Réception de M. Jacques Rueff
M. Jacques Rueff, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. Jean Cocteau, y est venu prendre séance le jeudi 1er avril 1965, et a prononcé le discours suivant :
Messieurs,
Dans la deuxième phrase qu’il prononça sous cette glorieuse Coupole, le 20 octobre 1955, Jean Cocteau évoqua le souvenir des morts qui avaient rendu libre ce trente et unième fauteuil, où votre bienveillance, depuis lors, m’a appelé à lui succéder. Il pensait que sa mort « y placerait un vif, que ce vif existait, que probablement il le croisait, le rencontrait, lui parlait, sans que ce vif se sache, ni que lui-même le sache, désigné par les astres pour occuper la place qu’un jour il abandonnerait ».
Ce propos est divinatoire dans toutes ses parties. Non seulement j’avais croisé le récipiendaire dans la bibliothèque qui, pour les séances sous la Coupole, sert de coulisses à notre prestigieux théâtre, mais, lui et moi, nous avions échangé la confraternelle poignée de mains, sans que l’idée nous ait effleurés qu’un jour naîtrait, entre nous, la douce intimité qui unit les occupants successifs d’un même fauteuil.
Pour que je fusse appelé à l’honneur de prononcer son éloge, il fallut, Messieurs, que vous témoigniez à mon égard d’une bienveillance si extraordinaire qu’elle échappait, manifestement, à toute prévision humaine. Certes, les voies de la providence académique sont mystérieuses ; la révérence que je lui porte m’interdit d’en sonder les desseins. Mais, si elle inspire une profonde gratitude à qui reçoit d’elle le plus grand honneur offert à un serviteur de l’esprit, elle fait naître chez lui le sentiment de l’insuffisance de ses mérites et de la générosité avec laquelle ils ont été pesés.
Paul Valéry, s’adressant à vous, Messieurs, observe « que le peu de timidité qui subsiste dans le monde ne se rencontre guère plus que chez les membres de l’Institut et, singulièrement, quand ils s’exposent en costume. Dois-je vous confier, ajoutait-il, que j’ai vu, du côté de la Coupole, des écrivains célèbres, des maréchaux de France, des hommes qui ont commandé des millions d’hommes, tout déconcertés, tout émus et inquiets à la pensée qu’ils allaient paraître devant vous ». C’est que si grande que soit l’idée qu’ils ont de leur œuvre, ils ne peuvent pas ne pas la sentir minime devant la somme de pensée, de gloire et d’histoire rassemblée dans le présent et dans le passé de l’Institution qui les accueille.
Ce sentiment se trouve encore accru chez moi par le caractère insolite des titres dont je pouvais tenter de me parer pour me présenter à vos suffrages. Si vous avez souvent appelé des hommes d’État, des philosophes, des légistes, voire des sociologues, à siéger parmi vous, vous n’avez jamais consacré, à ma connaissance, un candidat qui, dans la vitrine de ce musée imaginaire où se trouvent rassemblées les œuvres de vos élus, portât l’étiquette d’économiste. Sans doute avez-vous estimé, dans votre sagesse, que l’homo œconomicus, si incomplet qu’il fût, était tout de même un homme et que sa fréquentation, en ouvrant des vues sur certains aspects de la nature humaine, pouvait conférer – à qui s’y consacrait – le sacrement d’un certain humanisme.
Mais j’ai, Messieurs, à votre endroit, un autre motif de gratitude : c’est la qualité du prédécesseur qu’il vous a plu de me donner. Il ne pouvait être de plus somptueux cadeau. La personne et l’œuvre de Jean Cocteau ont fait pour moi de l’éloge que m’impose votre tradition, non pas l’expression d’une admiration réglementaire, mais celle de la conviction que l’homme que j’avais mission de louer était grand et peut-être l’un des très grands de son époque.
Notre confrère Jacques Chastenet a vu, dans les années qui ont suivi la première guerre mondiale, l’époque où « le bœuf montait sur le toit ». Autant dire qu’elle était marquée de l’esprit de Jean Cocteau. Depuis un demi-siècle, il a tout influencé.
Et pourtant cette influence est loin d’avoir épuisé ses effets. Il nous dit lui-même « qu’il faut être un homme vivant, mais un auteur posthume ». C’est l’homme très vivant qui a marqué son époque. C’est l’auteur mort qui laissera, non seulement dans les arts, mais, si paradoxal que ce soit, dans l’histoire de la pensée, une trace durable.
L’homme vivant était pourvu de dons éclatants. Il fut l’enfant prodige des années qui ont précédé la guerre de 1914. À seize ans, il était fêté pour sa conversation éblouissante. De Max, le grand tragédien de notre enfance, après sa première visite, lui envoyait sa photographie avec cette dédicace : « À vos seize ans en fleurs, mes quarante en pleurs. » « Ce grand cœur, dit Cocteau dans ses portraits souvenirs, commit, entre autres fautes de goût, celle d’admirer mes premiers poèmes et d’organiser le 4 avril 1908, une séance au Théâtre Fémina, tout entière consacrée à mes vers. »
Catulle-Mendès l’invitait à déjeuner, Jacques-Émile Blanche sollicitait l’honneur de faire son portrait. Le tableau est au musée de Rouen et montre l’adolescent choyé, en costume de soirée, le camélia à la boutonnière, avec, dans le regard, la dose d’ironie qui ne l’a jamais abandonné et a presque toujours dissimulé sa véritable personnalité.
En ces dernières années de la belle époque, Jean Cocteau était vraiment le prince de la jeunesse. Anna de Noailles, Marcel Proust célébraient son précoce génie. Barrès lui consacrait un article enthousiaste. Jules Lemaître souhaitait faire de même, mais craignait, compte tenu de l’opinion qu’il avait de son jeune ami, « que sa louange la plus chaude parût encore trop froide ».
