et celle de la collectivité à l’écrasement des dissidences, donc victoire toujours menacée, et qu’il faut remporter à nouveau d’âge en âge.
Si nous tenons à la démocratie, Messieurs, si nous l’avons défendue selon nos moyens, dans le grand péril qui vient de l’assaillir, si nous sommes prêts à la défendre encore, de quelque direction que vienne le danger, c’est précisément parce que, dans l’imperfection inévitable des institutions humaines, elle apparaît comme le régime qui a su accorder le plus de place tout ensemble à la raison et à la liberté. Dans son essence philosophique, la démocratie n’est pas le règne des masses, abandonnées à leurs impulsions, à leurs passions, à leurs crises d’idolâtrie. C’est un arrangement de mécanismes politiques, le plus efficace qu’on ait trouvé, avec certes bien des tâtonnements et des erreurs, pour assurer à la raison impersonnelle une souveraineté sur les intérêts particuliers et les passions, tout en maintenant en faveur des personnes le maximum de liberté compatible avec l’ordre social. C’est en outre l’idée qu’un régime fondé, en dernière analyse, sur la primauté de l’esprit, doit reconnaître à l’esprit un privilège exceptionnel : à savoir une liberté qui dépasse celle de la personne ; puisqu’en principe elle est totale.
Pour prendre les choses d’un autre biais, si nous voulions ramener la maladie des multitudes à son agent principal, nous dirions que c’est le fanatisme, qui est un conformisme devenu fou. Mais le fanatisme, vous le savez, Messieurs, n’est pas le privilège d’une doctrine. Il est la forme délirante que peut prendre n’importe quelle doctrine, et qui lui donne auprès des masses une force de pénétration, de diffusion, d’incendie, dont les ravages deviennent promptement irrésistibles. Si la raison et la liberté sont tellement indispensables dans la diète ordinaire des peuples, c’est précisément parce qu’elles sont les dissolvants les plus énergiques du fanatisme. Et si le climat démocratique nous paraît préférable à d’autres, c’est parce que le fanatisme, loin d’y prospérer, s’y étiole.
À ce propos, et au risque de ne plaire à personne, j’aimerais à signaler que chez nous, dans les époques de bonne santé intellectuelle, les tendances que nous étiquetons un peu sommairement : la pensée de gauche et la pensée de droite, ont exercé l’une sur l’autre une action bienfaisante de contrôle et d’éveil. Elles se sont mutuellement défendues contre leur perversion en fanatisme. Les esprits de gauche étaient là pour répéter à ceux d’en face que le monde est en mouvement, que l’ordre, sous peine d’être brisé, doit consentir à la justice ; qu’un abus ne devient pas sacré en vieillissant ; que le passé ne survit qu’autant qu’il se transforme, et que l’avenir aussi est un visage, aux traits incertains mais passionnément attachant. Les esprits de droite — je laisse de côté, bien entendu, à droite comme à gauche, les marchands de haine, les professionnels de l’injure, ceux qu’une méchanceté de vocation désigne d’avance comme les procureurs du tyran ou de l’ennemi éventuels — les esprits de droite nous mettaient en garde contre le danger des illusions, même généreuses. Ils nous rappelaient, par exemple, que la nature humaine n’a guère changé depuis la forêt primitive, que la foule n’est pas foncièrement bonne, ni scrupuleuse ; que les masses ne sont point habitées par une sorte d’inspiration qui les dirige infailliblement, ou leur fait choisir le chef, les chefs, en qui s’incarnera cette infaillibilité. Il serait extrêmement fâcheux, et dommageable pour notre pays, que l’une de ces deux fonctions vînt à disparaître, ou à se dissimuler.
Nous avons prononcé plusieurs fois les mots : aimer l’avenir. Certes, et surtout pour des âmes jeunes, c’est une grande disgrâce que de ne pas aimer l’avenir. C’est une cause presque irrémédiable de tristesse et d’abattement. Mais pourtant, l’on ne peut pas aimer n’importe quel avenir, accepter d’avance n’importe quel avenir. Il ne suffira pas qu’un jour l’avenir devienne réel pour qu’il ait raison.
