M. Jules Lemaître, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Victor Duruy, y est venu prendre séance le jeudi 16 janvier 1896, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
En m’appelant ici à la succession de M. Victor Duruy, vous m’avez fait, non seulement le plus grand honneur que je pusse espérer, mais un honneur dont nul souci de parer ou d’amplifier mon sujet ne sera la rançon. Les obligations que votre choix m’impose aujourd’hui me seront, je ne dis point faciles, mais assurément très douces à remplir. À aucun moment ni dans aucune partie de la vie et de l’œuvre de mon illustre prédécesseur, je n’aurai d’autre embarras que d’égaler mon respect et ma louange aux mérites d’une vie et d’une œuvre si évidemment bienfaisantes. Et cela déjà, Messieurs, est un éloge tout à fait rare.
La certitude et l’activité ; des croyances morales simples et fortes, héritées de l’antiquité grecque et latine, attendries par le christianisme, élargies par la Renaissance, enrichies de toute la générosité acquise par l’âme humaine à travers trente siècles ; des actes conformes à ces croyances ; des écrits conformes à ces croyances et à ces actes ; le plus ardent patriotisme et le plus humain ; les plus solides vertus privées et publiques ; une sincérité entière ; toutes communications ouvertes, si je puis dire, entre la vie publique, la vie privée et l’œuvre écrite ; des passages aisés et tranquilles de la médiocrité à la puissance, de la chaire du professeur à la tribune et au cabinet du ministre, et de là au foyer domestique et au recueillement de l’étude... bref, c’est une vie singulièrement harmonieuse que celle de M. Victor Duruy, et qui laisse une telle impression de force, de suite et de sécurité dans son développement qu’elle fait songer à quelque très belle Vie de Plutarque, — côté des Romains.
J’aurai, pour vous la remettre sous les yeux, un secours qui me deviendrait une gêne si je pouvais avoir la prétention de mieux parler de M. Duruy, ou même d’en parler autrement, que ne l’a fait M. Ernest Lavisse dans l’admirable petit livre qu’il a consacré à son ancien chef et vénérable ami. Le tableau qu’il trace de l’enfance et de la jeunesse de son maître est tout cordial et charmant. Victor Duruy naquit en 1811 d’une bonne race d’ouvriers-artistes employés à la manufacture des Gobelins depuis sept générations. L’enfant respira, à la maison paternelle, ce qu’il y avait de meilleur dans l’âme populaire du temps. Amour de l’ordre et de la liberté, « fidélité aux principes de 89 (et pourquoi non, je vous prie ?), fierté des gloires militaires de la Révolution et de l’Empire, rêve d’une France libre, glorieuse et honorée parmi les hommes », cela composait une sorte de religion civique, commune alors à un très grand nombre de Français, et faite de très antiques bons sentiments, mais qui, naturellement, revêtaient les formes accidentelles propres à cette époque : on n’était pas clérical dans la maison ; on était de ces Parisiens qui, à l’endroit des « capucinades » officielles de la Restauration, retrouvaient les propos de la Satire Ménippée ; et, le samedi soir, on se réunissait entre amis, sous la tonnelle, pour chanter les premières chansons de Béranger.
Né du peuple et dans le plus large courant de l’esprit de la Révolution française — en sorte qu’il n’eut ni à changer ni à se contraindre pour être « avec son temps », — la vie de Victor Duruy, exemplaire, tout unie dans son fond, mais avec un air de merveilleux et, au milieu de son cours, un coup de baguette des fées, ressemble à quelque beau récit de la « morale en action » , à mettre entre les mains des écoliers, de ces écoliers de France pour qui il a tant travaillé.
Ce petit enfant, qui sera un grand ministre, va d’abord à l’école communale de la rue du Pot-de-fer. En même temps il suit un cours de dessin à la manufacture et travaille à l’atelier des apprentis. Mais, le voyant souvent le nez dans un livre, un des habitués du samedi dit au père qu’il le fallait pousser. L’enfant entre donc en 1824, avec une demi-bourse, dans une grande institution du quartier, qui devint plus tard le collège Rollin. Il y reste six ans. Au début, il était un des derniers ; à la fin, il obtient le prix d’excellence. M. Duruy disait volontiers de lui-même : « Je suis un bœuf de labour. » Dès l’enfance, il commença de tracer son sillon, qui fut droit et profond, et fertile en moissons dont s’enrichirent les greniers publics.
Il passe son baccalauréat le 27 juillet 1830, première journée des « trois glorieuses », devant un jury qui portait des rubans tricolores à la boutonnière. La nuit, il saute par-dessus les murs de son collège et, s’étant procuré un uniforme et un bonnet à poil, il rejoint la compagnie de la garde nationale dont son père était capitaine. Il eût bien voulu être un héros : mais sa compagnie fut simplement employée à remettre l’ordre dans la prison de Sainte-Pélagie. Après quoi, le jeune garde national s’en va au collège Louis-le-Grand faire ses compositions d’École normale. Il s’était dit : « Professeur ou soldat ! Si je suis refusé à l’École, je m’engage dans l’armée d’Afrique. » Il ne fut point soldat. Deux de ses fils devaient l’être pour lui.
