Réception de José Cabanis
M. José Cabanis, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Thierry Maulnier, y est venu prendre séance le jeudi 20 juin 1991, et a prononcé le discours qui suit :
Messieurs,
Voici peu, alors qu'une guerre, cruelle comme elles sont toutes, battait son plein, j'ai entendu certaines sources d'information dire que c'était l'enfer, sur les routes. Celles de la France, conduisant à la montagne et à la neige, en province. La province, c'est où l'on va pour les vacances, le divertissement, et quelques jours. Certains y sont nés, mais on n'y vit pas, on ne saurait y vivre. Un grand écrivain contemporain, qui ne fut pas des vôtres, mais ministre, a eu un mot pénible pour la province.
Le sentiment de gratitude que j'éprouve à me trouver parmi vous, tous ceux qui vivent loin d'ici devraient le partager. Pour la première fois, cette distinction si enviée d'être admis dans votre Compagnie, vous en avez comblé un pur provincial. Depuis quelques années, Dieu sait avec quel bonheur vous avez pratiqué l'ouverture féminine. Voici maintenant l'ouverture provinciale. Soyez-en de tout cœur remerciés, d'autant que ma province a été de longue date maltraitée.
Écrivant à sa fille, il y a à peu près trois cents ans, Mme de Sévigné rapporte qu'elle vient d'entendre le sermon de la Passion, à Saint-Paul. Elle avoue qu'elle était prévenue contre le prédicateur, un certain abbé Anselme. « Je le trouvais Gascon, dit-elle, et c'était assez pour m'ôter la foi en ses paroles. » Plus près de nous, c'est un ténor que François Mauriac avait entendu à Aix-en-Provence. Il appartenait, dit-il, « à l'espèce la plus commune, disons de Toulouse ». Entre les deux, dans une revue couleur saumon de 1933, Henri de Régnier évoquait la rencontre de Chateaubriand et de Léontine de Villeneuve, jusque-là non identifiée, et il ajoutait : « J'avoue que je l'aimais mieux inconnue... Savoir que la Sylphide de Cauterets fût Toulousaine, cela me l'a gâtée un peu. » Et pourquoi donc ? Puisqu'il est ici nécessairement question d'académie, j'aurais pu assurer à Henri de Régnier que celle des Toulousaines n'a rien à envier à personne.
Reclus dans ma province, d'où vous m'avez fait l'honneur de me faire si glorieusement sortir, je n'ai vu Paris qu'en 1945, à 23 ans. Pour que je rencontre personnellement Thierry Maulnier, il a donc fallu qu'il vint jusqu'à moi. Cela s'était passé en 1937 ou 1938 ; jusqu'à ces derniers temps, je ne savais plus. J'avais vu un jeune homme plus âgé que moi, mais pas de beaucoup, semblait-il, très grand et long, avec un regard attentif, myope et sérieux derrière des lunettes. Il était accompagné d'un ami, que j'ai supposé longtemps être Jean de Fabrègues. Ils avaient fondé une revue, Combat, qu'il s'agissait de présenter dans un cercle d'étudiants. Un numéro ancien de cette revue m'a permis, l'hiver dernier, de découvrir l'annonce de cette réunion et donc sa date, le 17 mars 1938, et que c'était René Vincent qui assistait Thierry Maulnier. Ils devaient traiter le sujet suivant : « Nos raisons de combattre, pour le vrai Nationalisme contre l'Argent, le vrai Socialisme contre la Démocratie. » Programme caractéristique de ce qu'il y avait d'original, et d'un peu subversif, dans la pensée de Thierry Maulnier. Après la réunion, il nous parla en comité plus restreint, puis écouta nos remarques et nos suggestions.
Ce fut pour lui l'occasion d'une réponse que je n'ai pas oubliée, à vrai dire la seule phrase que je lui ai entendu prononcer dont j'ai gardé exactement le souvenir. L'un de nos camarades lui avait dit que sa revue était intéressante, mais que peut-être elle atteindrait un public plus vaste si son abord était plus facile, son contenu à la portée de lecteurs moins avertis. Thierry Maulnier répondit : « Cela ne me parait pas nécessaire. »
Les cinquante ans qui ont suivi n'ont pas démenti ce propos, ce parti pris chez Thierry Maulnier de ne jamais chercher le succès en adoptant ce qu'on appelle dans le jargon d'aujourd'hui un profil bas, à étendre son public en se souciant de lecteurs moyens, qui sont nécessairement le grand nombre. Il dit de Victor Hugo qu'il fut « prophète pour grand public », ce ne fut pas son cas.
Aucune complaisance jamais. J'ai relevé cette affirmation : « Démontrer est vain, fatigant, ennuyeux et vulgaire. » Sa curiosité était multiple, qu'il s'agisse de politique ou de littérature, du sens des mots, des coutumes, de l'homme en général, de la femme en particulier, de ce que pourrait être un art de vivre, ou plutôt de ce qui pourrait rendre cette vie tolérable. Les réflexions qui en résultaient, on aurait dit qu'elles n'étaient que pour lui, sans qu'il songeât à convaincre. C'était une pensée libre, née d'elle-même et de l'occasion, une pensée surtout solitaire, qui rappelle la naissance de celle de Descartes quand celui-ci raconte : « J'étais alors en Allemagne... Je demeurais tout le jour enfermé dans un poêle, où j'avais tout loisir de m'entretenir de mes pensées. »
S'entretenir de ses pensées, sans souci d'un interlocuteur, il me semble qu'il y a de cela chez Thierry Maulnier, tout le contraire de Montaigne qui dès les premiers mots s'adresse au lecteur. Une sorte de retrait, de distance, de hauteur, très cartésienne. Cela ne me parait pas un hasard s'il se référait volontiers au « doute méthodique » de Descartes, « le plus grand philosophe des temps modernes », dit-il, trouvant géniale la « prise de conscience du cogito ». Mais avant celui-ci : le doute, qui est un garde-fou, voire une méthode, dont Thierry Maulnier peut-être (j'allais dire : sans doute) ne se défit jamais.
Dans la déclaration liminaire d'un de ses ouvrages, il se présente comme un de ceux qui « ont posé à leur époque un plus grand nombre de questions », sans prétendre avoir donné des réponses satisfaisantes. « Du moins, dit-il, aurai-je contribué, je l'espère, à rendre moins convaincantes les réponses des autres. » Il dira de même, d'une autre manière : « Tu ne peux pas donner de réponses à toutes les questions, mais tu peux faire des questions avec toutes les réponses. » C'était pousser loin le doute méthodique, le transformer en remise en cause, directe, de ce qui est admis. On passe du « je doute » à « je conteste ». En 1938, dans Combat, condamnant le nazisme et tout régime totalitaire, il constatait : « Les lois de l'esprit sont la confrontation, le doute, la contradiction. » Rien d'une intelligence dogmatique. Après une jeunesse où, sous une influence dont il ne laissa pas de s'écarter bientôt, il n'avait pas hésité à se montrer parfois très affirmatif, il fut ensuite rarement un Profanateur, mais presque toujours un grand interrogateur, interrogateur de soi.
C'est clairement qu'il posait les problèmes, sans dissimuler la complexité des sujets et l'incertitude des solutions, sous un langage abstrait et obscur. Il avait observé, dit-il, qu'une certaine obscurité voulue est un bon moyen de plaire, ce dont précisément il ne se souciait pas. Son expérience lui avait appris que le lecteur ne répugne pas à mal comprendre, « trop de limpidité l'humilie », tandis qu'un discours où il se perd un peu ou beaucoup le flatte. Thierry Maulnier voyait dans l'opacité de l'écriture non une difficulté à exprimer ce qui est trop riche, mais un signe de prétention, et une démagogie. On est sibyllin, parce qu'on accroche ainsi un certain public. « Tout peut être dit clairement », dit-il, mais il poursuit : « Toute grande œuvre est un langage codé. Que le message soit clair, et que le sens soit caché. »
Merveilleuse définition de ce qui relève de la littérature : à la différence des travaux universitaires ou d'érudition, où le texte doit être clair, objectif et complet, il convient ici de lire entre les lignes, là est le plaisir que donne la littérature, tout est à double ou triple sens, un langage facile, mais un regard attentif qui va au-delà, où sont les vraies richesses.