« Le 14 juillet, dit encore Jean Cocteau, nous dînions, la Comtesse de Noailles, Mme Scheikévitch, Jules Lemaître et moi, place de la Bastille, aux Quatre Sergents de La Rochelle, la fenêtre ouverte sur les bals populaires. C’était un rite. » Edmond Rostand – dont il devait être le successeur dans ce même fauteuil où je le remplace aujourd’hui – s’était joint à l’un de ces rendez-vous. Rostand, ayant brûlé la nappe avec sa cigarette, ne savait comment s’excuser auprès du maître d’hôtel : « Mais c’est bien simple, lui dit Jules Lemaître, signez le trou. »
Le conseil était pertinent et a porté ses fruits puisque, cinquante ans plus tard, on retrouve sur les nappes pieusement conservées du « Grand Véfour » de vrais dessins de Jean Cocteau. Sur l’un d’eux, j’ai lu cette légende, que, révérence gardée, je me permets de vous rapporter : « Si je n’avais pas été académicien, j’aurais peut-être été barman. »
Le « prince frivole » – c’est le titre de son deuxième recueil de vers, paru en 1910 – à l’insu de ses parents habitait avec une jeune beauté, « un peu actrice sur les bords » un palais : l’aile gauche de l’hôtel Biron, actuellement musée Rodin. Auguste Rodin occupait la partie centrale et l’aile droite logeait Rainer Maria Rilke, alors secrétaire du sculpteur. « J’ignorais, écrit Cocteau, que l’amitié lointaine de Rilke me consolerait un jour d’avoir vu chaque soir luire sa lampe sans comprendre qu’elle me faisait signe d’aller y brûler mes ailes. »
Ces noms illustres, associés au sien, marquent le climat où le génie du jeune enchanteur commençait à se développer.
Déjà sa personne irradiait charme, gentillesse, bienveillance du cœur, désir d’aimer et d’être aimé, qui attachaient à lui tous ceux qu’avait touchés la douce chaleur de son amitié. « Jouer cœur est simple, il suffit d’en avoir » dit-il dans la lettre à Jacques Maritain. Et il ajoute : « Si vous croyez que vous n’en avez pas, c’est que vous regardez mal vos cartes. Montrez votre cœur et vous gagnerez. »
Ailleurs il se reconnaît une véritable « rage d’amitié ». C’est elle que traduisait sa conversation étincelante, qui fut le premier des arts où il excella. « J’aime parler, j’aime écouter, j’aime qu’on me parle et qu’on m’écoute. J’aime le rire qui étincelle au choc », confesse-t-il dans La Difficulté d’être. On prétend – mais je ne suis pas sûr que l’histoire soit vraie – que, sur une fiche de ministère qui devait annoncer sa visite, il inscrivit ironiquement, à la rubrique « profession » : « causeur brillant ».
André Maurois, à qui rien de ce qui touche « l’art de conférer » n’est étranger, affirme que chacune des visites académiques de Jean Cocteau fut une œuvre d’art, si bien que même les flèches dont il avait criblé notre Institution lui devinrent un titre à ses suffrages. J’aurais mauvaise grâce à vider devant vous le carquois qui les contenait, bien qu’elles fussent nombreuses et acérées. Mais, ce sont péchés de jeunesse ; je suis sûr que vous l’absoudrez lorsque vous saurez que dans une lettre à son avocat il écrivait, le 25 juin 1958, après avoir appris pendant trois ans à vous mieux connaître : « Je ne pense pas que le Tribunal puisse mettre en doute la parole d’un membre de l’Académie française. »
Mais avant d’être entré dans l’auguste « vieillardière », que, selon Chateaubriand, nous constituons, il fut véritablement l’éblouissement de son époque. « Étonne-moi », lui disait Diaghilev après la « première » du Sacre du Printemps. Son goût des exercices sans filet l’a même fait souvent regarder comme une sorte de funambule de génie. En 1923, l’Académie de l’humour, vous devançant, lui offrit un de ses fauteuils.
S’il est vrai qu’il a souvent surpris, ce n’était pas par goût du scandale. Il est sain, dit-il dans la leçon, la seule, qu’il ait professée au Collège de France, « d’être arraché de soi, de ses préjugés, de ses étroitesses, par une œuvre qui paralyse le sens critique et déborde le bon goût de toutes parts... La vague d’émotion balaie nos chicanes ». Et plus tard, dans les « Sept dialogues avec le Seigneur inconnu qui est en nous », celui-ci lui dit : « C’est le rôle des enfants, des poètes et des héros de désobéir à des ordres. Si vous n’obéissez pas à l’ordre de désobéir, vous resterez esclave du deux et deux font quatre, qui fait rire mes anges, et vous ne pourrez pas être un des ouvriers du temple, mais seulement construire une de ces tristes casernes où vivent les morts. »
C’est entre 1912 et 1920 que s’est imposé à lui l’ordre de désobéir. Sa trilogie de jeunesse : La lampe d’Aladin, Le prince frivole, La danse de Sophocle, n’est pas aussi détestable qu’il l’a pensé lui-même en allant jusqu’à la supprimer de la liste de ses ouvrages. Elle contient des poèmes charmants, mais souvent précieux, faciles et déplorablement semblables à ceux des poètes qui l’admiraient. Il avoue lui-même que la Comtesse de Noailles, Edmond Rostand, Catulle-Mendès furent ses premiers guides. « Hélas, ajoute-t-il, la Comtesse adorait cette éloquence à laquelle Verlaine conseille de tordre le cou. »
Il reconnaît les efforts qu’il fit pour leur ressembler en évoquant, dans le Potomak, le sort malheureux de ce caméléon que son maître, pour le réchauffer, posa sur une couverture écossaise. « Le malheureux, à force de s’adapter, mourut d’épuisement. »
Lui ne mourut pas, mais il changea de peau, pour se libérer brusquement de toutes les contraintes où le succès tendait à l’enfermer. Stravinsky, Erik Satie, Picasso, Radiguet devinrent ses nouveaux maîtres.