Entré le dernier à l’École normale, il en sortit, en septembre 1833, premier au concours de l’agrégation d’histoire. C’était, vous le voyez, sa destinée, d’avoir des commencements modestes et des réussites éclatantes, en sorte que chaque épisode de sa vie pût être tourné en exemple et en leçon. Son succès lui valut, après un trimestre passé au collège de Reims, d’être appelé au collège Henri IV, où le roi Louis-Philippe venait d’envoyer deux de ses fils. L’un était le duc de Montpensier. L’autre est ici. Une Providence ingénieuse donnait à ce professeur ardemment français entre nos historiens un élève, futur historien lui-même, profondément français entre nos princes.
Et Victor Duruy continue de creuser à son rang, patiemment, son loyal sillon. Car, dans cette vie si bien composée, la période illustre eut des préparations longues et fortes. Il fut donc professeur pendant plus de vingt ans. C’était un professeur excellent, grave, sans gestes, un peu lent, fait pour la toge, et qui attachait autant par son sérieux même que par le don qu’il avait de voir et de peindre ; profondément respectueux de sa tâche, et qui n’ignorait point, — je cite ses expressions, — que « l’esprit de l’enfant est un livre où le maître écrit des paroles dont plusieurs ne s’effaceront pas ».
Cependant on commençait à le connaître. Tous les collégiens français apprenaient l’histoire dans ses manuels, si clairs, si vivants, et qui firent une petite révolution dans la librairie scolaire. Les deux premiers volumes de sa grande Histoire des Romains paraissaient en 1843 et 1844, et lui valaient d’être décoré par M. de Salvandy. En 1845, il était nommé professeur au lycée Saint-Louis. Puis, M. de Salvandy parla de l’envoyer comme recteur à Alger. M. Duruy accepta la proposition avec joie. Il eût retrouvé là-bas, faisant belle besogne, son ancien élève, M. le duc d’Aumale. Il se voyait déjà enfermé dans un gourbi ou parcourant les montagnes kabyles pour y apprendre la langue et les mœurs des vaincus, et les aimant, et par là les civilisant à mesure qu’on les battait. Le rectorat qu’il rêvait était un rectorat très agissant, très peu sédentaire, debout et même à cheval, avec les larges façons d’un préteur romain de la bonne époque pacifiant une province. Mais sa candidature ne plut pas à MM. Cousin et Saint-Marc Girardin. M. Duruy n’était pas sympathique à ces deux hommes, sans doute par quelques-uns des traits que nous goûtons le plus en lui.
Il aimait, notamment, à dire et à écrire ce qu’il pensait. Et c’est pourquoi, en même temps que l’évidente solidité de son mérite lui valait, même avant qu’une volonté toute-puissante ne s’en mêlât, d’appréciables honneurs dans sa carrière professorale, sa franchise ne laissait pas de lui attirer quelques difficultés. Il paraît que c’était, en 1851, une hardiesse insupportable chez un professeur de l’Université que de préférer Athènes à Lacédémone. M. Duruy ayant, dans un de ses manuels, avoué cette préférence, une note officielle la qualifia d’« audacieuse témérité ». Il eut aussi, en 1853, de longs ennuis pour un court passage de son Abrégé de l’Histoire de France, relatif à la constitution civile du clergé. Enfin, en 1855, soutenant ses thèses en Sorbonne, il eut ce malheur, qu’une page de sa pénétrante étude sur Tibère suggérât à M. Nisard la phrase célèbre : « Il y a deux morales », phrase qui dépassait assurément la pensée de M. Nisard et que celui-ci aurait bien voulu n’avoir pas prononcée tout à fait ainsi, mais que M. Duruy, avec une incorruptible fidélité de mémoire, se souvint d’avoir entendue...