Première leçon que nous donne, me semble-t-il, Thierry Maulnier, et qui me rappelle cette prière de Tolstoï que Montherlant citait et admirait : « Mon Dieu, donnez-moi la simplicité du style. » La recherche et les prétentions révèlent d'ordinaire une pauvreté qu'on voudrait masquer, alors qu'un grand écrivain livre ses secrets sans ambages, de même que dans une eau transparente et calme, à qui sait voir apparaissent la prodigieuse variété, la poésie et l'éclat des fonds marins. On comprend pourquoi Thierry Maulnier a placé si haut Racine, sur lequel il est revenu maintes fois, et ce qu'il en dit nous fera connaître mieux Thierry Maulnier lui-même. Tant il est vrai qu'on se livre en parlant de ce qu'on aime.
Racine, dit-il, « ne se soucie ni de heurter, ni de séduire », il ne consent à atteindre le spectateur que par un seul moyen : la qualité. Racine « n'est pas social », il n'est pas de ces auteurs qui fournissent des maximes pour honnêtes gens. À la différence de Corneille, il ne moralise jamais. Chez lui le spectacle, ce qui attirerait le public, est réduit à presque rien : tout est à deviner, à comprendre. (En passant, songeons au théâtre de Victor Hugo.) « Pas de cris, il n'y a pas de baisers dans le théâtre de Racine. La folie ni la haine n'y écument, la douleur n'y hurle point... » Tout s'y manifeste et s'y résout en paroles, et en paroles simples ; l'émotion, le tragique, est dans la musique impalpable (la modulation) de ces paroles, ce qui n'exclut pas la violence.
Thierry Maulnier ne croit pas au « tendre Racine », il insiste plutôt sur la « cruauté racinienne », toujours seulement suggérée, cependant cuisante. Je parlais tout à l'heure de la délectation, purement littéraire, que donne la lecture d'un texte entre les lignes, entre les mots, et à travers les mots pour découvrir ce qu'ils recèlent, ce qu'ils portent en eux, un texte où tout est dit, sans le dire. Ainsi Andromaque annonçant à Pyrrhus qu'elle doit le quitter pour aller voir son fils : « Je ne l'ai point encore embrassé d'aujourd'hui », dit-elle. Au lycée, Georges Canguilhem nous faisait remarquer qu'Andromaque disait cela à un homme qui brûlait de l'embrasser. Ils ont de la chance ceux qui ont rencontré quelqu'un pour leur faire aimer Racine, et Thierry Maulnier fut un de ces initiateurs pour qui nous n'aurons jamais assez de reconnaissance.
Les pages qu'il lui a consacrées fourmillent d'idées, de vues si neuves que nous ne fûmes pas loin de croire qu'il découvrait Racine en même temps que nous. Il nous a appris que dans son théâtre la fatalité n'est pas le destin des Grecs, dont il s'est pourtant inspiré. Pour l'Antiquité grecque, le destin fixait à chaque être un itinéraire par où il devait passer : Œdipe rencontrerait nécessairement son père à un carrefour où il le tuerait. Tandis que la fatalité racinienne, c'est sur les âmes qu'elle pèse, tout intérieure, chrétienne en cela, et pourtant peu chrétienne puisque pour les héros raciniens il n'y a pas de salut. Bérénice ne sera jamais consolée.
Les pages qu'il lui a consacrées fourmillent d'idées, de vues si neuves que nous ne fûmes pas loin de croire qu'il découvrait Racine en même temps que nous. Il nous a appris que dans son théâtre la fatalité n'est pas le destin des Grecs, dont il s'est pourtant inspiré. Pour l'Antiquité grecque, le destin fixait à chaque être un itinéraire par où il devait passer : Œdipe rencontrerait nécessairement son père à un carrefour où il le tuerait. Tandis que la fatalité racinienne, c'est sur les âmes qu'elle pèse, tout intérieure, chrétienne en cela, et pourtant peu chrétienne puisque pour les héros raciniens il n'y a pas de salut. Bérénice ne sera jamais consolée.
Avec de bonnes raisons, et à l'encontre d'une certaine tradition, Thierry Maulnier croit Phèdre jeune, à peu près du même âge qu'Hippolyte, et donc mariée à un homme bien plus âgé qu'elle ; et, reprenant une suggestion de Claudel, il serait prêt à supposer qu'aux invites de Phèdre Hippolyte ne serait pas indifférent. Aller au-delà des apparences, un des délices de la vraie littérature. Il faut dire aussi que l'analyse que propose Thierry Maulnier est non seulement intelligente, ce qui irait sans dire, mais enthousiaste : il déclare qu'il y a dans Phèdre un mystère « qu'il ne s'agit pas de résoudre, dit-il, mais seulement de célébrer ».
Célébration, c'est-à-dire un enthousiasme informé et clairvoyant, beau mot de la part d'un écrivain qui s'attache à l'œuvre d'un autre. Thierry Maulnier apparaît ainsi, comme Proust mais de tout autre manière, un anti-Sainte-Beuve, lequel ne cesse d'être modéré, prudent, et de ce fait terne jusque dans ses éloges. Porté par sa ferveur, un peu hors de lui-même, très loin soudain du doute méthodique, Thierry Maulnier écrit des pages dont la chaleur s'exprime jusque dans son style, suscitant des réflexions charmantes, comme celle-ci, qui évoque Phèdre : « La douce poitrine de Phèdre palpite devant le bel Hippolyte, comme un oiseau prisonnier », ou des traits qui annoncent Malraux : « Le but de Racine est de détourner l'homme pour le tourner vers la mort. »
On relève ces mêmes bonheurs d'écriture, quand il aborde un autre objet de ses prédilections, lié d'ailleurs à Racine, la Grèce. À propos du théâtre de Delphes où il n'y a plus de spectateurs, il dit : « Il ne s'y joue plus d'autre drame que celui qui fait alterner la défaite et la revanche du jour, et dont les personnages sont les colonnes et les étoiles, les montagnes et le silence. » Le temple d'Égine lui inspire ceci : « La beauté apaise et déchire, cloue sur place comme une lance », et lorsqu'il compare ce temple au Parthénon : « Ces foyers sans feu, ces inextinguibles flammes de pierre brillent dans la nuit de l'aventure humaine et annoncent une victoire remportée il y a vingt-cinq siècles sur le bruit et la fureur, sur le temps et sur la mort. » Quant aux figures sculptées ou peintes, « elles ont, dit-il, le regard venu d'ailleurs du dormeur surpris par la lumière ».
L'admiration et la joie d'admirer à bon escient conduisent ainsi Thierry Maulnier jusqu'à un lyrisme qu'on aurait pu ne pas soupçonner chez lui, et à une expression nouvelle de la beauté et de la grandeur de l'art grec. Même démarche, mêmes conséquences lorsqu'il traite d'une époque de notre littérature qui lui est particulièrement chère, qu'il trouve sa joie à faire revivre quand elle était sinon morte, du moins profondément assoupie. Le XVIIe siècle, reconnaît-il, est sans doute « le siècle royal de notre littérature », mais ce qu'on a nommé l'École de 1660, qui exigeait des ouvrages « polis et repolis », « vingt fois remis sur le métier », s'il la respecte et l'aime dans Racine, lui semble aussi l'avènement et l'apothéose d'un esprit plus rassurant que novateur, celui de la bourgeoisie, apportant dans les Lettres le risque de la convention, de la tristesse et de l'ennui. On rencontre alors, observe-t-il, des écrivains « fils de tabellions et de drapiers », que ne tentent plus aucune aventure, et qui ne sont plus guettés, Dieu nous en préserve, « que par les pensions et l'Académie ». Toute l'attention de Thierry Maulnier, quittant Racine, toute sa dilection se portent sur la première moitié du siècle.
Il aime « l'allure libre, inquiète, vive, hardie du temps d'Henri IV et de Louis XIII, une époque toute vouée aux plaisirs de l'invention et de la découverte, regorgeant de frémissantes virtualités ». C'est dans la poésie de cette époque, trop oubliée, qu'il discerne, en propres termes, « le jaillissement de sources innombrables ».
Ces poètes que la fin du siècle a rejetés dans l'ombre et dont il goûte la verte originalité, il sait découvrir dans leurs œuvres des vers inattendus, qui en effet coulent de source. Il leur donne la part belle dans cette Introduction à la poésie française, qui fut l'occasion pour Mauriac, tout en critiquant un choix qui étonnait, de « dresser, dit-il, des couronnes à ce brillant Thierry Maulnier ». Précédant ce choix, on avait pu lire un essai d'une rare densité, dont à tout moment des aphorismes et des idées pouvaient être détachés, non seulement se suffisant à eux-mêmes, mais ouvrant la voie à des commentaires nouveaux, à une longue rêverie.
