Discours de réception de Joseph Bertrand

Le 10 décembre 1885

Joseph BERTRAND

M. Joseph Bertrand ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. J.-B. Dumas , y est venu prendre séance le 10 décembre 1885, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Entre tant de remerciements où ma reconnaissance se plaît et que la coutume autorise, les premiers doivent être pour l’Académie des sciences ; elle m’a ouvert, jeune encore, les portes de cette enceinte, sa bienveillance, peut-être excessive, m’y a élevée un poste d’honneur, périlleux et malaisé en apparence, doux et facile en réalité. La science de mes confrères est inépuisable, leur complaisance toujours prête, et quand le jour vient d’élever la voix en leur nom, l’auditoire, instruit du passé, veut bien, dans le fauteuil de Fontenelle, écouter avec indulgence l’humble successeur de Mairan.

Fontenelle, Mairan, Grandjean, Fouchy, Condorcet, Delambre, Cuvier, Fourier, Arago, Flourens, Élie de Beaumont et Dumas, tels ont été, pendant deux siècles, les secrétaires perpétuels de l’Académie des Sciences.

Les moindres de ces noms ont eu leur jour d’éclat, et j’ai la juste fierté de les déclarer tous dignes de reconnaissance et de respect. Les successeurs de Fontenelle ont assoupli la langue, de la science et, sans changer les mots, salué les idées nouvelles. Leur prédécesseur, Duhamel, admirait les anciens, imitait leur style et louait les modernes en latin. On l’en estimait davantage. Langue vivante alors, immortelle peut-être, entre les esprits cultivés, clef universelle de toute science, le latin était, au jugement des doctes, un signe de ralliement et d’honneur sans lequel c’était honte de se dire savant.

Entre ces noms dont votre choix rappelle le souvenir, celui de M. Dumas, devant la justice des siècles, restera l’un des plus honorés. Inventeur dans la science, comme Fourier et Georges Cuvier, serviteur empressé des intérêts publics, comme Arago et Condorcet, bienveillant, curieux du progrès, prompt a l’admiration, pour saluer le premier les futurs élus de la gloire, il trouvait dans son cœur les accents d’une irrésistible éloquence.

Je lis dans un traité de géographie du XVIIe siècle, celui de Noblot : « Les habitants d’Alais ont de l’esprit ! Lorsqu’au sortir d’un collège communal, léger d’argent presque autant que de science, le jeune Dumas, le bâton à la main, s’éloignait d’une famille dont il restait l’espérance et l’orgueil, riche de cet héritage traditionnel du terroir, confiant dans l’avenir comme on l’est à seize ans, l’aimable enfant d’Alais, sur la route de Genève, formait déjà des visées grandes et hautes.

À Genève, l’étude est facile ; siège de la politesse et du savoir, les lettres y sont en honneur, la science y semble une préoccupation et une richesse publique.

Des maîtres respectés, les Pictet, les Saussure, les De Candolle, les Delarive, démentaient, dans cette ville admirée, la triste maxime de La Bruyère : « Personne, presque, ne s’avise de lui-même du mérite d’un autre. » Zélés pour le servir, attentifs à ses progrès, prompts à écarter les obstacles, ces savants amis de la science furent pour le jeune Dumas, des conseils, des appuis, des modèles et des guides. Que leur mémoire en soit remerciée !

Les apprentis et les aides de la pharmacie Leroyer, en voyant la chambre de leur nouveau compagnon s’éclairer chaque nuit, disaient que l’huile y brûlait pour eux. Remuant tous les livres, puisant à toutes les sources sans remplir sa curiosité, toujours prêt à porter le fardeau des autres, le futur fondateur de l’École centrale réduisait la pratique en méthode, et la méthode en leçon pour tous. Chaque tâche nouvelle faisait naître un problème, chaque problème de longues méditations. Soucieux de mesures précises, attentif à la suite et à la proportion des chiffres, Dumas aperçut un jour une loi simple et facile. Le principe était exact, les expériences incontestables, la conclusion véritable, mais, dès longtemps déjà, écrite, chez Berzélius. Rude disgrâce, mais belle déception ! Les espérances trompées étaient les arrhes de l’avenir, et les efforts stériles la marque d’un esprit fécond.