Qu’il y ait « deux morales », il l’avait cru à son heure, le prince aux yeux troubles et aux pensées vagues qui allait faire une des meilleures actions de son règne en élevant au premier rang le professeur du lycée Saint-Louis. La théorie des deux morales, c’est-à-dire, pour parler net, le privilège accordé aux souverains et aux hommes d’État de manquer à la morale dans un intérêt public ou qu’ils estiment tel, peut être également l’erreur volontaire et calculée d’un prince selon Machiavel — ou l’illusion d’un mystique, comme paraît avoir été ce mélancolique empereur au souvenir de qui trop de douleur s’attache pour que nous puissions, nous, le juger en toute liberté d’esprit, mais qui, au surplus, se trouverait sans doute suffisamment jugé, si l’on regarde sa fin, par le mot du grand prêtre à Œdipe : « Malheureux ! malheureux ! je ne puis te donner un autre nom. » Notez que, si la morale double est en effet, dans la plupart des cas, l’invention commode et l’expression du scepticisme, elle se peut parfaitement allier avec la croyance en un Dieu qui se soucie de certains hommes, choisis par lui pour de grands desseins, au point de conclure avec eux, même en morale, des pactes spéciaux. Il est à remarquer que, dès sa seconde entrevue avec M. Duruy, l’empereur Napoléon III ait soutenu contre lui la théorie des « hommes providentiels », exposée dans la préface de la Vie de César. Évidemment, c’était là une de ses pensées habituelles et chères. M. Duruy la combattit avec une respectueuse vigueur ; mais l’empereur ne se rendit point et maintint le passage, ainsi qu’un autre où il expliquait qu’en certains cas on peut légitimement violer la légalité. « On fait quelquefois ces choses-là, avait dit M. Duruy, mais il vaut mieux ne pas les rappeler. »
L’empereur souffrait ces franchises, et n’en pensait — ou n’en songeait pas moins ; car il me paraît avoir songé sa vie plus qu’il ne l’a vécue. L’épopée de son oncle, l’étrangeté merveilleuse de sa propre aventure, lui étaient une sorte d’opium, d’autant mieux qu’il avait été extraordinairement servi par les circonstances, qu’on avait beaucoup agi pour lui, et qu’il avait passé d’une extrémité de fortune à l’autre sans être proprement un homme d’action. Les yeux toujours à demi clos, il ruminait confusément l’affranchissement des nationalités, l’établissement d’une démocratie un peu socialiste et pourtant césarienne et, par là, l’achèvement historique de la Révolution française : grands desseins dont les moyens d’exécution se précisaient mal dans son imagination de doux fataliste qui, ébloui par un destin prodigieux dont il était l’heureux jouet et dont il se croyait le héros, comptait indolemment sur la vertu de son étoile. Il fut de ceux dont on peut dire qu’ils sont meilleurs qu’une partie de leurs actes, parce que ses actes furent rarement siens ou que rarement il y fut tout entier. Il vécut ainsi dans une brume de rêve — qui, vers la fin, s’ensanglanta.
M. Duruy rêvait peu, avait l’esprit net, était actif, croyait à une seule morale, ne se sentait point providentiel. Comment plut-il à l’empereur ? Ceci n’est point un mystère, puisque les hommes s’attirent également par leurs contrastes et par leurs ressemblances. L’empereur aima donc cette netteté, cette précision, ce sens pratique dont il était lui-même si mal pourvu. Il aima aussi cette probité, cette franchise, cette gravité douce. Il trouvait d’ailleurs en M. Duruy (je cite ici M. Ernest Lavisse) « le sincère sentiment démocratique, la générosité d’instincts, la foi aux idées, le patriotisme idéaliste qui étaient en lui-même, et le même amour philosophique de l’humanité ». Enfin — et je suis tenté de dire surtout, — l’auteur de la Vie de César aima l’historien attitré de Rome, de cette Rome dont la période impériale, bienfaisante du moins pendant un siècle, sous Auguste, puis sous les Antonins, occupait l’imagination du neveu de Napoléon Ier, lui présentait à la fois son idéal et son apologie. C’est en lisant le second volume de l’Histoire des Romains, où déjà Caïus Gracchus, si sympathique, semble une ébauche de Jules César, qu’il lui prit envie de connaître M. Victor Duruy.
Il le vit, et tout de suite ces deux hommes s’entendirent. M. Duruy ne dissimula point sa grande liberté quant aux choses de la politique. Sous le gouvernement de Juillet, il avait été de l’opposition modérée. En 1848, il n’avait pas cru qu’une république se fondât en plantant des arbres, et, le ministre Carnot ayant voulu le nommer « lecteur du peuple », il avait refusé cette fonction vague et idyllique. Il n’avait jamais été ni tout à fait pour les gouvernements qui s’étaient succédé, ni entièrement contre, étant vraiment un sage et d’un parti fort supérieur à tous les partis, celui de la raison. Il disait lui-même qu’il n’avait jamais crié ni « Vive la République, » ni « Vive la Monarchie, » ou « Vive le Roi, », ni « Vive l’Empereur ». Nullement indifférent pour cela, ou pusillanime. La haine du désordre républicain ne l’avait point jeté dans la réaction ; il avait voté le 10 décembre 1848 pour le général. Cavaignac ; et aux plébiscites qui suivirent le coup d’État de décembre 1851, il avait voté non. Il expliqua ces votes à l’Empereur, qui lui assura qu’il les comprenait fort bien. L’empereur le prit comme il était. Cela fait honneur à tous deux.
En février 1861, M. Duruy était nommé maître de conférences à l’École normale et inspecteur de l’Académie de Paris ; en février 1862, inspecteur général ; la même année, professeur d’histoire à l’École polytechnique. Il avait passé la cinquantaine, était d’un mérite reconnu, et l’un des professeurs les plus en vue de l’Université. Son avancement ne parut anormal à personne dans sa rapidité tardive.
Or, le 23 juin 1862, étant à Moulins en tournée d’inspection, une dépêche lui apprit qu’il était nommé ministre de l’Instruction publique. Il vit le lendemain l’empereur, qui lui dit simplement : « Ça ira bien. » Et ça alla très bien.