Toute une part de notre littérature se trouva ainsi ressuscitée par Thierry Maulnier, au charme frais, en quelque sorte enfantin, que sans doute avaient annoncée certains poètes de la Renaissance, qui déjà avaient su exprimer à neuf, dit-il, « la tiédeur de la chair adolescente, la tendre respiration de l'amour ». C'était, remarque-t-il, un monde naissant qui usait de mots qui n'avaient jamais servi, comme ceux qu'échangent deux enfants qui aiment pour la première fois. Le temps de Louis XIV et de Versailles sera celui d'une solide maturité, alors que nous avons ici les premiers feux de l'amour qui s'émerveille de pouvoir briller dans une langue qui sort de sa gangue, le français. On joue avec des mots qu'on découvre, et dont on joue comme on ne le fera plus jamais. Avec ces poètes tenus pour mineurs, et qui pour certains ne le furent pas, on devine chez Thierry Maulnier une complicité, une connivence, inséparable de l'amour qui commence et qui éblouit, et qu'il nous communique pour notre joie.
Le XVIIIe siècle l'a plus rarement sollicité, et moins encore le XIXe siècle français, s'il est vrai qu'il a étudié très tôt Nietzsche, mais qui n'était pas de chez nous, et le jeune auteur en fut félicité par Léon Daudet dans un article du 8 juin 1933, où il était dit que Nietzsche avait balayé « comme en se jouant le conformisme, l'académisme, les préjugés, les formules fausses du stupide XIXe siècle ».
Ces derniers mots, il faut les souligner au passage ; ils sont riches de sens et le furent de conséquences pour bien des esprits qui n'étaient pas médiocres, au cours de la première moitié du siècle qui s'achève. J'ai de même relevé un bref souvenir que Thierry Maulnier évoque sans commentaires : devant lui, un jour, Charles Maurras parla aussi du « stupide XIXe siècle ».
Dans cette condamnation, il semble que Thierry Maulnier retint surtout un grief précis, qui était la propension du XIXe siècle à « tout confondre » : « Il avait fait, dit-il, de la peinture avec la musique, de la poésie avec la peinture, de tout avec la poésie, et spécialement de l'éloquence. » La poésie romantique, à ses yeux, n'était guère que « bavardage versifié sur les événements et les sentiments, surtout les sentiments ». Bavard, le XIXe siècle, assurément, mais stupide ?
Dans tous les domaines, peinture, roman, poésie, histoire, musique, politique, érudition, théâtre, chroniques, mémoires, sculpture, critique, une discipline qui fut alors inventée, quel siècle fut plus riche, plus foisonnant, plus divers, plus contrasté ? Le XIXe siècle vit en France, après des siècles passablement monolithiques, l'explosion, sans doute désordonnée — mais comment faire ? — de talents heureusement contradictoires et de bien des génies. Thierry Maulnier ne suivit pas l'exemple de l'ami de sa jeunesse, Maurice Bardèche, qui s'est attaché à Stendhal et à Balzac, avec bonheur. Fidèle en cela à Maurras et à Léon Daudet, il se détourna de ce siècle incomparable.
À Louis-le-Grand déjà, pour amuser ses amis, il récitait des poèmes de La Légende des siècles, en les parodiant, et on lui fait dire dans une interview : « Je crois vraiment que la poésie française pourrait se passer de Victor Hugo. » Il s'en occupa pourtant volontiers.
Il lui reconnaît la facilité et l'abondance, et ce qu'il qualifie de « majesté emphatique ». Il ne conteste pas qu'il a laissé « une œuvre qui échappe à toutes les mesures trop prudentes, par sa dimension même », et qui l'emporte sur beaucoup d'autres, par la quantité. Bien sûr, je ne sais plus s'il le dit, voilà l'inverse de Racine. On voit tout de suite où vont porter les traits qu'il tient en réserve. L'œuvre de Hugo, vue par lui, forme une impressionnante pyramide, dont chaque pierre est un livre manqué.
Il rassemble une collection, qui aurait pu être plus nombreuse, bien qu'elle soit considérable, de vers et de phrases où perce le ridicule, où l'emphase éclate, où s'étale la naïveté, le faux prophétisme, où abondent les lieux communs en costume de mélodrame.
Ne le savions-nous pas ? Tout familier de Victor Hugo a eu l'occasion de sourire en le lisant. Mais il y a ceci : on peut relever chez les poètes dits mineurs du XVIIe siècle, lorsqu'on est aussi bon connaisseur que Thierry Maulnier, cent vers délicieux, mais on peut en relever dix fois plus chez Victor Hugo. Pourquoi ne citer que les mauvais qui aisément sautent aux yeux, et qu'est-ce que cela nous apporte ? La récolte inverse, celle des bons, aurait été pour nous autrement savoureuse, nous y aurions puisé à pleines mains, elle aurait contribué à notre délectation, celle que nous procure la fleur de la littérature.
C'est là, me semble-t-il, la seconde leçon que nous donne Thierry Maulnier. Il existe une critique de l'admiration qui approfondit, nourrit, justifie cette admiration, et une autre que j'appellerai, faute de mieux, une critique de dénigrement. La première nous fait voir les beautés, les subtilités d'une œuvre, son sens d'autant plus précieux qu'il se dérobait, et donc nous fait mieux connaître dans cette œuvre ce qu'elle a d'essentiel, puisque ce sont cette beauté, cette richesse, les secrets qu'elle nous avait laissé seulement entrevoir, qui en font le prix, et qui expliquent qu'elle nous frappe et nous retient alors qu'elle vient de voir le jour, ou qu'elle ait pu franchir les siècles et nous enchanter encore. Le succès actuel d'une œuvre, comme sa survie, s'expliquent non par les scories qu'on y peut déceler, mais par ce qu'elle a d'admirable, et la critique née de l'admiration lui donne de nouvelles raisons d'exister, est féconde, accroît notre connaissance, et donc notre plaisir. Elle enrichit l'œuvre et nous enrichit. L'autre qui, dans une œuvre même remarquable, s'attache à relever les contradictions, les incongruités, tout simplement les faiblesses, n'ajoute rien, reste à la périphérie du sujet, puisque les incongruités, les contradictions, les faiblesses de cette œuvre n'ont pas empêché que celle-ci nous touche, et parfois nous comble. Une telle critique perd son temps, comme si devant une femme très belle, on s'en tenait à souligner que le lobe de son oreille aurait pu être mieux dessiné. Thierry Maulnier cite et sauve tel vers de l'époque de Louis XIII, qu'il trouve d'une « brutalité sublime », et il a raison, de même qu'il donne raison à Gide quand celui-ci lui rappelle un vers de Hugo : « Il descend, réveillé, l'autre côté du rêve », et le trouve pareillement admirable. Dans les deux cas, il voit juste : il n'y a que l'admiration qui soit clairvoyante.
En tout cas dans le domaine des lettres et des arts. Dans celui de la vie et de la réflexion politique, autre domaine dont s'est fort occupé Thierry Maulnier, c'est une autre affaire. Combien de tyrans ou de médiocres qui furent adulés, acclamés, par des assemblées ou des foules qui célébraient ainsi à l'avance la catastrophe, la faillite, la mort ou la servitude qu'on leur préparait. L'enthousiasme ici est rarement de mise. À Berlin, disaient les uns, Nach Paris, disaient les autres, ou l'équivalent, et des fantoches saluaient du haut des balcons, tout cela pour aboutir à un ventre ouvert ou à une tête éclatée, au milieu de champs dévastés, de ruines noires ou dans le désert ou la neige. L'enthousiasme pour l'observateur politique n'est pas bon juge, la vertu majeure est la lucidité. Thierry Maulnier n'en a pas manqué.
Sans doute raconte-t-on qu'en 1934 Thierry Maulnier fit le coup de poing contre les policiers, et que même sa photographie en émeutier parut dans les journaux. Très vite, il s'en tint aux combats de la spéculation intellectuelle et de l'écriture. Il avait de qui tenir. Henri Massis lui-même rapporte qu'à l'imprimerie de l'Action française, la nuit du 6 février 1934, aux manifestants sortant de l'émeute, fort échauffés, Maurras parla paisiblement des poètes symbolistes. Ici encore, consciemment ou non, Thierry Maulnier se montra disciple aussi de Descartes, qui observa le monde selon les seuls critères de la raison, mais comme il est dit dans le Discours de la Méthode, tâchant « d'y être spectateur plutôt qu'acteur en toutes les comédies qui s'y jouent ». Thierry Maulnier devait se démarquer, en cela, de nombre de ceux qui furent ses premiers compagnons.