Le professeur Delarive, difficile à éblouir, même à contenter, réprimait, tout en l’admirant, une ardeur trop prompte à trop oser. Égarée au delà des bornes, l’imagination de Dumas, en combinant les hypothèses avec les faits, avait, dans une seconde occasion, dissous, comme disait plaisamment Leymery, le certain dans le douteux. L insensé, dit le sage, n’écoute pas les discours prudents ; Dumas écouta Delarive. Il s’écria, avec une gaieté de bon augure : « Mes premières expériences étaient exactes, elles n’étaient pas nouvelles ; mes idées cette fois sont nouvelles, on ne les trouve pas bonnes, il faut se remettre au travail. » La vertu du savant est la persévérance, comme celle du laboureur la patience. Tout réussit à bien, quand les échecs relèvent le courage, quand l’espérance sourit aux mécomptes.

L’iode, comme l’émétique au temps de Sganarelle, faisait bruire depuis peu ses fuseaux. Un médecin célèbre alors, le docteur Coindet, entre un jour dans la pharmacie : « Les éponges contiennent-elles de l’iode ? » demande-t-il brusquement au jeune Dumas. C’était un beau problème et nettement posé ; un chef-d’œuvre de Gay-Lussac le rendait facile. Dumas, maître déjà des méthodes les plus délicates, sut concentrer dans une drogue iodurée la secrète vertu puisée dans la mer. On admira, on vanta la préparation nouvelle. L’honneur fut pour Coindet, pour Leroyer le profit ; pour Dumas, dont la joie ne fut pas la moindre, le droit, désormais bien acquis, de compter sur ses propres forces.

Entreprenant et hardi sur toutes les voies de la science, M. Dumas associé au naturaliste Prévost, passa de bien loin ses premiers succès. Jamais les deux amis n’ont distingué leurs parts ; il est aisé de la leur faire. Savant dans les sciences naturelles, l’un posait les problèmes et ébauchait les solutions ; nourri déjà à l’art des expériences, l’autre interrogeait la balance, consultait le thermomètre, faisait les analyses et changeait les conjectures en preuves. Mais chacun réclame, — ils y ont droit tous deux, — une juste part des idées qui éclairent leur œuvre et guident encore les maîtres. Le détail n’est pas nécessaire. Nous ne sommes pas à l’Académie des sciences, l’analyse des origines physiologiques de la vie nous y ramènerait indiscrètement.

Serviteur utile de la science, Dumas déjà s’y faisait un nom. Les plus illustres de Genève et les plus importants venaient philosopher dans l’arrière-boutique de la pharmacie, admirer le jeune maître, deviser sur la science, et se complaire aux lueurs d’une gloire naissante. Fière de son hôte, espérant tout de lui, la savante cité ne sut pas le retenir. Les entraves d’un continuel labeur, le dégoût d’une carrière sans éclat, de secrètes ambitions peut-être, vinrent changer le plan de sa vie. La résolution fut prompte, l’occasion singulière.