Le nouveau ministre conçut sa tâche dans toute son étendue. Il reprit, très franchement, l’œuvre ébauchée par la Convention nationale. Il était lui-même, par sa foi philosophique et sa conception de la, cité, un Français de la Révolution, mais muni d’expérience historique, et de prudence et d’obstination romaines : quelque chose comme un idéologue pratique (je vous prie de donner au premier de ces deux mots son plus beau sens). Il se dit que depuis un demi-siècle, la classe dirigeante, par égoïsme ou par hypocrisie, avait trahi sa mission, d’une façon générale en limitant à elle-même le bienfait de la Révolution d’où elle était née, et particulièrement en laissant languir l’enseignement public. Il se dit que l’égalité des droits, récemment achevée par le suffrage universel, comportant pour tous plus de devoirs, réclamait aussi pour tous plus de lumières. Il se dit encore que l’accession possible de tous au pouvoir avait pour naturel corollaire l’accession possible de tous à la science, et à tous les degrés de la science. Il considéra que, la Révolution étant rationaliste dans son essence, l’encouragement et la propagation de la science devait être un des principaux soucis d’une société issue de la Révolution. Et, d’autre part, historien averti par l’étude des réalités, il comprit que l’enseignement doit être quelque chose de souple et de varié dans ses formes et qui s’applique aux catégories les plus diverses d’aptitudes, de besoins ou de conditions. Et il comprit aussi que l’enseignement supérieur, plus qu’à tout autre régime, importe au démocratique, lequel est plus visiblement fondé sur la raison ; que d’ailleurs tous les ordres d’enseignement se tiennent secrètement et influent les uns sur les autres, soit que l’ordre supérieur fasse descendre dans les autres son esprit et leur fournisse leurs méthodes, soit qu’il se recrute continuellement et se renouvelle en eux, par la facilité offerte à tous ceux que ces méthodes ont éveillés de s’élever à un degré plus haut de la connaissance. Organiser l’enseignement, ce fut donc pour M. Duruy organiser à la fois tous les enseignements.
Quelques semaines après son entrée au ministère, il exposait son plan à l’empereur dans une lettre confidentielle.
« Sire, écrivait-il, il y a vingt ans on se méfiait de la démocratie, et cette méfiance, que 1848 a augmentée, s’est maintenue dans la loi. Les hommes qui ne voulaient pas de l’adjonction des capacités peuvent encore se réjouir en voyant la faiblesse de nos écoles primaires. » — Et c’est pourquoi il posa tout au moins le principe de l’obligation et de la gratuité, car « dans un pays de suffrage universel, l’enseignement primaire obligatoire étant pour la société un devoir et un profit, doit être payé par la communauté ». Il étendit la gratuité, amena même plus de six mille communes à voter la gratuité absolue, créa dix mille écoles nouvelles ; fonda les cours d’adultes, les bibliothèques scolaires, la caisse des écoles ; réforma les études dans les écoles normales d’instituteurs ; essaya d’accommoder l’enseignement aux milieux et aux régions ; introduisit des notions industrielles dans les écoles de villes, agricoles dans les écoles de campagne ; mit un peu de maternité dans les salles d’asile ; améliora notablement les traitements des instituteurs et des institutrices... Je m’arrête avant la fin de l’énumération et vous prie de considérer, Messieurs, que ce n’est point ma faute si l’abondance des œuvres de M. Duruy me condamne à la brièveté des indications et à la sécheresse des nomenclatures.
Dans la même lettre, au sujet des treize millions de citoyens occupés par l’industrie et le commerce, M. Duruy écrivait : « L’enseignement qu’il faut créer pour eux ne devra pas être purement technique ni étroitement préparatoire au métier, mais il dirigera vers le métier. L’industrie moderne vit autant de science et d’art que de procédés traditionnels : travaillons donc à développer l’esprit, à épurer le goût de nos futurs industriels. » — Et c’est pourquoi il transforma les collèges classiques des petites villes en « collèges spéciaux », et surtout il constitua cet « enseignement moderne », si évidemment nécessaire dans notre démocratie, et dont on arrivera, espérons-le, à trouver la forme convenable.
Il écrivait encore à l’empereur : « Assurons à ceux qui, par leurs qualités naturelles, leur naissance ou leur fortune, sont appelés à marcher au premier rang de la société... la culture de l’esprit la plus large... afin de fortifier l’aristocratie de l’intelligence au milieu d’un peuple qui n’en veut pas d’autre... » — Et c’est pourquoi il supprima la bifurcation en études scientifiques et littéraires « qui sépare, disait-il, ce qu’on doit unir lorsqu’on veut arriver à la plus haute culture de l’intelligence » ; introduisit dans les lycées l’histoire contemporaine et quelques notions économiques ; restaura la classe de philosophie, si prospère aujourd’hui et suivie avec tant de passion par les mieux doués de nos enfants. Et pour l’enseignement supérieur, il fit tout ce qu’il put : mais assurément il fit beaucoup en créant l’École pratique des hautes études, si féconde et si vite illustre.