L'Action française était un journal bien fait. Ceux qui n'ont pas connu cette époque peuvent mal imaginer son prestige. François Mauriac avait grandi sous l'aile du Sillon, et en restera marqué, mais il fut longtemps lecteur habituel de l'Action française, comme bien d'autres qui n'avaient nullement adhéré à la Ligue du même nom. On y trouvait quotidiennement Léon Daudet, qui rabâchait volontiers, mais à la faconde qui ne laissait pas indifférent, drôle, excellent et très libre juge en littérature, Charles Maurras dont l'article sur trois ou quatre colonnes était chaque fois un véritable essai nourri de culture et d'intelligence, et où toujours il y avait à glaner, Jacques Bainville, si lucide en politique extérieure, Robert Havard de La Montagne, spécialiste des questions religieuses, et Dieu sait depuis la condamnation par Rome s'il avait à s'exprimer et à polémiquer. Tout était polémique dans ce journal, depuis la revue de la presse qui fut longtemps un modèle du genre jusqu'aux faits divers. Un chien ne pouvait être écrasé dans Paris sans que fût stigmatisé le désordre républicain. On n'était pas dupe, on s'en amusait, et beaucoup lisaient l'Action française, pour le plaisir.
Le jeune Thierry Maulnier y fut accueilli, et ses mérites reconnus, dès le début des années trente et, en dépit de ce qu'on appelait son air d'indifférence et d'ennui, dans nombre de ses chroniques la violence du ton fut l'écho fidèle de celle souvent en honneur dans la maison. Le 11 septembre 1930, il parlait de la naïveté et de l'impudence d'Emmanuel Berl, ce qui n'était pas juger sainement. Encore le 22 septembre 1938, à longueur de colonnes, Julien Benda était dit par lui non seulement imbécile, mais l'imbécile type. Ce furent là erreurs de jeunesse, le vocabulaire de Léon Daudet faisait école. Quand Thierry Maulnier traitait d'auteurs qui lui étaient chers, tout changeait, et déjà il ne passait pas inaperçu. Léautaud, qui ne laissait pas de lire aussi l'Action française, dans son Journal de ces années-là, dit apprécier « les critiques littéraires de Brasillach », et « les articles de doctrine littéraire de Thierry Maulnier ».
À l'Action française, on trouvait Thierry Maulnier si brillant qu'on se demanda s'il ne succéderait pas un jour à Maurras. Un de ses camarades le décrit ainsi : « Thierry était grand, maigre, à peine voûté, avec un front magnifique et, derrière ses lunettes, un regard aigu qui parfois devenait rêveur. Sa voix était grinçante, il avait le quolibet facile et riait en se trémoussant de nos plaisanteries d'une qualité très inégale. Nous l'admirions. Il était à nos yeux le plus intelligent. » Ce fut à l'occasion de la confection au pied levé d'un numéro d'une revue d'étudiants, proche de l'Action française, menée à bien par Brasillach, Bardèche, José Lupin et Jacques Talagrand, que celui-ci prit le nom de Thierry Maulnier.
Henri Massis salua avec joie La Crise est dans l'homme, son premier essai qui ne fût pas purement littéraire : « Je sais peu de lectures qui m'aient causé une satisfaction d'esprit aussi pleine. » Décelant ainsi la valeur de celui qu'il appelait « ce jeune homme », il ne se trompait pas, mais voyait en lui un traditionaliste, ce qui était s'avancer beaucoup.
Déjà Thierry Maulnier faisait un peu bande à part, fondant en 1937 L'Insurgé, titre emprunté à Jules Vallès, qui eut quarante-deux numéros, et dont les idées particulièrement radicales et se voulant soucieuses des problèmes sociaux plus encore que Combat s'écartaient sensiblement de la politique de Maurras. Dans le premier numéro, on trouvait parmi d'autres, à la suite de Thierry Maulnier, Maurice Blanchot, Kléber Haedens et Claude Roy, sous un pseudonyme. Cet hebdomadaire est qualifié de « bizarre aventure » par Henri Massis, qui nous révèle que l'anti-capitalisme de Thierry Maulnier effrayait Maurras, lui paraissant déraisonnable. « Nous voulons des agitateurs », écrivait Thierry Maulnier ; il s'agissait de combattre les exploiteurs de la France « par tous les moyens, avec toutes les armes ». Massis a publié la lettre que Maurras adressa à Thierry Maulnier: « Vous tendez à détruire l'armature morale de la fortune privée... Mon cher ami, réfléchissez-y. »
Son anticommunisme n'était pas moins vif, et il donna jusqu'à la défaite de 1940 des articles à nombre de publications de droite ou d'extrême droite, sans toutefois s'agréger à aucun groupe. Rappelons que la revue Combat, qu'il était allé défendre jusqu'à Toulouse, prônait un « véritable socialisme ». Le titre d'un de ses articles était : « À bas la culture bourgeoise ». Thierry Maulnier y écrivait encore en 1936 : « Il est trop vrai que la nation française a été depuis cent ans la nation d'une classe, la nation de la bourgeoisie. » Il parlait de « la honte du salariat capitaliste ». Un anticommunisme, donc, à sa manière.
C'est que la pensée de Thierry Maulnier n'a jamais été docile. « Ne recevoir jamais aucune chose pour vraie, que je ne la connusse évidemment pour telle », première règle de Descartes. Cela signifie nécessairement échapper, tôt ou tard, à toute influence, fût-elle des plus respectables et respectées. Dans sa préface à un livre d'Henri Massis, Thierry Maulnier use de la formule : « Nos Maîtres », mais pour corriger aussitôt : « Je n'aime pas beaucoup ce mot pour mon compte. » Il a dit aussi que Maurras lui-même lui avait donné l'exemple de « l'affirmation minoritaire, du refus de tout compromis ». Ainsi, « le spectacle du monde », comme disait encore Descartes, avait conduit Thierry Maulnier à toujours davantage penser par lui-même et, toutes les fois qu'il le fallait, à changer.
À la mort de Maurras, il écrivit qu'à partir de 1940 on avait pu reprocher à celui-ci, ou au contraire l'admirer, de « se refuser à changer, alors que tout changeait autour de lui ». Il convient que son propre cheminement avait été différent. « J'ai écrit pendant près de dix ans dans l'Action française ; depuis bientôt dix autres années, j'écris dans un autre journal que Maurras avait nommé le « journal maudit ». » Sans rien renier de son passé, ni de ses amitiés (et quand certains le lui reprochèrent, il répondit avec violence), de plus en plus il exprima des idées qui ne devaient rien à personne, et partout où il pouvait les exprimer librement.
Les Décombres de Rebatet nous apprennent qu'en 1939 il ne doutait pas de la victoire finale des Alliés, additionnant leurs forces dans le monde, ce que du côté de Je suis partout on estimait aberrant, tandis que Maurras en était profondément affligé. En mai 1940, le même calcul permettait à Thierry Maulnier de soutenir que l'Allemagne serait un jour vaincue, ce dont Rebatet faisait des gorges chaudes, et il faut reconnaître qu'à ce moment-là cet optimisme pouvait paraître étrange. Le 7 juin 1940 dans Je suis partout qui allait disparaître pour un temps avant de renaître sans lui, il persistait à parler d'un « miracle » possible. Un avenir alors lointain lui donnera raison.
Paris occupé, et après avoir suivi l'Action française à Limoges, Thierry Maulnier était à Lyon, toujours journaliste et chroniqueur militaire, ce qui ajoute à l'imprévu et au pittoresque du personnage. Il faut en revenir aux Décombres de Rebatet qui sont, quoi qu'on en pense, un document. Il y est dit que Thierry Maulnier, qui s'obstinait à prédire la victoire de l'Angleterre, était un serviteur « inconscient peut-être » de l'Intelligence Service, imputation qui à pareille époque pouvait n'être pas innocente ni sans suites. De fait, au Café neuf, place Bellecour, il faisait sa partie d'échecs avec Kléber Haedens, apprenant à ses amis à rouler les cigarettes, et les invitant à recopier des textes antiallemands à faire circuler. En marge, peut-être, des bouleversements en cours, mais discrètement partisan.