Un personnage de grand nom dans la science et de grand crédit dans le monde, zélé pour les savants, fêté par les académies, infatigable dans son ardeur à tout connaître, admirable par sa promptitude à tout comprendre, — c’était Alexandre de Humboldt, — vint à l’improviste s’asseoir sur l’unique chaise de la petite chambre où, entouré de livres, le crayon à la main, Dumas dessinait un projet d’appareil. « En me rendant au congrès de Vérone, dit le grand voyageur, j’ai voulu visiter de vieux amis, en faire de nouveaux peut-être, voulez-vous m’y aider ? Confus des avances d’une telle amitié, ravi d’une telle fête, Dumas se montra digne d’un tel honneur. Le silence pesait à Humboldt, comme à d’autres l’oisiveté il parlait bien et savait beaucoup dire ; initié à toutes les sciences, exercé à toutes les études, fertile en contes amusants qu’il n’inventait pas tous, effleurant tout problème, sondant tonte profondeur, perçant de traits malins toute ambitieuse chimère, admirateur sagace de tous les talents, observateur satirique de toutes les faiblesses, révélateur indiscret de tous les secrets, mettant en scène ceux qu’il en jugeait dignes, il donnait aux grandes figures le relief et la le. Respectant Laplace, osant sourire d’Ampère, admirant, sans juger entre eux, Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier, Gay-Lussac était pour lui un admirable compagnon d’études, Arago le modèle des amis. Chevreul un jeune savant de grand avenir. Élevant ses regards et l’audace de son vol au niveau de ces grandes renommées, Humboldt, étincelant de savoir et de zèle, savait éblouir les esprits, mettre en branle les idées, faire retentir les succès. Prompt à suivre l’attrait de ce héraut de gloire, s’arrachant à de chères amitiés, emportant, et laissant de vivaces souvenirs, M. Dumas, sans rien préparer, sans rien prévoir, mais sans rien craindre, s’élança vers les trésors de science et de génie dont la vision lointaine l’enivrait. La tentative était téméraire, le succès fut heureux. Pouvait-il en être d’autre sorte ? le bon vouloir, la sympathie de tous, bientôt le bonheur, attendaient à Paris le caractère aimable, le cœur généreux, le savant prompt à comprendre, ingénieux à admirer, prudent à proposer de hardies conjectures, que, pour l’accréditer, Humboldt déclarait son ami et Delarive son meilleur élève. Les espérances s’offrirent de toutes parts. L’École polytechnique, la première, saisit la première occasion. Proposé par Thénard, Dumas y devint répétiteur de chimie. La protection d’Ampère l’introduisit à l’Athénée, établissement libre fort en vogue, où se pressait, autour de jeunes maîtres, aujourd’hui disparus, non oubliés, un auditoire curieux d’études faciles. Curieuses aussi, dociles à la mode, assidues à ces graves réunions, des dames élégantes en accroissaient l’attrait. Attentives un soir à la parole brusque et sceptique de Magendie, plaignant, indignées et émues, les victimes palpitantes de son impassible scalpel, elles applaudissaient le lendemain à la science aimable, au style soutenu et au grand art du jeune et beau Mignet. M. Dumas, comme lui habile à bien dire, soigneux de bien savoir, osait agrandir sa tâche, deviner quelquefois, et sur chaque sujet penser par lui-même.

Qui de nous, Messieurs, n’a reçu dans sa jeunesse, de quelque ami fier de son expérience, le conseil de jamais ne se laisser oublier ? Faites de bons travaux, disent ces habiles qui se croient sages ; excellents cela vaut mieux admirables même, cela ne nuit pas mais, avant tout, tenez l’attention en haleine, renouvelez pour tous, avec une diligence empressée, les occasions d’entendre prononcer votre nom. Dumas a, comme nous tous sans doute, reçu cette belle leçon : une ambition plus haute lui dicta un conseil tout contraire ; c’était le bon. La grande force, a dit un écrivain illustre, et la seule vraie, c’est le talent. Jamais les confidences anticipées n’ont surpris les arrêts de l’avenir. S’avançant par degrés, sans prendre date de ses pas ni faire sonner la trompette devant lui, Dumas s’élevait sans cesse. Une première lecture à l’Académie des sciences avait marqué son rang et préparé sa place ; chaque nouveau travail, mûri par la méditation et l’étude, apportait une espérance plus assurée ; n’était-ce pas hier que, pour la dernière fois, nous l’écoutions attentifs et charmés.