C’est le scandale du Sacre du Printemps qui, en mai 1913, mit le feu aux poudres en opposant « à un public décadent, épuisé, couché dans les guirlandes Louis XV, les gondoles de Venise et les divans moelleux », une œuvre fauve, dépouillée de tous les vains ornements qui avaient fait le succès des ballets russes première manière. Cocteau sentit immédiatement la puissance explosive du Sacre. Elle le « déracina ».
Et puis Radiguet vint. C’était un autre enfant prodige. Cocteau nous livre l’essence de son enseignement. « Pour bien comprendre, dit-il, le miracle de ce météore, semblable, dans le domaine du roman, à celui de Rimbaud dans le domaine de la poésie, il faut savoir dans quel état se trouvaient les lettres. D’une part le conformisme le plus morne, de l’autre l’extraordinaire désordre des tentatives de toutes sortes. Ces tentatives, ces audaces, ces jets de feu, ces flammes d’alcool qui jaillissaient par les moindres fentes, ravageaient tout et se ravageaient entre elles. L’œil de myope de Radiguet méditait l’entreprise la plus étonnante : celle qui consistait à contredire l’immédiat, à mettre la force révolutionnaire au service de l’ordre. Et, ajoute Cocteau, non seulement cet enfant nous enseignait l’élégance, c’est-à-dire la foudre qui se cache, mais encore il nous influençait et nous donnait nos directives profondes. »
Sous pareille influence, c’est une véritable conversion qui s’opère chez Jean Cocteau. Elle évoque irrésistiblement celle d’Antoine Le Maître, le grand pénitent de Port-Royal, qui, à vingt ans, nous dit Sainte-Beuve, avait acquis au barreau une gloire telle que, « les jours qu’il plaidait, les prédicateurs, de peur de prêcher dans le désert, s’arrangeaient pour ne point monter en chaire et allaient l’entendre ». Ses succès, l’auteur de L’Histoire de Port-Royal les attribue à l’emphase, à la véhémence sans vraie chaleur, aux rapprochements de pure érudition. Et cependant, le 24 avril 1637, touché par la grâce, le prince du barreau renonce à son royaume pour venir se jeter aux pieds de Dieu, sous l’austère direction de M. de Saint-Cyran.
Pareillement, en 1920, mon prédécesseur abjure « la frivolité, la dispersion, le bavardage » et éprouve une soif ardente de sobriété et de silence. Le prince frivole se fait janséniste, et si paradoxal que cela puisse paraître à ceux qui ne voyaient en lui que charme et gentillesse, il devait, littérairement s’entend, le rester jusqu’à sa mort.
C’est alors que s’élabore véritablement la méthode qui allait marquer toutes ses œuvres ultérieures, nonobstant leurs différences, et influencer profondément l’esprit de notre époque.
Il a formulé les principes qui, après Radiguet, l’inspirèrent, dans un exposé doctrinal très substantiel : Le secret professionnel et dans son discours « D’un ordre considéré comme une anarchie », qui est de 1923.
Pour lui, « la forme doit être celle de l’esprit : non pas la manière de dire les choses, mais de les penser ». Il faut avoir du style au lieu d’avoir un style. C’est la seule méthode qui permette à l’auteur de tourner le dos à l’œuvre précédente et de courir à chaque nouvelle œuvre les chances d’un début. Surtout « craindre les influences qui donnent des tics, craindre les bureaucrates de l’esprit, penchés sur le même écritoire jusqu’à la mort ».
« Il y a moment pour boire les cocktails et moment pour les refuser. Nous en avions trop bu, dit-il, nous avions mal au cœur. Nous nous mîmes à écrire des poèmes réguliers, à bannir les mots rares, la bizarrerie, l’exotisme... De blues en sonates, de fox-trots en mélodies, de Bœuf sur le toit en Mariés de la Tour Eiffel, un renouveau se fit sentir... »
Ce souci de dépouillement lui inspire l’horreur de l’image pour l’image, qui « depuis trop longtemps, dit-il, abîme la poésie... Un poète qui ne procède que par image peut nous distraire comme un commis voyageur amuse la table d’hôte en confectionnant un lapin avec une amande et des allumettes, il ne touchera jamais ». Cocteau redécouvrait le conseil que Marguerite de Navarre adressait quatre siècles plus tôt à l’évêque de Meaux, Briçonnet : « démétaphorisez-vous. »
La crainte de l’image s’étend même à celle de l’adjectif que, dit aussi Cocteau, « les poètes doivent craindre comme la peste ». Le véritable écrivain doit écrire mince, musclé, grâce à quoi la poésie ne sera plus « une façon compliquée de dire des choses simples, mais une façon très simple de dire des choses compliquées ».
Cependant, cette volonté de pureté n’empêche pas une grande liberté de forme. Il pense, comme Apollinaire, que l’étymologie nous oblige à n’appeler poète que « celui qui crée ». Cocteau a consacré sa vie à la création de modes d’expression adéquats. D’où la diversité de son œuvre, qui déroute tous ceux qui n’en ont pas trouvé l’unité. Celle-ci pourtant est claire. Elle est le produit de la volonté de susciter dans l’esprit du lecteur, par le truchement des mots, à la fois son et sens, l’état poétique et de le porter au niveau d’une jouissance parfaite.
Dans sa tâche, quant aux moyens par lesquels il l’accomplit, le poète est maître à son bord :
Tantôt, j’observerai le dogme de vos rites
Tantôt je me réserve un droit oraculeux
Et sans du seul bien dit atteindre les mérites
Ses prêtres je respecte et me range auprès d’eux.