Il écrivait en terminant : « Nous ne devons pas oublier que les femmes sont mères deux fois, par l’enfantement et par l’éducation ; songeons donc à organiser aussi l’éducation des filles, car une partie de nos embarras actuels provient de ce que nous avons laissé cette éducation aux mains de gens... » (1 ) enfin, de gens qui n’avaient pas toute la confiance de M. Duruy. — Et c’est pourquoi, préoccupé, ici comme ailleurs, de l’unité morale du pays, et pour atténuer les dissentiments que la différence des éducations apporte dans tant de ménages français, il fonda, à la Sorbonne et dans les grandes villes, ces cours de jeunes filles qui, depuis, ont été agrandis en lycées.
Autrement dit, Messieurs, toutes les réformes de l’enseignement poursuivies par la troisième République, c’est M. Duruy qui les a commencées ; et, de toutes ensemble, c’est lui qui a tracé la méthode et, pour longtemps, défini l’esprit. Depuis les sports et lendits scolaires jusqu’à la résurrection des universités provinciales, il a tout prévu, tout préparé. Et ce qu’il fit, on peut dire, en un sens, qu’il le fit seul ; j’entends sans autre secours que celui de collaborateurs dont le zèle, communiqué et échauffé par lui, était son ouvrage encore. Il était isolé parmi les autres ministres, leur était presque suspect. L’empereur le laissait faire, ne le désavouait pas, mais ne l’aidait point ; et peut-être cela valait-il mieux. Les réformes du ministère Duruy furent véritablement l’œuvre personnelle de M. Victor Duruy.
Par là, et par l’ampleur, l’harmonie, la beauté rationnelle et la souplesse du plan conçu ; par l’activité ardente et méthodique déployée dans l’exécution ; par l’importance des résultats acquis et des fondations demeurées ; enfin par le bonheur qu’il eut d’imprimer à tout l’enseignement national une direction si juste, si bien prise dans le droit fil des plus légitimes besoins et des meilleurs désirs de notre temps, que ses successeurs, depuis vingt-cinq ans, n’ont eu qu’à la maintenir, j’ose dire que le ministère de M. Victor Duruy fut un des plus grands ministères de ce siècle.
Il eut de sourds ennemis : les beaux esprits universitaires, les dilettantes, les sceptiques. Il en eut de déclarés et de violents : la plus grande partie des évêques et du clergé.
M. Duruy était très réellement respectueux du christianisme, très scrupuleux observateur de la neutralité religieuse. Il n’y a pas, dans ses livres, un mot qui puisse alarmer la foi d’un écolier, Jamais il ne troubla par une taquinerie la vie religieuse des écoles, où l’on apprenait encore, de son temps, le catéchisme et l’histoire sainte. Chaque année, il se faisait un devoir d’accompagner, dans les lycées où ce prélat donnait la confirmation, Mgr Darboy, qui était, d’ailleurs, un homme doux et triste et, dit-on, d’une foi très peu agressive.
Mais il a été dit aux prêtres : « Ite et docete. » L’Église ne peut renoncer à l’éducation des âmes ou consentir à la partager sans renier sa mission divine. Du moins elle pensait ainsi, ou plutôt (car elle ne saurait penser autrement), ce que la nécessité l’oblige à taire aujourd’hui, elle pouvait encore, il y a trente ans, le crier très haut. Elle ne s’en fit point faute. Les deux plus chauds épisodes de la lutte furent la discussion au Sénat de la pétition Giraud (qui concluait à la liberté de l’enseignement supérieur), et l’assaut de quatre-vingts évêques contre les cours de jeunes filles ; « nos jeunes filles », disait l’un d’eux.
Ici, Messieurs, je me dérobe avec simplicité. Il ne convient pas, dans une cérémonie aussi manifestement pacifique que celle-ci, d’agiter de ces questions qui veulent qu’on prenne parti, et toujours contre quelqu’un, et presque toujours véhémentement, malgré qu’on en ait. Je veux, parcourant l’histoire de ce passé, n’en retenir que ce dont nous pouvons tomber tous d’accord : la hauteur du dessein et la beauté de l’effort de M. Duruy ; admirer pourquoi il le tentait, et non pas contre qui ; et dire ma piété pour sa mémoire sans désobliger personne, fût-ce parmi les morts... Je me contenterai de remarquer que des prêtres, même excellents, ont peut-être, dans ces dernières années, regretté M. Victor Duruy.
Laissons donc ce que des évêques et des catholiques fervents ont jadis pensé de son œuvre. Notons seulement ce qu’un sceptique même en pourrait dire. — Il dirait que le grand ministre dut être surpris de quelques-uns des résultats de ses réformes ; qu’il ne paraît guère que l’instruction gratuite, obligatoire et laïque ait éclairé le suffrage universel ; que la superstition du savoir a jeté dans l’enseignement des fils et des filles du peuple et de la petite bourgeoisie, qui, infiniment plus nombreux que les places à occuper, n’ont fait que des déclassés et des malheureuses ; que la demi-science, exaspérant les vanités, les rancunes, les ambitions, ou simplement les appétits, en même temps qu’elle ôtait aux consciences les entraves et à la fois les appuis des croyances religieuses, a grossi l’armée des chimériques et des révoltés ; qu’ainsi la société s’est trouvée, justement par ce qui devait la pacifier et l’unir, plus menacée qu’elle ne fut jamais ; et que, si l’œuvre de Duruy fut une œuvre de grande volonté et de grand courage, elle fut donc aussi une œuvre d’étrange illusion...