Les densités de vapeur confirment les plus belles lois et touchent aux problèmes les plus délicats de la science. On les allègue sans cesse comme objection ou comme preuve. Pour cette mesure si importante, aucun soin n’est trop grand, aucune méthode trop précise ; celle de Dumas a effacé les autres. Reprenant des plus hauts principes le mystérieux secret des atomes et les vagues profondeurs de ces curieuses énigmes, il osait affirmer, lorsque le plus illustre aussi bien que le plus prudent des maîtres, Berzélius, sur ce terrain qu’il a tant remué, s’arrêtait au doute, et, sans effacer ni méconnaître la gloire de Mitscherlich, il signalait des pièces mal assorties dans son édifice et des exceptions à ses principes.

Les paroles du jeune maître laissaient paraître sa juste confiance et la hauteur de l’entreprise : « Berzélius, disait-il, dépourvu de toute règle, fixe de sentiment le poids atomique de chaque corps. Après les travaux de Mitscherlich, on put croire que la théorie dit son dernier mot : on allait trop loin. »

Louée par Thénard, approuvée par Gay-Lussac, acceptée par la Faculté des sciences de Paris, discutée en Suède, en Angleterre et en Allemagne, la dissertation hardie et sagace de Dumas agitait les écoles, élargissait la science et partageait les maîtres.

Lagrange, admirant Lavoisier, s’écriait : « La chimie deviendra facile comme l’algèbre ! » C’était un bel espoir. L’algèbre, personne ne l’ignore, donne dans un langage, dont à tort on s’effraie, le modèle d’un style précis, serré, sans couleur, non sans éclat. L’élégance des signes charme les initiés, les déductions sévères rectifient les esprits quand ils sont droits, ajoutait sagement d’Alembert. La logique s’y impose, mais l’art y trouve accès, les grands génies y sont grands écrivains. Les formules chimiques sont d’autre sorte ; l’apparence est la même, rien de plus. Dans une langue faite pour la certitude, elles introduisent l’indétermination et le doute. Les arrangements sont habiles, l’interprétation ingénieuse, mais ne pourrait-on pas mieux deviner encore ? Platon s’inclinait devant l’éternel géomètre ; quand dira-t-on 1’éternel chimiste ? Tout corps est contenu dans celui dont on peut l’extraire. L’assertion est évidente, mais vague. Un fleuve contient les poissons qu’on y pêche, un bloc de marbre, aussi, les statues qu’on y peut sculpter. Les mots sont identiques, les cas dissemblables. Que faut-il croire, par exemple, du sel extrait de l’eau de mer ? Préexiste-t-il à l’évaporation ? Prend-il naissance en se déposant, comme une statue façonnée dans un bloc ? Qui trouvera, pour développer l’énigme, des marques certaines et sensibles ? Plus d’un chimiste hésite, croit tout indifférent, fait du problème un vain jeu d’esprit et le résout en le niant. Dumas n’acceptait ni ces défaillances ni ce dédain. « Que penserait-on, disait-il, d’un historien qui pour désigner un personnage marquant de nos assemblées publiques, le nommerait AABEIMRU ? L’un dirait c’est Mirabeau, l’autre c’est l’abbé Maury. » La nature des corps change avec la disposition des atomes, comme le nom avec l’ordre des lettres. La solution existe, quoique cachée. Tel est encore l’état de la question.

Un soir, au palais des Tuileries, l’odeur des bougies était acide. Le roi Louis-Philippe, quoique fort instruit lui-même, croyait qu’un savant n’ignore rien et en donne volontiers la preuve. Il appela gracieusement l’attention d’un membre de l’Académie des Sciences présent à la fête, sur les mèches fumeuses qui la troublaient. Notre confrère promit une prompte réponse et consulta Dumas. Appelé pour blanchir la cire, le chlore, dépassant le but, avait chassé l’hydrogène et pris sa place. La combustion, à son tour, chassait le chlore en vapeurs muriatiques. L’accident était connu ; Gay-Lussac l’avait expliqué. Dumas, poussant l’étude plus avant, en proposant des suites et des conclusions imprévues, partagea les chimistes et ouvrit une voie nouvelle. Pour suivre Dumas qui marchait devant eux, ou pour le combattre, aucun ne manqua à l’appel.