On a dit que le golf était l’art de mettre une balle dans un trou par les moyens les moins propres à cette fin qui se puissent concevoir. Pareillement pour Cocteau « un poème s’oppose à tout ce que l’homme a l’habitude de considérer comme le meilleur moyen d’exprimer sa pensée ». C’est dire que pour lui le poème n’est pas une prose en « costume de soirée », mais un procédé d’envoûtement, qui suggère plus qu’il n’exprime. Sa marque n’est pas dans la décomposition d’un texte en lignes d’un même nombre de pieds, terminées par des consonances plus ou moins riches, mais bien, nous dit Cocteau lui-même, dans son pouvoir « résurrectionnel ».
C’est sûrement pour montrer, avec l’humour glacé dont il fit preuve quelquefois, l’arbitraire, le ridicule et la vulgarité des véritables jeux de mots que constituent des rimes trop riches qu’il mit dans la bouche d’Athena des vers qui riment dans toutes leurs syllabes :
Je suis née grecque. Je suis l’aînée.
J’ai le nez grec, le nez d’Enée.
Je suis le mur, l’art mur, l’armure.
Je suis la sève héritée
Je suis lasse et vérité
Je suis la sévérité.
Inutile de prolonger cet exercice de corde raide. Jean Cocteau savait rimer. Il l’a prouvé de façon plus convaincante dans les admirables poèmes de Clair obscur, qui sont d’une facture purement classique.
Et cependant après Viellé-Griffin, après Apollinaire, son incessante recherche de moyens nouveaux d’expression l’a conduit à faire un très large usage du vers libre. Mais liberté n’est pas licence. Écoutez ce que dit à cet égard Viellé-Griffin :
« Le vers est libre ; ce qui ne veut nullement dire que le vieil alexandrin... est aboli... que nulle forme fixe n’est plus considérée comme le moule nécessaire à l’expression de toute pensée poétique, mais que désormais, consciemment libre, le poète obéira à son rythme personnel, sans que M. de Banville ou tout autre « législateur du Parnasse » ait à intervenir. »
Jean Cocteau va plus loin. Pour lui, la renonciation à la rime s’accompagne du refus des agréables désordres du vers libre. Un véritable artiste « doit être empêché ». Ce qui l’empêche, c’est la somme des contraintes que lui impose son sens personnel de la beauté. Elles portent sur « la mise en place du verbe, le choix des terminaisons masculines ou féminines, la pulsation du rythme et traduisent une sévérité extrême ».
Maintenant que l’ère de l’autorité, en poésie comme dans tant d’autres domaines, est révolue, chacun cherche pour son compte. Tout l’art de Cocteau est une recherche désespérée de modes d’expression plus parfaits – c’est-à-dire plus aptes à fixer et à ressusciter chez autrui les éphémères délices qu’il sent en lui. Il est un possédé de la beauté. Tout lui est bon pour faire naître, hors de lui, l’état de grâce qu’engendre, en lui, l’émotion poétique.
Il a cherché, il a trouvé et il a poussé le courage jusqu’à ne pas imiter le professeur du Testament d’Orphée qui « par crainte de perdre l’estime de ses collègues de l’Institut, avait jeté sa découverte dans la Seine ».
Ce qu’il a trouvé, c’est essentiellement l’indivisibilité de tous les moyens de la création poétique. Comme Léonard, il a recouru à toutes les techniques.
Sa prose, dans le roman – tel le Grand Écart, qui est romanesque au sens usuel du mot –, atteint un haut degré de pureté. Sa poésie revêt les formes les plus diverses. Comme auteur dramatique il produit tantôt des pièces du boulevard, tels Les parents terribles, tantôt de pénétrantes analyses psychologiques, telle celle des Enfants terribles, tantôt le rajeunissement des plus vieux thèmes de la tragédie classique, tels ceux d’Orphée – qui est une méditation sur la mort – de La Machine infernale – qui retrouve le dogme de la fatalité en évoquant « une des plus parfaites machines construites par les dieux infernaux pour l’anéantissement mathématique d’un mortel », tels aussi les drames de Roméo et Juliette, des Chevaliers de la table ronde, qui ornent l’histoire ou la fable, de toutes les grâces que permettent un complet mépris de l’exactitude et un souci constant de la beauté.
Sa tragédie en vers Renaud et Armide exige une mention spéciale. Elle est de la plus pure tradition racinienne. Dans sa préface, Jean Cocteau précise que son œuvre est d’invention, mais que si, inconsciemment, elle s’inspire de quelque ouvrage, c’est, plutôt, à la musique de théâtre qu’elle est redevable. Je suis sûr de ne pas me tromper en affirmant que Renaud et Armide porte au plus haut niveau la poésie de théâtre et montre que Jean Cocteau, dans son œuvre si diverse, peut être aussi l’un des plus grands maîtres de l’art classique.
Mais ce n’est pas seulement par la parole qu’il essaye de transmettre l’émotion poétique dont il se sent inspiré. Ses premières tentatives théâtrales témoignent d’une étroite symbiose entre poésie, musique et peinture. Une œuvre réussie, dit-il, doit satisfaire toutes les muses. C’est ce qu’il appelle « la preuve par neuf ».
L’argument de Parade annonce un ballet réaliste de Jean Cocteau, avec la collaboration de Picasso pour les décors et costumes, d’Érik Satie pour la musique, de Léonide Massine pour la chorégraphie, elle-même dessinée d’après les indications plastiques de l’auteur.
De la même façon, Le bœuf sur le toit est une farce, imaginée et réglée par l’auteur, avec décor et cartonnages de Raoul Dufy, musique de Darius Milhaud.