S'il approuva d'abord ce qui a cru bon de se nommer la Révolution nationale, il se démarqua tout de suite dans ses articles de la presse de Paris, mais aussi de l'esprit de la presse vichyssoise. Sans contester la réalité d'une défaite qui n'était que trop certaine, il se refusait à imiter ceux, dit-il, « qui cèdent aujourd'hui à une passion singulière, qui est celle de l'humiliation, pour ne pas dire de la servitude ». Cela pour la presse parisienne. Il disait aussi que la France ne se relèverait pas avec des feux de camp, des boy-scouts, de l'hébertisme, le « décrassage » matinal, et des chants de patronage. Cela pour Vichy. Il espérait en la vitalité du pays, lequel donnait, même vaincu, « tous les signes de la résistance », formule allusive peut-être, en tout cas prémonitoire.
Je me souviens de son livre publié chez Lardanchet en 1942, et qui fit sensation : La France, la guerre et la paix. On y entendit une voix discordante, au milieu du plat concert du moment. (Peut-on s'en rendre compte, près d'un demi-siècle après ?) Il s'opposait à la fois aux « mythes démocratiques » et aux « mythes totalitaires », ceux-ci tellement vantés de l'autre côté de la ligne de démarcation qui existait encore. Peu de temps après la parution de ce livre, négligemment, dans un article, il rappelait l'exploit d'un cuirassé français qui en juin 1940 avait su, dit-il, « échapper à l'ennemi en prenant la mer ». Cela semble aujourd'hui innocent, mais qui donc alors dans la presse des deux zones osait qualifier l'Allemagne de l'ennemi ? Thierry Maulnier se plaisait à jouer avec la censure, et les lecteurs de ce temps-là avaient appris à comprendre à demi-mot. En octobre 1943, la zone sud envahie, voici d'autres remarques apparemment naïves : après Verdun, notait Thierry Maulnier, qui aurait pensé que la guerre durerait encore deux ans, et en juillet 1918, quand l'Allemagne passait à l'offensive, qui aurait prévu qu'elle mettrait bas les armes moins de quatre mois plus tard ? C'était laisser entendre que si les Allemands occupaient presque toute l'Europe, rien n'était joué, que leur défaite même pouvait n'être pas loin. Dans un pays asservi, tout journaliste qui n'accepte pas de se taire pratique ces sous-entendus, qui paraîtront anodins la liberté retrouvée, mais qui enchantaient les contemporains.
Dans une lettre de 1644, Descartes déclarait : « Mon humeur n'est pas de naviguer contre le vent. » Thierry Maulnier, « spectateur plutôt qu'acteur » lui aussi, ne craignait pas en revanche d'aller contre le vent, louvoyant dans la bonne direction, à sa manière.
De cette originalité, il donna une preuve qui ne me semble pas négligeable, exactement trois cents ans après la lettre de Descartes que je viens de citer, en 1944. La guerre continuait, l'épuration sévissait, qui partageait la France plus encore, peut-être, que l'ancienne ligne de démarcation ; des vies très chères étaient menacées ; dans les Ardennes, l'offensive de von Rundstedt sembla quelques jours remettre tout en cause, et on a prétendu qu'à Paris certains préparaient leurs bagages quand, dans le premier numéro d'une revue assez luxueuse qu'il venait de fonder, Thierry Maulnier choisit de traiter de Fontenelle.
À propos de cet homme sans génie, qu'on pourrait tenir pour un vulgarisateur pour salons et femmes du monde, mais qui avait galamment annoncé des temps nouveaux en suggérant que notre terre et l'homme n'étaient pas le centre de l'univers, quoi qu'aient pu assurer les Saintes Écritures, Thierry Maulnier écrivit quelques pages qui sont la perfection même, et qu'on aimerait voir commenter dans tous les collèges et toutes les universités. C'est là qu'il avance une définition du grand écrivain qui en dit long sur sa propre vision du monde et de la condition de l'homme : un écrivain authentique, dit-il, c'est quelqu'un qui a « ouvert dans les murs de la prison humaine quelque brèche pour la respiration des captifs ».
Ce que je voulais souligner, à ce tournant périlleux de la dernière guerre mondiale, et à l'occasion de ce texte superbement anachronique, c'est l'indépendance intellectuelle de Thierry Maulnier, son sang-froid, qui lui permettaient de paraître ignorer ce dont les esprits étaient alors justement occupés, et de traiter d'un sujet dont personne ne se souciait.
Double et triple personnage, il se plaisait dans l'inactuel (rappelons-nous tout le temps qu'il a consacré à Racine) et, en même temps, la politique de chaque jour, observée un peu en retrait mais avec acuité, ne le retenait pas moins, et dès la guerre achevée il en fit le prétexte de bien des chroniques, de nouveau critiquant aussi bien le capitalisme que le socialisme marxiste, ainsi souvent cavalier seul qui étonnait. Déjà, quand il avait publié Au-delà du nationalisme, Kléber Haedens avait observé que ce livre était lu « un peu partout avec autant de stupeur que d'incompréhension ».
Il prônait la destruction du capitalisme, dont il tenait qu'il n'était lié ni à la liberté, ni même à la propriété. Il reprochait notamment au capitalisme qui se dit libéral de se réclamer de valeurs traditionnelles, qu'en réalité il méconnaît, ce qui a conduit ses adversaires à nier ces valeurs, d'où le communisme qui s'installa pour longtemps en Europe.
Ce que Thierry Maulnier a appelé La face de méduse du communisme, ce pourrait être, à l'entendre, le capitalisme qui en serait en partie responsable : son exemple (et sa duplicité) aurait amené le communisme à prendre le contre-pied des valeurs célébrées par le capitalisme, qui en dégoûte les autres, à voir comme il les bafoue. Il y a là un point de vue intéressant, et qu'on pourrait adopter dans bien des domaines, les relations parents-enfants, le problème actuel du terrorisme et des otages, celui des justiciables et de la Justice, les Églises et l'anticléricalisme, mais ce n'est ni le lieu ni le moment de nous égarer.
Thierry Maulnier traite du capital et du travail, de leurs rapports truqués, de la lutte des classes dont il ne conteste pas la réalité, selon des critères qui ne sont qu'à lui et qu'on ne saurait en rien qualifier de réactionnaires : « En construisant, rappelle-t-il, des maisons ouvrières confortables, des ateliers plus clairs et plus salubres, en aménageant des stades et des piscines dans les faubourgs, en instituant des maternités et des pouponnières... », et l'énumération se poursuit, « on rend certes plus supportable la condition ouvrière ; mais en même temps on tend à voiler, au regard de ceux qui en sont les victimes, la réalité fondamentale de l'institution capitaliste, l'aliénation du travail au profit d'une minorité de possesseurs des moyens de travail. » Déjà, le 23 janvier 1935, Thierry Maulnier avait participé à ce qu'on appellerait aujourd'hui un colloque, tenu au siège d'une association qui portait le beau nom d' « Union pour la vérité ». François Mauriac s'y trouvait aussi, ainsi que Gabriel Marcel, Jean Guéhenno, Jacques Maritain, et quelques autres, surtout Gide, qui devait y justifier son adhésion au communisme. Thierry Maulnier étant intervenu, Ramon Fernandez lui fit observer : « Savez-vous que votre point de vue est très proche du communisme ? »
Tout cela pour dire que lorsque vous avez appelé Thierry Maulnier parmi vous, et qu'un important journal fit son portrait sous le titre de Un ultra, ce titre ignorait les nuances. Il est vrai que c'est le propre de la plupart des titres.
Le communisme, estime Thierry Maulnier, a donné une espérance à ceux qui n'en avaient pas, leur montrant qu'ils étaient le grand nombre et seraient donc la force, s'ils voulaient. Nous condamnons le communisme, dit Thierry Maulnier, mais sommes-nous de bonne foi ? Trop de raisons personnelles nous incitent à cette condamnation. Il confesse : « Si la révolution communiste n'est pas la mort, la terreur, l'esclavage pour des millions d'hommes, alors nous en avons menti. »
Il va plus loin encore. Dans l'hypothèse où nous aurions raison, dit-il, si le visage que présente le communisme est vraiment abominable, il n'a aucune raison de paraître tel à la foule de ceux qui, croient-ils, n'ont rien à perdre : on ne parle pas de liberté à qui vit dans la misère. Ces réflexions honnêtes sont datées des années qui suivirent la guerre. Elles expliquent qu'un témoin averti, Claude Roy, qui peut-être pensait aussi à lui-même, fut amené à dire que Thierry Maulnier était passé « d'un maurrassisme hétérodoxe » à un « marxisme réticent et dissident ». Nous sommes loin de l'ultra.