Quelles redoutables interrogations cela soulève ! Je les entends dans le cœur, et dans la voix de nos jeunes hommes. Quelques-uns s’écrient : « L’avenir est bouché ! » Je ne crois pas que ce soit le terme exact. Je suggérerai plutôt : « L’avenir est horriblement encombré. » C’est-à-dire qu’il se dresse en avant de nous, plus ou moins loin, d’énormes possibilités, dont beaucoup sont d’énormes périls. Il serait enfantin, sous couleur d’optimisme, de vouloir s’en atténuer l’image, là-bas, en silhouette. Il s’agit de savoir quelle route choisir. Il s’agit même de savoir si l’on peut encore choisir une route. C’est la question de la volonté humaine dans la genèse des événements ; de la volonté bonne et lucide, ou « bonne volonté », et de l’efficacité dont elle est encore capable. Question à laquelle pour ma part je n’ai cessé de consacrer une recherche anxieuse, mais qui se pose, pour chacun de nous, d’une manière chaque jour plus pressante.
Que peut la jeunesse ? Que peut la littérature ? Que peuvent la pensée française et la France entière de ce côté-là ?
Oh ! j’aimerais pouvoir indiquer à nos jeunes gens quelque pont d’Austerlitz où ils iraient recueillir les souffles du monde, les fraternités errantes, les promesses ; où les réponses leur arriveraient enveloppées dans un état de grâce. Mais, nous le savons, les états de grâce sont parfois trompeurs. Sans doute, après tant de déceptions est-il plus prudent de compter sur des réponses laborieuses. Aucun de nous ne peut avoir la présomption d’en détenir la formule. À nous tous, il appartient de les chercher dans la méditation. La marge d’action qui nous reste est petite, point rectiligne, d’un tracé compliqué ; mais elle n’est pas nulle. Entre les énormes blocs qui encombrent l’avenir, les passages sont très étroits et peu visibles. Ils doivent exister pourtant.
Dans la circonstance où nous sommes, je m’en voudrais de ne pas signaler de quel côté s’aperçoit l’une des dernières chances du monde. C’est, à mon avis, dans un renforcement — en vigueur interne et en autorité — des pouvoirs spirituels. Seules les plus hautes activités de l’esprit sont capables de dominer ou de disloquer des périls, dont les plus gros sont nés des inventions de l’esprit, sont des enfants de l’esprit.
Non que je méconnaisse le rôle que joueraient, demain comme hier, dans la genèse des catastrophes, et les intérêts matériels et les passions collectives. Mais d’abord ces forces mêmes, qui sont par nature aveugles, n’ont quelque chance de se laisser dompter que si on les amène, non dans les zones de pénombre, de clarté confuse dont se contente l’opinion commune, mais dans les régions de plus vive lumière mentale, dans les cercles étroits où les projecteurs concentrent leurs feux. Ensuite le pouvoir de destruction qu’ont acquis les catastrophes, celui d’anéantissement total qu’elles atteindront peut-être demain, sont dûs non pas aux intérêts ni aux passions dont elles procèdent, mais aux moyens nouveaux qu’elles mettent en œuvre. Or ces moyens, au lieu de s’apparenter comme jadis aux techniques ouvrières, sortent désormais des œuvres supérieures de l’intelligence par voie de filiation directe.
Enfin la difficulté particulière à chaque problème se trouve augmentée, bien plus que jadis, par les liaisons qu’il forme avec d’autres. Ni la sagesse commune, ni la compétence spécialisée ne sont capables de dominer cet enchevêtrement. C’est pourquoi je crois aux Conseils, et tout d’abord à ceux dont le mode de formation est tel que s’y rencontrent et s’y complètent des lumières diverses de l’esprit. Plus particulièrement, parmi les Conseils, il semble que les grands Corps intellectuels n’aient jamais eu utilité plus vitale, devoir plus urgent, responsabilité plus neuve. Et plus ils sont illustres, plus augmentent ce devoir et cette responsabilité. Il leur incombe aujourd’hui, à mon sens, non de se défendre comme des traditions vénérables, mais de se manifester comme les organes supérieurs de clairvoyance, de prévision, d’avertissement. N’ont-ils pas une sensibilité particulière à des périls qui leur sont, à proprement parler, consubstantiels ? Eux qu’on accuse volontiers d’une espèce de complaisance somnolente pour le passé — et peut-être ont-ils parfois donné prise à ce grief — ne sont-ils pas en réalité, et par une sorte de connivence professionnelle, dans les secrets de l’avenir ? Jamais le cerveau et l’œil — je pense à toutes les catégories de vision — n’ont commandé d’aussi près et avec si peu d’erreurs permises, le destin de l’homme.