Dans Les mariés de la Tour Eiffel, la partition – œuvre du groupe des six, qui comme il se doit n’étaient que cinq : Georges Auric, Darius Milhaud, Germaine Tailleferre, Poulenc, Arthur Honegger – est indissolublement associée au texte en tant qu’instrument de poésie.
Mais Jean Cocteau n’est pas seulement le metteur en scène qui organise la confluence de courants poétiques très divers, il est lui-même la source de beaucoup d’entre eux. Dessin, peinture, tapisserie, céramique, décoration, sont la preuve de l’ubiquité de son génie créateur.
Son œuvre graphique est considérable. Destinée d’abord à l’illustration de ses propres ouvrages, elle atteint son apogée dans les grandes fresques décoratives de la chapelle de Villefranche-sur-Mer, de la salle des mariages de l’hôtel de ville de Menton et de la chapelle de Saint-Blaise-des-Simples à Milly-la-Forêt. Ce qui frappe dans ces grandes compositions, c’est la pureté de la ligne, toute proche, dirait le graphologue, de celle qui marque son écriture. La clarté, la rigueur de ces grands panneaux décoratifs traduisent, dans le domaine pictural, la révolte qui lui avait fait repousser, après Radiguet, les afféteries décadentes de la poésie 1900.
Ce dessin, si dépouillé, veut faire échec à ceux qui « bavardent, s’alanguissent, opposent des rapports de tons, raffinent, brouillent les sonorités, clignent des yeux au soleil, cherchent la pire ressemblance ». Dans les fresques de Jean Cocteau, si éloignées de la polychromie impressionniste, seule existe la ligne, qui porte dans la conscience de celui qui la lit les émotions profondes dont elle est l’expression. On retrouve à la chapelle de Villefranche et à Milly certains échos mélancoliques de la lettre à Jacques Maritain : « Ici même, à Villefranche, chaque soir, je m’assieds seul sur le port. Comme les pêcheurs me parlent, sans voir la mort qui m’enferme, j’ai l’illusion de vivre. »
C’était vers la fin de cette illusion qu’il s’acheminait, dans la sérénité du crépuscule, lorsque, fidèle à son impératif de poète « métamorphosant l’écriture en lignes, il s’acharnait à organiser, par l’emploi d’une technique nouvelle, le cinéma, les mystérieuses noces du conscient et de l’inconscient, de la beauté reproduite et de la beauté produite, du figuratif et de l’abstrait ».
Si la poésie de Jean Cocteau devait atteler à son char le dessin, la peinture et la musique, elle ne pouvait pas ne pas en parachever la synthèse dans le septième art.
L’œuvre cinématographique de Jean Cocteau est très étendue. Elle culmine dans le Testament d’Orphée.
Cocteau a utilisé le cinéma avec passion, parce qu’il est, nous dit-il, « un véhicule d’idées et de poésie propre à conduire le spectateur dans les domaines où il n’était jusqu’ici mené que par le sommeil et le rêve... C’est le rôle de l’écran que d’exercer sur le public une sorte d’hypnotisme et de permettre à un grand nombre de personnes de rêver ensemble le même rêve ».
Pour Cocteau, l’écran plus que tous autres modes d’expression, est porteur d’aveux et instrument d’envoûtement.
Dans le premier des Sept dialogues avec le Seigneur inconnu qui est en nous, Cocteau interroge : « Seigneur, n’userez-vous pas de nos mains pour vous construire un temple, car si vous ne construisez pas un temple, où pourrions-nous consacrer votre règne ? » Et le Seigneur répond : « Je construirai ce temple et ce temple aura nom Poésie, car il ne saurait avoir d’autre nom. »
Ainsi s’explique l’extraordinaire bibliographie de notre auteur. Il y répartit l’ensemble de son œuvre en six chapitres intitulés : poésie – qui ici signifie manifestement poésie proprement dite, au sens usuel du mot – poésie de roman – poésie de théâtre – poésie critique – poésie graphique – poésie cinématographique.
L’ensemble de ces intitulés a un sens profond, car il marque l’unité profonde de l’œuvre immense que l’auteur vivant a accomplie. Elle veut être et elle est, dans toutes ses parties, véhicule de poésie.
Mais l’expérience poétique de Jean Cocteau apporte des enseignements durables que seul « l’auteur posthume » pouvait dégager.
Pendant que je suis sur la terre
Le silence m’est parfois doux.
Lorsque je serai dessous
Je ne pourrai plus me taire.
C’est dans les dernières volontés d’un vivant que l’on trouve généralement ses premières paroles d’outre-tombe. Cocteau, proche de la mort, a pris soin de rédiger pour nous le Testament d’Orphée, la dernière mais la plus substantielle de ses « poésies cinématographiques ». C’est une œuvre si dense que souvent elle ne laisse pas passer la lumière. Je ne dirai pas d’elle ce que Jules Lemaître disait, un demi-siècle plus tôt, du Potomak : « Je ne comprends pas un mot, pas un traître mot, mais votre prose fait un bruit latin et je l’aime. » Cependant, Cocteau lui-même était proche de l’opinion de Jules Lemaître : « Il m’est arrivé souvent, pendant le tournage du film, disait-il dans sa préface, de comprendre si peu ce que je mettais en scène que j’éprouvais la tentation de le juger absurde et de le supprimer. C’est alors que je m’obligeais à condamner mon jugement et à me dire que si le film l’avait voulu, à l’origine, c’est qu’il avait des raisons, où la raison n’avait que faire. Et je me contentais de lui obéir. »
« Le Testament, dit-il encore, n’est qu’une machine à fabriquer des significations. Le film propose au spectateur des hiéroglyphes qu’il peut interpréter à sa guise. »
Cependant pour lui « ce film n’a rien d’un rêve, sauf qu’il emprunte au rêve son illogisme rigoureux, sa manière de rendre, la nuit, aux mensonges du jour une fraîcheur que fane notre routine. Il est, en outre, réaliste, dans la mesure où le réalisme serait de peindre avec exactitude les intrigues d’un univers propre à chaque artiste et sans le moindre rapport avec ce qu’on a coutume de prendre pour la réalité. » Et il conclut : « Je suis l’archéologue de ma nuit. »
L’efficace de la nuit créatrice est partout présente dans l’œuvre de Jean Cocteau. « Tout homme, affirme-t-il, est une nuit. »
Eupalinos disait déjà : « Tu sais bien que les puissances de l’âme procèdent étrangement de la nuit. » Car la nuit nous délivre des deux semelles de plomb qui maintiennent l’esprit à la surface du sol : la soumission aux apparences sensibles, le respect du principe d’identité.