Thierry Maulnier ne pouvait prévoir que cette grande espérance serait ravie aux foules affamées et opprimées, et que pour beaucoup la remplacerait un fanatisme religieux qu'il aurait eu tout autant en horreur. Il est vrai qu'avec le déclin du marxisme officiel, des sectes d'inspiration religieuse naissaient déjà çà et là. Il en parla au cours d'un dialogue avec Jean Elleinstein en 1979, se demandant si c'était le signe d'un « besoin spirituel » chez tout homme. Une explication autre avait ses préférences : « le fait que l'humanité n'est pas arrivée, dans son ensemble, à l'âge adulte ».
Y parviendrait-elle jamais, c'est ce qu'il ne dit pas, mais qui a fréquenté avec assiduité son œuvre sera tenté de croire qu'il en doutait. N'imaginant pas les manipulations génétiques dont nous sommes menacés, il n'admit jamais qu'on pût « changer l'homme », ambition du marxisme orthodoxe en son beau temps, qui s'opposait au mythe inverse, selon les marxistes, d'une « nature humaine donnée une fois pour toutes ».
Cette nature humaine, à qui la cruauté répugne rarement, pour qui l'exerce, et dont une des composantes est le goût de tyranniser et d'humilier (on a appelé cela le sadisme, et certains ne craignent pas d'en célébrer les vertus), s'est manifestée de nos jours d'une éclatante façon, confirmant ce qu'on avait pu observer depuis des millénaires, que l'homme est un loup pour l'homme, vérité qu'on trouve chez Hobbes mais que Plaute énonçait déjà. Les relations malgré tout ambiguës de Thierry Maulnier avec le communisme auraient dû conduire à ne pas douter de sa bonne foi quand il eut le mérite, dès avant 1950, de parler du goulag, de ce qu'il appelait des « millions d'esclaves pénitentiaires ». Il fut malmené par ceux qui s'obstinaient à ne pas savoir. Il leur fallut bien des années pour convenir que ces « millions d'esclaves pénitentiaires » existaient bel et bien, si c'est cela exister, dans un pays qui était, pour nombre d'entre nous, le pays de nos rêves. Thierry Maulnier fut, en un temps où cela n'allait pas de soi, un des premiers rares lucides, avec l'indignation qui s'imposait.
Attentif jusqu'à ses derniers jours à tout ce qui relevait de la vie de société, à l'Est comme à l'Ouest, et même à ce qu'on aurait pu prendre pour des faits divers, il vécut assez pour voir les producteurs et les agriculteurs français, mécontents de leur sort, déverser leurs produits, légumes, fruits, parfois bétail, sur les routes et devant les préfectures, tandis qu'à Varsovie on n'attendait même plus devant les boutiques, où il n'y avait rien. Il put reprendre la double critique du capitalisme et du socialisme qui avait été longtemps un de ses thèmes favoris, mais avec une nuance nouvelle : le capitalisme engendre donc, dit-il, une surabondance anormale, et le socialisme une pénurie qui ne l'est pas moins. Une telle simplification est à la limite de la caricature (car le capitalisme engendre aussi la pénurie pour beaucoup), et il est permis de penser que Thierry Maulnier l'a voulu ainsi. Dans les articles au jour le jour qui témoignèrent de son évolution, il s'est plu souvent à marier le plaisant au sérieux.
« Je n'ai jamais aimé l'esprit de sérieux », a-t-il écrit, et cette déclaration doit être prise à la lettre. Ce serait se tromper que de voir seulement chez Thierry Maulnier l'observateur politique toujours en éveil, ou le connaisseur en littérature qui jamais ne parla pour ne rien dire, ou pour redire ce qu'on a déjà dit, ce qui n'est pas courant. Il resta toute sa vie, et son aspect physique ne trompait pas, l'étudiant amusé et aimant s'amuser qu'on peut rencontrer dans le livre de souvenirs de Brasillach, Notre avant-guerre, dont les cent premières pages sont merveilleuses. Elles évoquent, au temps de Louis-le-Grand et de la rue d'Ulm, ce que Brasillach appelle « le matin profond de la jeunesse », celle de Thierry Maulnier et de ses amis, leur découverte de Paris et de la vie, du théâtre, des printemps parfumés, du cinéma tout nouveau, de Georges et Ludmilla Pitoëff, et leurs goûts, leurs enthousiasmes, leurs fièvres, leurs études, leurs lectures et leurs jeux. Cela tient de Murger et de La Bohème, avec plus d'insouciance et de gaieté, mais rappelle aussi un titre de Mauriac, Le Démon de la connaissance, par le désir qui était le leur de tout comprendre, de savourer toutes les inventions et les créations de l'esprit humain qui ne sont pas utilitaires. Thierry Maulnier affirmera encore, bien plus tard : « La littérature est inutile. C'est pourquoi je suis assuré qu'elle vivra. Il faudra bien un jour qu'on revienne à l'inutile, raison de vivre des hommes. » Il citera le sport, qu'il pratiqua lui-même, inutile comme tout ce qui aide à supporter la vie, justifie la vie, ennoblit la vie, comme le jeu, la poésie, l'amour, et Dieu lui-même, qui sait ? Il cesserait d'être Dieu, s'il servait à quelque chose, dit Thierry Maulnier, qui ne répugnait pas au paradoxe et avec ses amis donnait volontiers dans le canular, en honneur à Normale. Il envoya un jour un camarade étranger, et crédule, entendre le Siegfried de Wagner avec en main, comme livret à suivre attentivement, le Siegfried de Giraudoux, et il dira combien il avait aimé l'esprit et les mœurs de Normale, cette école qui avait, prétendait-il, la particularité « qu'on n'y enseignait presque rien » et qu'il n'y avait aucun règlement, de sorte que chacun vivait à sa guise. Il passait lui-même pour nonchalant, mais s'il le voulait sa puissance de travail était stupéfiante. Apparemment détaché, mais très tôt, d'une culture qui ne s'acquiert pas sans d'attentives études et qui chez lui n'était jamais achevée, close, tel il était dans ces années trente, tel il resta, jamais adulte. Tel je le vis la seconde fois que je l'ai rencontré.
Bien des années avaient passé depuis que je l'avais aperçu à Toulouse, où la diffusion de Combat l'avait amené. Nous étions le 21 mai 1967, près de trente ans plus tard. Je n'avais pas été seul à vieillir, mais Thierry Maulnier avait toujours l'air d'un étudiant, seulement un peu monté en graine. Cela se passait dans les caves de la Bonne-Dame, à Vouvray où, après l'épreuve d'un verre de grand format à vider sans barguigner, nous fûmes solennellement intronisés côte à côte chevaliers de l'ordre de Chantepleure. Il y avait là celle dont la présence fut si précieuse et si déterminante auprès de Thierry Maulnier, Mme Marcelle Tassencourt, et aussi le très regretté Gilbert Cesbron, et mon ami André Bourin, heureusement ici parmi nous. Nous sommes repartis revêtus d'un grand cordon rouge et or, qui supportait la cannelle d'un tonneau de Vouvray, après nous être, Thierry Maulnier et moi, bien amusés.
Ce fut un aspect du caractère et du talent de Thierry Maulnier qui me fut suggéré, ce jour-là ; je vis au naturel le bon vivant qu'il était, à son heure. Songeons qu'il osa consacrer plusieurs pages au strip-tease, dans la revue de la rue Garancière que patronnait François Mauriac. Au cours de ses écrits apparemment les plus austères, on rencontre des séquences que Raymond Queneau n'aurait pas désavouées, tel ce court poème :
Intéressé
Le chat
S'approcha
(à pas de chat)
de l'écrivain renommé,
le flaira
Fronça le nez
Dit : « ce n'est que ça ? »
Et s'en alla
(à pas de chat)
Et voilà.
Peut-être il reviendra.