Lorsqu’à l’École Polytechnique, averti souvent à la dernière heure, M. Dumas devait, sans préméditation, remplacer un maître illustre qui, grand admirateur de Talma, exercé par lui, disait-on, relevait par la pompe du débit, le style toujours simple de la science, les élèves trouvaient au changement plaisir et profit. Sage et prudent à son ordinaire, Dumas prenait l’esprit de la savante école qui, trempée par la géométrie, attentive aux preuves, bon juge de la rigueur, aime la précision, se rit de l’habileté et se défie de l’éloquence.

Plus libre à la Sorbonne et s’y plaisant mieux, plus audacieux à l’École de médecine, M. Dumas maîtrisait tous les auditoires. Les plus grandes salles pour lui devenaient petites. On applaudissait comme à l’Athénée, on s’instruisait comme à l’École Polytechnique : on faisait plus encore. Dumas échauffait en éclairant, ingénieux interprète des faits, devançant souvent, l’avenir, il charmait les esprits curieux, étonnait les doctes, semait les idées, donnait à la lumière de larges ouvertures et enlevait l’admiration.

De tels professeurs sont rares ; on se demande à quoi servent les autres ? la science est dans les livres. Le désir et l’art de lire, comme il faut lire, serait, si l’on était sage, le meilleur fruit des meilleures études. Bien lire, c’est entrer lentement, chacun pour soi, bien entendu, avec les plus honnêtes gens des siècles passés, comme dit Descartes, dans une conversation étudiée et intime, dont ils font les frais. C’est nourrir son esprit du fruit de leur travail. Le livre est le plus complaisant des guides, c’est le maître des maîtres. Si chacun savait lire et s’y plaire, chaque maison deviendrait une école, chaque bibliothèque une Faculté.

La science est le seul guide qui n’égare jamais ; mais rien ne résiste à la patience, et la curiosité est un grand docteur. Plus d’un ignorant, en y joignant un peu de génie, a pu soulever un coin du voile. Le fourneau du métallurgiste, la cuve du teinturier, l’alambic du pharmacien, le ciment du constructeur, le creuset du chimiste, régis par les mêmes forces, obéissent aux mêmes lois. Leurs études doivent grandir ensemble, nulle préséance ne les distingue, nulle barrière ne les sépare. La théorie a tort quand les faits la démentent. Quand ils s’accroissent en dehors d’elle, elle doit changer de route, comprendre leur mouvement et, comme ce personnage comique, le diriger puisqu’elle est leur chef.

Pénétré de ces maximes, M. Dumas en fit la règle d’une grande école. La science, comme à l’École Polytechnique, y reste la source et la racine du progrès, mais l’application est le but, et l’utilité la loi suprême, la proclame en s’en faisant honneur. Par une double allusion dont ses élèves sont fiers, on a nommé Dumas le Monge de l’École centrale.

Le plan de l’école, dès l’année 1828, était arrêté, l’autorisation obtenue. Le programme, du style de Dumas, faisait sensation. Un seul écueil menaçait l’avenir ; il fallait au début prendre des engagements, risquer des capitaux, les avancer tout au moins ; les jeunes fondateurs, mettant tout en commun, ne réunissaient que des idées. Le talent de Dumas, par un hasard heureux, devint l’occasion du salut.

« Que vient-on faire ici ? se disait, en écoutant à l’Athénée une brillante leçon de chimie, un riche et jeune ami de la science, M. Lavallée ; se délasser du bal de la veille en attendant le concert du lendemain, admirer, pour combattre l’ennui, les routes inaccessibles de la science ! Un tel maître mériterait d’autres disciples. » Dès le lendemain, dans le journal Le Globe, un universitaire ardent au progrès, juge éclairé des intérêts de la pensée, M. Dubois, saluait la fondation annoncée et promise du nom glorieux d’École polytechnique civile. L’appui d’un tel journal était une force. Confiant surtout dans le génie de Dumas M. Lavallée, dans sa généreuse admiration, écarta tous les obstacles, et, désintéressé jusqu’à l’imprudence, il a assuré à ses enfants, en même temps que la richesse, l’héritage d’un nom justement honoré.