C’est le thème que votre confrère Daniel-Rops a magnifié dans un inoubliable chapitre de son livre Où passent les anges.
« Si la poésie demande à la nuit tant de sèves différentes, n’est-ce point, dit-il, parce que l’émotion nocturne plonge ses racines dans les zones immenses de l’univers intérieur. »
C’est cet univers que le poète s’acharne à pénétrer, cet univers qui n’est pas celui dont nos sens nous donnent passivement la représentation, mais qui est la masse compacte du psychisme conscient et inconscient, contre laquelle viennent buter et dans laquelle viennent s’absorber les messages confus que nous envoie cette incertaine réalité que, faute d’un vocable mieux adapté, nous qualifions de monde extérieur.
Tous ceux qui ont éprouvé la griserie du ciel étoilé savent que la poésie est fille du mystère, ce mystère où baigne l’esprit de tous les vrais poètes et que Jean Cocteau, toute sa vie, a tenté de percer.
C’est la hantise d’Orphée que de « sauter le mur mystérieux sur lequel les hommes écrivent leurs amours et leurs rêves », et de pénétrer ce monde opaque, dont les ombres s’inscrivent sur la paroi de notre caverne, ce monde de l’au-delà, qui n’offre à l’homme, privé du sens poétique, qu’un voyage sans retour.
Dans sa lutte, le poète a deux guides fidèles : la mort et l’ange, les deux thèmes majeurs de l’orphisme coctélien.
La mort n’y est jamais hideuse, ni même hostile. Elle est l’opératrice qui nous guérit de nos limitations humaines, la médiatrice qui nous introduit dans le monde des réalités profondes.
Cette mort, sa mort, Cocteau l’a toujours auprès de lui.
Lorsque pèse trop lourd la charge que je porte
Sur la pente du soir
Celle qui n’a besoin d’ouvrir aucune porte
Entre chez moi s’asseoir.
Belle et douce, voilà cette mort qui me soigne
Met sa main dans ma main
Me dit : ne bouge pas, car celui qui m’éloigne
Me rencontre en chemin
J’aime votre splendeur mal peinte et mal dépeinte
Sous le nom de trépas
Vous qui, faussement décrite par la crainte,
Êtes et n’êtes pas.
Dans l’œuvre de Cocteau, la mort est toujours élégante, douce et luxueuse. « Tout ce qui touche à la mort est coûteux, lui disait son ami Christian Bérard, et j’en sais quelque chose, ajoutait-il, puisque ma mère – celle de Bérard – est née Borniol. »
L’autre intercesseur auprès des puissances de la nuit, c’est l’Ange : Heurtebise ou Cégeste.
Ange, soldat des neuf sœurs
Tu sais quel est sur la carte
Mon mystérieux chemin
Et dès que je m’en écarte
Tu m’empoignes par la main.
D’aucuns verront dans ce recours à l’Ange une prise de position métaphysique. Si celle-ci existe dans l’œuvre de Jean Cocteau, c’est dans la lettre à Jacques Maritain qu’il faut la chercher. Ici l’Ange n’est que médiateur d’amour et de beauté. « Certains, dit Cocteau, m’interrogent pour savoir si le poète invente ou s’il reçoit des ordres supérieurs à son sacerdoce. C’est la vieille rengaine de l’inspiration, qui n’est qu’une expiration, parce qu’il est vrai que le poète reçoit des ordres, mais qu’il les reçoit d’une nuit que les siècles accumulent en sa personne, où il ne peut descendre, qui veut aller à la lumière et... qui procure à l’homme, si limité, une rallonge d’illimité. »
Accompagné de ses deux mentors, la Mort et l’Ange, le poète entreprend sa grande tâche qui est de « dévoiler, de montrer nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent et que nos sens enregistraient machinalement ».
Il raconte « ce monde qu’il habite, monde vierge où les touristes ne savent atteindre et qu’ils ne peuvent joncher de papiers gras... » Pour louer le poète il faut employer cette réclame qu’un détective privé faisait figurer jadis sur la couverture des annuaires téléphoniques : « Voit tout, entend tout, nul ne s’en doute. »
« Mon film, dit encore notre Orphée, n’est pas autre chose qu’une séance de strip-tease (le mot n’est pas encore dans le dictionnaire, mais il est dans Cocteau) consistant à ôter peu à peu mon corps et à montrer mon âme toute nue. Car il existe un considérable public de l’ombre, affamé de ce plus vrai que le vrai, qui sera un jour le signe de notre époque. »
Voilà les mots clés. Le poète a rapporté de sa nuit le signe qui marque les temps que nous vivons, même dans les domaines où les autres, les non-poètes, ne l’ont pas encore aperçu.
« Ce qu’il tente d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit de toute autre manière, c’est le fonctionnement réel de son esprit. » Son œuvre, quelle qu’en soit la forme, lui est « dictée par la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique ou morale ».
Ces deux dernières phrases sont d’André Breton et constituent, dans le Manifeste, la définition du surréalisme. Il n’est pas possible de ne pas voir une étroite parenté entre la recherche du « plus vrai que le vrai » par Jean Cocteau, et la poursuite de la réalité psychique tenue, par André Breton et ses amis, pour plus réelle que la réalité.