Il savait aussi donner dans un comique un peu amer, allant jusqu'à dire, en passant, qu'en amour le choix d'un partenaire est du même ordre que celui du bon chien qui, dit-il, « choisit son arbre », ou encore que certains partenaires n'ont pas plus d'importance que le mouchoir en papier dont on use une fois, et qu'on jette. Il avait imaginé un scénario tout différent de celui de la Genèse : « Ayant créé le ciel et la terre, les étoiles, les plantes et les bêtes, l'homme et la femme, Dieu referma la porte en disant : Et maintenant, je n'y suis pour personne. » En 1936 déjà, Brasillach soulignait « cette ironie que connaissent bien tous les amis de Thierry Maulnier ».
Elle allait de pair avec une grande sensibilité, et savait s'effacer devant une émotion profonde. Se querellant avec Sartre, il arriva à Thierry Maulnier d'exprimer une raillerie mordante, mais quand il évoque dans le même article de janvier 1954 les « douze balles qui ont troué la poitrine de Brasillach », il ne plaisantait plus et frappe fort. C'était là fidélité à l'amitié, non pas rancune. Lucien Rebatet ne l'avait guère ménagé dans Les Décombres et s'attendait à le voir témoigner sévèrement devant un juge d'instruction, quand il vit et entendit Thierry Maulnier parler à son sujet de romantisme, de caractère excessif, alors que chacun l'accablait. Il lui dit : « Maulnier, vous êtes un homme de cœur. » Rendant compte de cet épisode, bien après, Rebatet ajoute : « Je pense toujours qu'il est un homme d'une noblesse bien rare. » Sensibilité qu'il exprimait peu, sauf peut-être s'il s'agissait des bêtes, des chats surtout qui en cela lui ressemblent. Il lui arriva de penser à la mort solitaire et affolée d'un chat devenu aveugle : une semblable agonie, selon lui, suffit « pour mettre en accusation tout entière la titubante, tâtonnante, abominable création ». Sensibilité, comme son ironie, un peu triste, vue pessimiste du monde, qui se dissimulait à l'ordinaire sous un air distrait, quelque peu absent, comme s'il n'eut pas été de ce monde, mais ce n'était qu'une apparence. Au moment de la guerre d'Algérie, en discussion avec François Mauriac, celui-ci clôt le débat par un coup de patte de chat où la griffe pointait, lui disant : « Allons, vous n'êtes pas autant dans la lune que vous en avez l'air. » Et cependant, ici même, le jour de sa réception, l'histoire rapporte qu'il s'aperçut au dernier moment qu'il avait oublié son épée. On dut partir en hâte pour Marnes-la-Coquette où l'épée était restée en compagnie des chiens et des chats de M. et Mme Thierry Maulnier. Elle arriva trop tard, et le remerciement fut lu avec une épée d'emprunt.
C'est que cet homme si curieux des événements de ce monde était, tout autant, ailleurs. Ce n'était pas un homme public, malgré les honneurs qu'il reçut. Il avait son univers où il voguait, planait, à son aise. Il fut le grand découvreur de poètes méconnus, recréant, disait Kléber Haedens, « d'une main puissante de beaux paysages délaissés », et aussi l'homme de son théâtre, notamment de La Maison de la nuit, dont le peu bienveillant mais cette fois équitable Mauriac a dit que c'était là « un drame qui ne laisse pas respirer ». Il fut l'homme, si j'ose dire, de Jeanne d'Arc, bouleversé par un procès où il fallait, dit-il, que l'accusée « se dépouille de sa vérité » et soit déshonorée, si possible, en avance ainsi sur tant de procès de notre siècle. Le roman seul ne l'a pas sérieusement tenté. « Le roman, assurait-il, se modèle trop docilement sur la vie pour ne pas s'écarter quelque peu de l'art... La plus grave faiblesse du roman, à laquelle il succombe, semble-t-il, par un effet de son essence même, est qu'il n'est pas nécessaire... J'entends qu'il compte toujours une part d'anecdote, d'insignifiance ou d'impureté. » On pense à la question qu'aurait posée, dit-on, Barrès à Paul Bourget : « N'êtes-vous pas fatigué de toujours raconter l'histoire du monsieur et de la dame ? »
Écartées sous leur forme romanesque, ces histoires-là intéressaient fort Thierry Maulnier, il en était volontiers amateur. Il faut remarquer avec quelle gourmandise il semble savourer la séduction de la jeunesse, « la qualité de cette chair si tendre, qui appelle la consommation, dit-il. Primeur, printemps. Cet instant qui n'a que la durée d'un instant, cet instant qui est pour un fruit, pour une fille, celui de l'extrême délicatesse, de l'extrême fermeté ». Nombreuses sont ses réflexions sur ce qu'il nomme « l'homme érotique » et, nonobstant le vif attrait qu'on peut déceler en lui, elles sont assez pessimistes. J'en ai déjà cité quelques-unes.
Il croit observer que le mâle sitôt satisfait regarde sa montre, et il en suggère la raison : pour la continuation de l'espèce, le mâle a rempli son office et n'a plus à se soucier de la suite, tandis que commence le rôle de celle que Thierry Maulnier, un des premiers sans doute, qualifie de « mère porteuse ». L'une d'elles déclare dans une de ses pièces : « Nous les femmes, nous n'avons besoin du père que pendant cinq minutes. Ensuite, il gêne plutôt, on peut le tuer. » L'homme ne serait donc qu'un « collaborateur occasionnel », dans une conjonction où selon l'ordre de la nature n'auraient que faire préférence, sentiments, fidélité, morale. Thierry Maulnier ne se serait-il pas trop inspiré de ses bêtes familières ? Au comportement de celles-ci, la femelle de l'homme ajouterait, à l'en croire, un désir narcissiste, mais resterait « plante carnivore, mère profonde ». Quant à l'homme, si l'amour est pour lui « satisfaction d'un besoin », comme pour toutes les créatures, il y trouverait aussi, selon Thierry Maulnier, « un vague dérivatif à l'angoisse ». Cette suggestion nous invite à nous aventurer un peu plus loin.
Il n'a jamais donné dans la littérature confidentielle. « Cette coutume bien enracinée dans les lettres de notre temps (et déplorable à mon sens), écrit-il, qui fait qu'on ne prend plus guère la plume que pour se raconter soi-même. » Thierry Maulnier répugne à jamais se livrer, et pourtant un lecteur curieux croit parfois entendre presque une confidence. Je citerai ceci : « Je dis à mi-voix le nom de la femme que je désire, et qui ne peut m'entendre, et la voici qui vient à moi, non pas réelle, mais présente... La prière elle aussi s'adresse à un dieu lointain qui ne répond pas, qui ne répondra pas, et pourtant l'espoir est dans la prière. »
Ainsi, comme la femme désirée, Dieu pourrait être une espérance par la prière, une présence même, possible mais non réelle. Ce n'est pas le Deus absconditus de Pascal, qui étant caché peut se révéler à ses créatures, soudain vivant, sensible au cœur. C'est, dit Thierry Maulnier, « Dieu dérobé, Dieu masqué, dérobé à la pensée de l'homme. Incompréhensible. Invérifiable... » S'il était autre, il ne serait pas Dieu, il ne peut qu'être au-delà de tout. « Larvatus prodeo », disait Descartes. De même Dieu, qui n'ôterait jamais son masque, qui ne révélerait jamais ce que l'Ancien Testament appelle sa Face.