L’éloquence, il y a cinquante ans, n’était pas rare en France. On voyait Lamartine, à la tribune, succéder à Guizot, Dufaure à Berryer, Thiers à Rémusat, Cousin au duc de Broglie, Villemain à Montalembert. Un jour, en 1839, la Chambre des députés fut rendue attentive au style nouveau pour elle d’un orateur inconnu sur ses bancs. Commissaire du roi pour la refonte des monnaies, M. Dumas venait l’instruire et ne discutait pas. Grave et sérieuse, la science se contente d’une tranquille attention, et les partis, avec indifférence, la regardent planer au-dessus d’eux. Dumas savait les tenir en éveil. « C’est un malheur, disait-il, mais un malheur qu’il faut connaître pour le réparer : la monnaie française est au-dessous de la monnaie allemande et au-dessous de la monnaie anglaise elle-même, qui est moins parfaite que celle d’Allemagne. C’est la monnaie d’Europe aujourd’hui la moins bien frappée ! » Voilà le langage du professeur. L’orateur ajoute : « Je sais très bien que, dans certains petits États de l’Europe, la monnaie est très mauvaise et beaucoup inférieure à la nôtre, mais j’ai comparé la France aux pays auxquels il faut la comparer ! » L’applaudissement fut unanime et inouï. Les dignités les plus hautes, à partir de ce jour, semblaient réservées et s’offraient, comme d’elles-mêmes, au savant illustre toujours prêt à bien faire, toujours habile à bien dire.

Capable des tâches les plus diverses, M. Dumas, dans ses grandes et continuelles occupations, savait prendre conseil, conclure et se résoudre, dire ce qu’il fallait dire, rabattre ce qu’il fallait rabattre et faire ce qu’il fallait faire. Habile à prévenir les luttes, il excellait à les soutenir. Loyal et conciliant, il fixait sans raideur d’équitables limites et s’y enfermait pour les défendre.

Lorsque Belgrand proposa d’enrichir Paris des eaux de la Vanne et de la Dhuys, les propriétaires de sources, conciliants et empressée d’abord, réclamaient chaque jour de plus grands avantages. Leurs exigences faisaient tout échouer. « Le prix des eaux qu’on veut nous enlever », c’est ainsi que Dumas traduisait leur thèse, « n’est pas le parti que nous en tirons, mais celui que nous en pourrions tirer. Nous n’irriguons pas nos prairies, mais nous pourrions les irriguer. Ainsi arrosées, elles nourriraient un bétail nombreux qui nous manque. Nous obtiendrions des fumiers abondants, et le pays verrait, s’ouvrir l’ère d’une agriculture perfectionnée seule capable de l’enrichir. C’est là ce que votre projet vient ruiner. » Sans s’embarrasser de la réponse, Dumas renvoie à qui de droit l’évaluation de ce tort qui serait causé dans une région un peu nuageuse à des richesses encore à naître. Cette fine et douce ironie marque, par un exemple, les ressources d’une éloquence modérée et polie jusque dans l’ardeur de sa lutte.

La ville de Paris, dans mainte occasion, a profité de sa vigilance et fait appel à son savoir. La reconnaissance fut quelquefois tardive. Entre beaucoup d’exemples, citons un petit fait.

M. Dumas étudiait l’éclairage de nos rues. Satisfait d’une disposition nouvelle et certain du succès, pour jouir de l’étonnement, peut-être de l’admiration d’un bon juge, il proposa à Balard, son intime ami, une promenade dans les rues de Paris. C’était le soir même de l’essai ; il le conduit, sans affectation, sur le théâtre de l’expérience. « Ces becs de gaz, dit-il, ne sont-ils pas admirables ! — Quel progrès, répond Balard, depuis le temps des réverbères ! » L’effet était manqué. À quelques jours de là, le président de la commission d’éclairage reçoit une lettre, elle venait du lieu de l’épreuve. « C’est un remerciement », se dit M. Dumas. C’était tout le contraire. Les marchands se plaignaient. L’éclairage nouveau nuisait à leurs boutiques. C’est l’effet du contraste. Dumas tourna la déception en divertissement et en conte qu’il aimait à faire.