Ces objections, Messieurs, Victor Duruy les a sûrement prévues, et j’estime qu’il n’a pas dû en être troublé outre mesure. D’abord, quand on veut signaler les maux qui se mêlent à une réforme, on a toujours soin d’oublier où de taire ceux auxquels elle est venue remédier. Puis il s’agit d’une de ces entreprises qui ont besoin du temps pour être consommées et pour porter leurs vrais fruits. Habitué par ses travaux historiques aux lenteurs des transformations sociales, M. Duruy nous eût conseillé les patients espoirs. Il n’entrait pas dans son esprit que l’ardeur de savoir pût n’être pas un bien. Car, si l’univers a un but, il faut que ce soit, pour le moins, d’être connu de l’homme et de se réfléchir en lui, puisque, au surplus, les métaphysiciens nous disent que le monde n’existe qu’en tant qu’il est pensé par nous. « Science sans conscience est la ruine de l’âme ? » Certes, M. Duruy en était énergiquement d’avis : mais il eût nié que la science, à l’entendre bien, puisse être sans conscience. Un homme qui saurait tout serait nécessairement bon. Il serait guéri de la vanité, de la haine et de l’envie ; car l’intelligence totale de ce qui est en impliquerait pour lui, j’imagine, la totale acceptation ; et puis, connaissant tout, j’aime à croire que, entre autres choses, il connaîtrait avec certitude que l’intérêt de l’individu coïncide avec celui de la communauté humaine. C’est par un seul et même raisonnement que l’ancienne théodicée prouve Dieu omniscient et tout bon. Or, si la science, supposée complète, entraîne la bonté, elle ne peut, incomplète, être malfaisante en soi, ni même parce qu’elle est incomplète, mais seulement par la faute des passions qui occupaient déjà avant elle le cœur des hommes. D’un autre côté, une morale rationaliste, non assise sur des dogmes, non défendue par des terreurs et des espérances précises d’outre-tombe, fondée sur le sentiment de l’utilité commune, sur l’instinct social, sur l’égoïsme de l’espèce qui est altruisme chez l’individu et s’y épure et s’y élargit en charité, enfin sur ce que j’appellerai la tradition de la vertu simplement humaine à travers les âges, une telle morale ne peut que très lentement établir son règne dans les multitudes : il lui faut du temps, beaucoup de temps, pour revêtir aux yeux de tous les hommes un caractère impératif... Oui, M. Duruy eût dit : « Attendons ! » Et il lui eût été fort égal d’être taxé d’optimisme, c’est-à-dire, au jugement de quelques-uns, d’ingénuité. Un certain optimisme n’est qu’une forme ou une condition même du courage et de l’activité. Le pessimisme est excellent pour soi, pour la vie et le perfectionnement intérieurs, — à moins qu’au contraire (cela s’est vu) il ne devienne une excuse à la corruption et à la lâcheté. Mais agir pour les autres, durant de longues années, durant toute une vie, cela ne se conçoit guère sans un peu de confiance en la future victoire de la raison. Il faut bien alors affronter la honte d’être optimiste. J’avoue que, pareil en cela aux hommes du siècle dernier, M. Victor Duruy l’a affrontée largement.
J’ai dit qu’il s’appuyait uniquement sur l’estime et l’amitié de l’empereur : c’est pour cela qu’il fut si libre et put tenter de si vaillantes entreprises. Il jugeait que l’empire devait d’autant plus faire pour le peuple que le peuple avait abdiqué entre ses mains. Lors donc que Napoléon III fit un ministère libéral, M. Duruy se trouva plus libéral, et bien autrement, que ce ministère ; en sorte que le souverain, devenu constitutionnel, dut se séparer du serviteur trop hardi qu’il avait pu maintenir au temps de son absolutisme.