Et pourtant Cocteau n’appartient pas à l’église surréaliste. Il s’en est minutieusement expliqué : « Notre bande – celle de Montparnasse – s’est dissoute à la naissance du surréalisme. Le mouvement Dada précédait l’équipe surréaliste. Les surréalistes ne portaient pas encore ce nom... Presque tout de suite nous dûmes nous brouiller, parce que je ne voulais pas recevoir d’ordres. Le surréalisme procédait par ukases. Je suis un homme libre, j’ai toujours été libre et le resterai jusqu’à la fin. Brouillé avec les surréalistes, je défendais les mêmes causes qu’eux, mais je travaillais seul, alors qu’ils travaillaient en groupe. »
Et ailleurs : « Les surréalistes eussent été mon seul public. Du fait que j’étais fâché avec eux, je n’avais plus de public. Mais mon rôle consistait à les aimer et à les suivre malgré leurs attaques. Nos drames étaient des drames d’amour. »
Ainsi aucun doute n’est possible. Cocteau est un surréaliste en service détaché.
Mais, il le dit lui-même : « Tout cela n’a plus aucune importance. » Ce qui est important, ce qui est capital, c’est qu’il n’est pour lui d’autre réalité que celle dont la conscience lui donne la révélation immédiate : « Je n’ai jamais su obéir à aucun ordre qui ne vienne de l’intérieur de moi. » « On ne regarde pas, on se regarde, on ne lit pas, on se lit. »
Cocteau apparaît ainsi comme le doctrinaire, pleinement conscient, de l’immense révolution qui a délivré le monde, non du fait, mais du dogme de l’imitation. À l’œil de vache de la photographie, il entend substituer le mystérieux regard de la conscience. N’est-ce pas ce regard qui explique les deux chandeliers porteurs d’œil, encadrant la porte à double vantail de la chapelle de Villefranche et supportant la phrase de saint Pierre : « Entrez vous-même dans la structure de l’édifice, comme étant des pierres vivantes. »
Toute poésie est faite de mots, de notes, de couleurs ou de pierres vivantes. La tâche du poète est de susciter chez ceux qui le lisent, le voient ou l’entendent, l’extase poétique dont il est lui-même possédé. Pour lui peinture, écriture, musique ne sont pas une manière de peindre, d’écrire ou de chanter mais une manière d’être.
Qu’elles sont loin les discussions entre tenants de l’art figuratif et de l’art abstrait. Toute poésie est figurative, mais d’un univers qui est celui où vit le poète, fait uniquement de ses paysages intérieurs. C’est en les évoquant sur les claviers divers que lui offrent ses techniques qu’il tente de communiquer à d’autres les vibrations profondes de l’émotion poétique.
Le grand apport de Jean Cocteau à l’histoire de la pensée est la prise de conscience du secret de la création artistique. Il le résume en constatant que Derain, Braque, Picasso illustrent « cette phrase prophétique de Gœthe, évoquant un tableau paré de la plus grande vérité, sans l’ombre de réalité ». « Le peintre, dit-il aussi, connaissait par cœur le monde réel, jusque dans son plus petit détail, mais il s’en servait comme d’un moyen pour exprimer sa belle âme. C’est là le véritable idéalisme. »
J’entends encore l’hommage rendu par André Malraux à la dépouille mortelle de Georges Braque, devant la colonnade du Louvre, au glas des cloches qui sonnaient pour la mort des rois : « Notre admiration et celle du monde entier, disait-il, tiennent au lien de son génie avec la révolution picturale la plus importante du siècle, au rôle décisif qu’il a joué dans la destruction de l’imitation des objets et des spectacles. »
Cette révolution n’est pas seulement picturale : elle marque la poésie, avec Rimbaud, Lautréamont, Apollinaire, Mallarmé, et même, si paradoxal que cela puisse paraître, avec Paul Valéry, pour qui la poésie n’est que l’art de « fixer et de ressusciter à son gré, indépendamment de tout sujet, les plus beaux états de soi-même » ; elle marque la musique avec Debussy, avec le Stravinsky du Sacre du Printemps et avec tant d’autres jeunes musiciens, qui ont sur le poète l’avantage d’être délivrés de la variable sémantique et de pouvoir ainsi utiliser, en pleine liberté, la seule variable phonétique, dans le choix offert par l’instrument qu’ils emploient.
Ainsi, dans tous les domaines, l’artiste est véritablement créateur de son univers. « Il se donne, disait Apollinaire, le spectacle de sa propre divinité. » Il est celui sans qui les choses ne seraient que ce qu’elles sont.
Cependant, ce serait une grave erreur que de prétendre trouver dans l’art dit moderne, une novation de méthode ou de substance. Il est plus la prise de conscience de la véritable nature de la création artistique, qu’un renversement de tendance. Peut-on voir dans les règles ou les traditions de l’art classique autre chose qu’un effort tendant à soumettre l’univers du poète aux exigences qui marquent, en chaque époque, pour la majorité des hommes, le sens de la beauté.
Hegel avait bien senti l’innéité du sens poétique en affirmant que la poésie n’était « qu’un moyen pour saisir et exprimer tout ce qui s’agite dans les profondeurs de la conscience, tout ce qui habite ses régions en apparence les plus inaccessibles ».
Mais Hegel lui-même n’est, dans sa découverte, qu’un précurseur. C’est Hugo von Hofmannsthal qui, en 1902, en a formulé l’expression la plus complète, dans un singulier document, qui me paraît la charte de la poésie moderne.