Reste l'angoisse, ce mot qui m'a alerté tout à l'heure. De Dieu, Thierry Maulnier avoue dans un de ses livres, « on n'en a jamais fini ». C'est que l'être humain est jeté, désarmé, dans cette vie et ce monde pour lesquels il est si peu fait que le nouveau-né crie tout de suite au secours, dit Thierry Maulnier. Nous sommes, dit-il encore, condamnés à durer « dans une réalité que nous ne supportons pas » : nous ne cesserons d'appeler au secours. Le cri de l'animal est aussi désespéré que celui de l'homme, embarqué comme lui en ce monde. Thierry Maulnier constate que « quelque chose dans la vie est là, qui ne se satisfait pas du monde », et il ajoute avec son humour toujours un peu grinçant : « D'ailleurs, elle n'y fait pas de vieux os. »
Puisque cette vie est la seule, observe-t-il, l'homme s'y installe au mieux, aménage le peu qui lui est non donné mais prêté. Il demande : « Pourquoi tant d'embarras pour un voyage si court ? » Il faudrait traverser la vie sans bagages, et c'est là une idée sur laquelle il insiste, plaisamment et tristement : « L'homme, dit-il, est un voyageur qui arrive avec un nombre incroyable de valises dans un hôtel, où il ne doit passer qu'une nuit. »
Cette image du voyageur n'est pas nouvelle, puisqu'on la trouve déjà dans la Bible, mais chacun conçoit ce voyage à sa façon. Julien Green a écrit Le Voyageur sur la terre, qui est à la recherche, mieux encore sur la route, de sa vraie patrie. Dans Les Célibataires de Montherlant, au moment de la mort abandonnée de M. de Coantré, il y a l'évocation sublime de grands vols d'oies sauvages dans le ciel, qui passent, et elles aussi voyagent, vont très loin, ailleurs, vers des rivages heureux, peut-être. Rien de tel chez Thierry Maulnier, où ce que peut être le voyage sans but de la vie, ce sont encore les bêtes qui en donnent une juste idée. Dans le drame que lui a inspiré l'exécution du duc d'Enghien, celui-ci parle longuement à son chien, juste avant sa mort, et lui dit que toute bête vit dans la peur, si elle n'est pas aimée, et que pour l'homme, c'est tout pareil. Thierry Maulnier a écrit : « Le meuglement d'une vache solitaire, dans un champ baigné de pluie, la plainte d'un chaton perdu nous en disent plus sur la détresse fondamentale de toute existence » que tous les discours des philosophes.
À cette détresse qui est dans toute créature, pour Thierry Maulnier la science n'apporte pas de réponse, et celle que propose la religion ne peut être que mythique. Toute signification attribuée à la vie est une illusion, et pourtant les hommes voudraient, plus que tout, être rassurés. Sainte Solitude, dit-il, qui te méritera ? Et il posait cette autre interrogation : « La peur fondamentale, pour les hommes, serait-elle d'être seuls, seuls au monde ? » Et relevons bien qu'il écrivait seuls au pluriel. Non pas seuls, par conséquent, pour n'avoir pas de compagnons, de compagnes, d'amis. Seuls, tous ensemble. Voilà l'angoisse que chacun en soi nourrirait. je lis ailleurs : « Les hommes portent en eux le besoin d'être sauvés, sauvés moins des périls du monde que de ceux qu'ils portent en eux-mêmes. »
Il observe que les temples grecs paraissent enseigner avec force la lucidité et la sérénité face au destin. Tandis que le christianisme promet une espérance, donne une réponse à ce qui est pour lui « cet absurde et pitoyable besoin d'être sauvé ». Il affirme aussi : « Dieu, la vérité, l'amour, ce sont les illusions vitales, celles dont l'homme a eu jusqu'à présent le plus grand besoin. » Ni l'évidence cartésienne, ni le pari de Pascal, ni les révélations qui seraient contenues dans de saints livres, rien n'a pu le persuader de l'existence d'un être souverain et invisible. Pour lui, les hypothèses scientifiques ne valent pas mieux : Dieu est inconcevable, mais le sont tout autant l'apparition spontanée de la matière, puis de la vie, puis de la pensée. « Les mythes des vieilles religions, conclut-il, étaient plus vraisemblables... Toute connaissance est impossible à l'homme comme toute possession. » Lui demeure seulement possible de dire non.
Revenant un jour sur La Pluralité des mondes de Fontenelle, dont j'ai noté qu'il avait déjà si bien parlé, il dira dans une de ses chroniques : « Qu'il est excitant de s'apercevoir que Dieu n'existe pas ! Qu'il y a dans les espaces infinis de Pascal, où l'effroi ne règne plus, des présences rassurantes, des êtres vivants... » Disant cela, il plaisantait, et ce ne sont pas des frères hypothétiques dans le cosmos qui nous rassureront. Lorsqu'il rendit compte du Journal de Julien Green, et sans doute influencé par cette lecture, Thierry Maulnier convint que « le problème du sens du monde, du perfectionnement de soi, de la sagesse ou du salut, reste le problème des problèmes ». Mais il n'y a pas de solution et croire, dit-il à propos de Mauriac, ce n'est pas être sûr.
Aux religions, il reconnaît le mérite d'avoir suscité d'innombrables œuvres d'art. Le grand-père barbu qui n'est pas aux cieux est aussi le démiurge de la Sixtine. Dans son commentaire, en 1977, de l'un des ouvrages de Thierry Maulnier, Bertrand Poirot-Delpech suggérait qu'il était disposé à accueillir « quelque grand mensonge, n'importe lequel, pourvu qu'il permette à nouveau Chartres et la Messe en si mineur ». Ainsi toute religion serait bonne, si elle met dans ce monde abominable un peu de beauté, dans ce bref espace de temps concédé au voyageur. Beauté, mais non vérité, apparemment.
Dieu me garde de faire dire à Thierry Maulnier plus qu'il ne dit ; mais sans avoir le sentiment d'être en rien malhonnête et avec le seul souci de comprendre, je n'ai pu m'empêcher de rapprocher deux affirmations de Thierry Maulnier prises dans deux textes tout à fait différents. « Le divin, dit-il, quel que soit le visage qu'on lui donne, est de l'autre côté des apparences. » Et ailleurs il écrit : « La vraie peinture est de l'invisible... L'art est transparence. » Thierry Maulnier n'a jamais dissimulé, ni renié, le milieu où il était né : « Dès mon éducation primaire, je me suis trouvé en dehors de la foi. » Cependant, pour qui a aimé l'art autant que lui, et qui conçoit que l'art est transparence, donnant accès à l'invisible, si au-delà des apparences il y a le divin, comme il le dit, ne serait-ce pas que le divin existe, sinon l'art ne serait rien ?
Quant aux institutions religieuses, aucune ne l'a jamais attiré, et son hostilité s'est faite parfois virulente : « Mes bons pères, messieurs les prêtres des églises chrétiennes... » Suit le répertoire presque complet des horreurs que celles-ci ont perpétrées au cours des siècles, histoire, affirme-t-il, qui n'est rien d'autre que « l'inversion bimillénaire du vrai message évangélique ». Connaissait-il vraiment ce message, a-t-il médité l'Évangile autant que la Phèdre de Racine ? Il y aurait vu que le prince de ce monde n'est pas le Christ, lequel a envoyé ses disciples dans le monde, mais en leur rappelant qu'ils ne seront pas de ce monde. François de Sales disait : « Nous sommes crucifiés au monde. » Pas tous, et pas assez. Beaucoup s'en sont accommodés et s'y sont trouvés à l'aise. Les Églises chrétiennes, c'est le message évangélique tel qu'il subsiste, comme il peut, dans ce monde, et leur histoire n'est pas celle des princes de l'Église qui sont dans ce monde et qui en ont pris de la graine, qui n'est pas évangélique.
Je pourrais reprendre ici ce que je disais tantôt de la critique d'admiration et de la critique de dénigrement, car tout se tient, mais cela m'entraînerait trop loin et le temps presse. Je me bornerai à suggérer que l'histoire vraie des Églises chrétiennes est celle, ininterrompue, des saints et non pas de ce qui peut scandaliser dans de pauvres hommes. L'Église de Rome, disait Claudel, « a traversé les siècles comme une vieille femme ivre ». Heureux ceux qui savent lire le Livre qu'elle a gardé à travers les siècles, malgré tout, qu'elle nous tend obstinément, d'une main souvent vacillante, et dont certains des siens n'ont cessé de nous parler avec un feu qui brûle.
Il y a quelque vingt ans, Thierry Maulnier commençait ainsi un de ses billets : « C'était un des derniers dimanches de Carême et je sortais de Notre-Dame de Paris où j'avais entendu l'éloquence sans éloquence, la parole tendue et dépouillée du père Carré trouver son accord avec la musique pétrifiée des piliers nus, eux aussi jetés vers les altitudes où l'homme s'accomplit ou se dévore, porteurs d'offrande et de fardeau. Je songeais à quel point cette nef était peu fonctionnelle — pour employer un mot misérable. Trente-cinq mètres de voûte pour couvrir ces fourmis humaines rassemblées toutes au ras des dalles ? Non, pour que la pierre pût chanter. Pour réunir une foule de fidèles, un hangar suffirait. Ce n'est pas un espace utile que définit la cathédrale, c'est un espace mystique. »
Restons sur ce mot qui nous prouve qu'il avait tout compris, et qui nous le rend très proche. Pensons avec admiration, mais aussi avec confiance, à notre frère Thierry Maulnier.