Tranquillement, comme Cincinnatus à sa charrue, M. Victor Duruy retourna à son Histoire des Romains. Il changeait ainsi de besogne, mais non de pensée, et ne quittait point le service de la France. Irréprochable unité de dessein dans cette longue vie ! C’est un ancien projet d’histoire de France qui l’avait conduit à écrire l’histoire de Rome et l’histoire de la Grèce. Il disait, dans l’avant‑propos de celle-ci, quelques années avant sa mort « Il y a plus d’un demi-siècle, élève de troisième année à l’École normale, j’avais, avec l’ambition ordinaire à cet âge, formé le projet de consacrer ma vie scientifique à écrire une Histoire de France en huit ou dix volumes. Devenu professeur, je me mis à l’œuvre ; mais, en sondant notre vieux sol gaulois, j’y rencontrai le fond romain, et pour le bien connaître je m’en allai à Rome. Une fois là, je reconnus que la Grèce avait exercé sur la civilisation romaine une puissante influence ; il fallait donc reculer encore et passer de Rome à Athènes. Ce qui ne devait être qu’une étude préliminaire a été l’occupation de ma vie. Les deux préfaces sont devenues deux ouvrages. »
Historien d’incroyable labeur, de composition vaste et harmonieuse, d’exposition colorée et vivante, M. Duruy est surtout original en ceci, qu’à la scrupuleuse critique d’un savant moderne il joint constamment le souci moral d’un historien antique. Il fait songer, par endroits, à un Tite-Live épigraphiste, ou, mieux, à un Polybe muni, par le progrès des siècles, de plus sûres méthodes. Dans son Résumé général de l’Histoire des Romains, morceau d’une gravité, d’une majesté toute romaines, et d’une plénitude et d’une fermeté de pensée et de forme qui égalent Victor Duruy aux plus grands, après avoir confessé que la philosophie de l’histoire, cette prophétie du passé, ne permet pas les prévisions certaines, il ajoute : « Non, l’histoire ne peut annoncer quel sera le jour de demain ; mais elle est le dépôt de l’expérience universelle ; elle invite la politique à y prendre des leçons, et elle montre le lien qui rattache le présent au passé, le châtiment à la faute. Cette justice de l’histoire n’est pas toujours celle de la raison ; elle épargne parfois le coupable et saute des générations ; mais jamais les peuples n’y échappent... Considérée ainsi, l’histoire devient le grand livre des expiations et des récompenses. »
C’est autant peut-être par ce souci moral que par amour de la vérité vraie qu’il évite de faire trop large la part des personnages historiques, même des plus séduisants. Écoutez ces fermes paroles : « ... Les plus grands en politique sont ceux qui répondent le mieux à la pensée inconsciente ou réfléchie de leurs concitoyens. Ils reçoivent plus qu’ils ne donnent... Cette doctrine ne détruit la responsabilité de personne, mais elle l’étend à ceux qui trouvent commode de s’en affranchir. »
Il nous rappelle ainsi à chaque instant que c’est tout le monde qui fait l’histoire et que nous avons donc tous, pour notre part infime, le devoir de la faire belle — ou de l’empêcher d’être trop hideuse. Oui, l’historien, chez M. Duruy, est un moraliste qui tire, à mesure, la morale de l’énorme drame dont sa scrupuleuse érudition a vérifié les innombrables scènes. Le « résumé général » de l’Histoire des Romains et celui de l’Histoire des Grecs ressemblent à l’examen de conscience de deux peuples. Car (pour ramener la complexité des choses à des expressions toutes simples) on aurait presque tout dit en disant que si la Grèce s’éleva par sa générosité charmante, elle périt par quelque chose d’assez approchant de ce que nous nommons le dilettantisme ; et de même, si c’est en somme par la vertu que grandit la république romaine, dire que, avant de mourir par les barbares, l’Empire mourut du mensonge initial d’Auguste et de n’avoir pas eu les institutions qui en eussent fait une patrie au lieu d’un assemblage de provinces, et à la fois de la corruption païenne et de l’indifférence chrétienne à l’égard de la cité terrestre, et encore de l’abus de la fiscalité qui amena la disparition de la classe moyenne, c’est dire, au fond, qu’il périt faute de franchise ou de bon jugement chez ses fondateurs, faute de liberté et d’égalité, faute de communion morale entre ses parties et, finalement, faute de bonté. — Et toutefois le sévère historien sait gré à Rome d’avoir eu quelque chose de ce qu’il lui reproche de n’avoir pas eu assez. Après tout, la conquête romaine, relativement douce aux vaincus, substitua aux lois étroites de la République les lois générales et moins dures de l’Empire ; elle aplanit sans le savoir, pour la propagande chrétienne, tout le champ méditerranéen, et, d’autre part, respecta presque toujours l’indépendance de la pensée philosophique et commença de fonder, à travers le monde, la république des libres esprits ; elle fut enfin, pour une portion considérable de la race humaine, un puissant agent d’unité, encore qu’imparfaite et bientôt défaite... Et puis, nous venons de Rome ; et Victor Duruy ne peut se défendre d’aimer en Rome, initiée de la Grèce et notre initiatrice dans le travail jamais achevé de la civilisation, l’aïeule même de la France.
1870 le surprit dans ce labeur. Il avait pressenti la catastrophe. En 1864, il avait souhaité une intervention en faveur du Danemarck ; en 1866 une alliance avec l’Autriche et l’envoi d’une armée d’observation sous Metz. Et après Sadowa, il avait conseillé de préparer la guerre, à toute occurrence. — Pendant que son fils Albert, âme héroïque de l’aveu de tous ceux qui l’ont connu, partait avec les turcos pour être des premiers à la frontière, M. Duruy, à soixante ans, réclamait une place dans la garde nationale.