L’optimisme chez lui était un don de nature et une loi d’expérience. Toute affaire bien conduite doit réussir. Les traverses sont des retards. Il les acceptait sans impatience. Il croyait, avec l’Ecclésiaste, l’homme bon par nature et présumait le bien jusqu’à preuve contraire. La preuve venait souvent, la bienveillance restait la plus forte.

M. Dumas respectait tous les gouvernements et leur croyait le désir de bien faire. S’ils y réussissent peu, c’est que les préventions arment les partis, les abus triomphent des principes, les convoitises éludent les réformes. Les constitutions dont le ressort est la vertu, en théorie, ressemblent aux autres en pratique.

M. Dumas croyait qu’avec les mêmes lumières, la même prudence et le même zèle, les mêmes hommes, sous tous les régimes, peuvent avec honneur continuer les mêmes desseins. D’autres en jugeaient comme lui. L’expérience leur a donné raison. On a dans tous les temps recherché le concours de Dumas : dans tous les temps on s’en est bien trouvé.

M. Dumas aimait la magnificence dans les affaires publiques ; il se plaisait aux grands desseins et ne repoussait pas les grandes dépenses. L’abbé Terray vidait les poches de nos pères ; ses successeurs ont cru les nôtres inépuisables.

Dumas a bien mérité de la chimie ; mais l’union des corps simples, l’art de les disjoindre et le meilleur choix des formules atomiques n’eut pas borné les efforts de sa vie. Quand il a été dit on ne peut servir deux maîtres, la science n’était pas l’un d’eux. Pour un savant, ainsi prononce une admiration trop exigeante, une seule chose est nécessaire ; captive par la science, il doit vivre en elle, avec elle et pour elle ! Est-ce une condamnation ? Qui voudrait accepter pour son esprit le pacte de Job avec ses yeux ? La science est un flambeau, elle accroît les lumières et n’en éteint aucune, elle est une voix intérieure aussi ; faut-il, pour l’écouter, réduire toutes les autres au silence ?

Grand par le savoir, puissant par l’éloquence, unissant au bon sens un rare esprit de finesse, habile dans toutes les occasions, l’esprit souple et vif de Dumas triomphait surtout dans les grandes.

Une longue communauté de devoirs et de travaux m’a permis, dans le charme d’une intimité nécessaire, de mesurer l’indulgence amicale de ceux qui m’ont encouragé les premiers à remplacer parmi vous ce confrère excellent et illustre.

D’où vient pour cet honneur une impatience si grande ? Pourquoi n’existe-t-il, comme dirait Montaigne, « ny charge ny estat, quel qu’il soit, dont l’espérance excite tant de désirs et d’affection » ? Devenons-nous égaux en devenant confrères ? Le grand cardinal n’a pu, de Chapelain, le bonhomme, faire l’égal du grand Corneille. Le peuple souverain lui-même n’y peut rien changer, fort heureusement. Sur les façades de nos édifices avec la liberté, il promet l’égalité ; c’est une phrase décorative ; mais, pour avoir trois côtés et trois angles, un triangle, — c’est l’opinion d’Euclide, — n’est pas l’égal d’un autre triangle, un homme, moins encore l’égal d’un autre homme, un académicien (pour ma part, je le regrette), l’égal d’un autre académicien.

Jamais un astronome, s’il est raisonnable,

Ne souhaite le soir, devant sa porte assis,
De s’en aller dans les étoiles.

II n’en est pas moins fier s’il peut, par bonheur ou par adresse, entrer en communication avec elles.

Mes premières paroles ont été un remerciement à l’Académie des Sciences, qui, depuis trente années déjà, m’a accordé le droit de me dire votre confrère ; que ceux dont l’indulgence a bien voulu consacrer une seconde fois ce beau titre reçoivent l’expression de ma vive, sincère et inaltérable reconnaissance.