Tels ces citoyens de foi opiniâtre qui, après Cannes, refusèrent de désespérer de Rome (car cette vie d’un bon Français éveille aisément des souvenirs romains), ou tel Condorcet, traqué, écrivant son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, — ainsi, une nuit du tragique hiver, dans sa casemate, Victor Duruy crayonna pour lui-même, sur un carnet, cette profession de foi, admirable en cet excès de détresse : « À cette heure funèbre, quelle est ma foi et mon espérance ?... La France peut succomber momentanément sous l’effort d’ennemis qui, depuis cinquante ans, se sont si bien préparés à l’assaillir. Elle se relèvera si elle reconnaît bien le grand courant du monde, et si elle s’y plonge et s’y précipite... L’humanité, comme Dieu même, n’a que des idées fort simples et en petit nombre, qu’elle combine de diverses manières... » Il marquait alors la suite historique de ces combinaisons et il admirait ce long effort « logique » pour affranchir « le fils du père, le client du patron, le serf du seigneur, l’esclave du maître, le sujet du prince, le penseur du prêtre, l’homme de sa crédulité et de ses passions », pour mettre, « l’égalité dans la loi, la liberté dans les institutions, la charité dans la société, et donner au droit la souveraineté du monde ». Et, constatant que la France marchait en avant des autres peuples vers cet idéal, il concluait : « Pour nous venger, il nous faudra y traîner nos ennemis même. »
Hélas ! la plaie n’en était pas moins inguérissable au cœur du patriote. Joignez à cela de cruelles douleurs domestiques : la mort d’une femme, de deux filles, de deux fils. Parmi de tels deuils, j’ose à peine compter pour des joies le succès européen de l’Histoire des Romains, et l’admission de M. Duruy dans trois Académies. Mais sa vieillesse commençante avait rencontré la plus dévouée et la meilleure des compagnes ; et, de ses deux fils survivants, il vit l'un, historien et romancier de vive imagination et de sensibilité vibrante, trouver l’emploi de son généreux esprit dans cette chaire d’histoire de l’École polytechnique où il avait lui-même enseigné jadis, et l’autre, sorti premier de Saint-Cyr, s’en aller défendre nos ultimes frontières dans cette Algérie où le père avait dû être envoyé comme recteur au temps de la conquête. Il y a ainsi de beaux sangs, et forts, où la magnanimité se perpétue.
Les dernières années de M. Duruy furent entourées d’un respect universel. On l’exceptait, pour ainsi parler, du second empire, — sans qu’il sollicitât, en aucune manière, cette exception. Le respect, jamais homme ne le mérita mieux, et de toutes manières, et, avec le respect, l’affection. Tous ceux qui l’approchaient, soit dans son modeste appartement de Paris, soit à Villeneuve-Saint-Georges, où sa médiocrité de fortune lui avait pourtant permis d’acquérir la maison et le jardin du sage, l’aimaient pour sa bonté, sa douceur, la simplicité de ses mœurs et l’on peut bien ajouter, — car la chose était exquise chez un vieillard, et l’on sait ici le vrai sens des mots, — pour sa naïveté : disposition d’esprit franche et fière, qui n’excluait, ni la connaissance des hommes ni la finesse, mais seulement les défiances et les moqueries stériles et le pessimisme d’amateur. Candor ingenuus, comme disaient ses chers Romains.
De telles figures sont bonnes à regarder. Elles rappellent aux âmes inquiètes que, entre les croyances confessionnelles et le doute ou la négation, il reste à la conscience des refuges ; qu’il est toute une vénérable tradition de postulats moraux, sur qui l’on peut dire que, depuis les temps historiques, ont vécu tous les hommes de bien : car ceux mêmes d’entre eux qui n’y croyaient pas ont agi comme s’ils y croyaient, et ceux qui croyaient à quelque chose de plus croyaient donc à cela aussi. Le probe historien Victor Duruy fut un homme excellemment représentatif de cette tradition, qui fait tout le prix de la longue histoire humaine. Il dit quelque part que les Grecs de la décadence « manquaient de ces fermes assises si nécessaires pour porter honorablement la vie ». Ces assises séculaires, il les eut en lui, profondes ; et vous savez si, en effet, il porta la vie honorablement. Sans prétendre définir dans la grande rigueur ces idées entrevues par la conscience et sommées par elle d’être des vérités, il croyait en Dieu, à une survie de l’âme et à une responsabilité par delà la mort, à une signification morale du monde et, malgré sa marche un peu déconcertante, au progrès. Il croyait que le travail, la domination sur soi, la sincérité, la justice, le dévouement à la famille, à la patrie, à l’humanité, sont des devoirs dont la base est assez éprouvée pour que nous y donnions notre vie sans crainte de nous tromper trop grossièrement, et pour que nos scepticismes et nos ironies ne soient plus qu’exercices de luxe et d’agrément passager. Il croyait que les vivants sont comptables, devant la génération qui les suit, de tout l’actif de l’héritage des morts. Il avait pour la France, qu’il servit si bien, le plus ardent amour, le plus religieux et le plus confiant. Et il mourut doucement, malgré tout, une invincible espérance au cœur. Recueillons sa vie comme un exemple. Plus qu’un grand ministre et plus qu’un historien illustre, Victor Duruy fut un de ces hommes qui, par la façon dont ils ont vécu, nous rendent plus claires et augmentent même à nos yeux les raisons que nous avons de vivre.