Le poète viennois lui a donné la forme d’une confession que lord Chandos, fils cadet du comte de Bath, aurait adressée, le 22 août 1603, à Sir Francis Bacon, Grand Chancelier de la reine Elizabeth d’Angleterre et véritable créateur des principes de la science expérimentale. Cette dernière qualité du destinataire est importante, car elle marque que le message de lord Chandos s’adresse autant aux savants qu’aux poètes.
Comme Jean Cocteau, lord Chandos, « las de tout ce qui est noble, subtil, alambiqué, impressionniste ou psychologique », a accompli sa mue. « À vingt-six ans, je me demande, dit-il, si c’est moi qui écrivis, à dix-neuf, ces bergeries qui s’en vont chancelant sous le somptueux vêtement des mots. Et pourtant c’est bien moi et il a de la rhétorique dans ces questions, rhétorique bonne pour des femmes (pardon de ce blasphème) ou bonne pour la Chambre des Communes dont les capacités, surestimées de nos jours, ne suffisent cependant pas à pénétrer dans le fond des choses », (pardon, aussi, de cet antiparlementarisme anachronique).
Dans le premier enthousiasme de sa nouvelle naissance, lord Chandos sentait passer en lui « la connaissance de la forme, de cette forme profonde, vraie, intérieure, qu’on ne peut pressentir qu’en franchissant la barrière des artifices de la rhétorique ».
Mais bientôt il avait dépassé le monde des formes et accédé au grand mystère de la connaissance : « partout, dit-il, je suis au milieu de tout, ... Un arrosoir, une herse abandonnée dans les champs, un chien au soleil, un pauvre cimetière, un estropié, une petite maison de paysan, peuvent devenir réceptacles de ma révélation... Ces êtres muets et parfois inanimés se tendent vers moi avec une telle plénitude, une telle présence d’amour, que mon œil comblé n’aperçoit, tout autour de lui, plus rien qui soit sans vie. Tout, absolument tout ce qui existe, tout ce dont je me souviens, tout ce qu’emmurent mes pensées les plus confuses, me paraît significatif... »
Qui ne reconnaîtra dans l’arrosoir de lord Chandos, la préfiguration des natures mortes de Georges Braque, dans son maigre pommier, celle des paysages de Picasso, dans l’harmonie qui s’établit entre lui et le monde entier, l’appréhension directe des grands mystères dont Jean Cocteau se veut le chantre et l’interprète. Et quand lord Chandos conclut « que la langue dans laquelle il lui serait donné, peut-être, non seulement d’écrire, mais de penser, n’est ni le latin, ni l’anglais, ni l’italien, ni l’espagnol, mais une langue dont pas un mot ne lui est connu, une langue que lui parlent des choses muettes et dans laquelle il devra, peut-être, un jour, du fond de la tombe, se justifier devant un juge inconnu », c’est le langage de la musique, de la peinture et de la poésie, c’est la langue d’Orphée qu’il appelle du fond de son être, pour tenter de porter, à la lumière du jour, l’extase poétique dont il se sent empli.
La lettre de lord Chandos déborde le domaine de l’art proprement dit, car l’esprit se moque des classifications de chefs de rayon. Elle éclaire et illumine toutes les activités créatrices, même celles auxquelles le langage commun refuse le qualificatif de « poétiques », parce qu’il les tient pour proprement et uniquement scientifiques.
Cependant que la poésie découvrait le mystère de l’appréhension directe, la philosophie, par l’étude et l’approfondissement des données immédiates de la conscience, par l’analyse des états primitifs, voire prénataux, du psychisme, explorait les sources profondes de la pensée. Bergson, notamment, décrivait l’évolution créatrice en utilisant, comme avant lui William James, le pouvoir « évocationnel » – le mot est de Cocteau – d’une langue poétique propre à suggérer les réalités profondes et mystérieuses qu’elle se sentait impuissante à analyser.
Ainsi le philosophe, comme le poète, renonçait à la description servile du réel, pour tenter de faire apercevoir les états profonds de sa conscience, pour communiquer à ses semblables les enseignements qu’une introspection aiguisée lui avait livrés.
Le même processus de création poétique est observé dans l’évolution des sciences que l’on n’hésite pas à qualifier de « scientifiques ». Qui peut nier que la physique théorique, depuis la mécanique quantique, due au génie de votre confrère Louis de Broglie, ait délibérément substitué à la description passive d’une réalité incertaine, un formalisme logique, qui explique, mais sans imiter. Les êtres mathématiques, qui en sont les principaux acteurs, sont des produits de notre esprit, non des images tirées du monde sensible. Assurément, ils permettent au physicien – et c’est leur principal objet – de retrouver par voie déductive les apparences que lui livrent les appareils subtils à l’aide desquels il observe le monde. Les définitions, axiomes et postulats versés dans sa machine à raisonner, qu’elle soit électronique ou simplement humaine, permettent de descendre des causes aux effets. Mais, qui voit l’envers du décor ne peut s’en étonner, sachant que ces prémisses n’ont été créées qu’en remontant des effets observés aux causes propres à les expliquer. La science théorique n’est pas une photographie du réel ; elle est l’expression des propositions dont l’esprit des hommes a besoin pour transformer les liens de succession, qu’il observe, en rapports de causalité, qu’il exige. Elle est, dans toute la force du terme, une création des causes.
Le processus de la création scientifique a été décrit par un grand savant, qui fut des vôtres : Henri Poincaré. Dans Science et méthode, il évoque sa grande découverte des fonctions fuchsiennes. Il rapporte que depuis plusieurs semaines, il en cherchait vainement l’expression, lorsque, au cours d’une excursion géologique, brusquement, en mettant le pied dans l’omnibus de Coutances, l’idée lui vint, sans que rien dans ses pensées antérieures parût l’y avoir préparé, que les transformations caractéristiques des fonctions fuchsiennes étaient identiques à celles de la géométrie non-euclidienne. « Je ne fis pas la vérification, ajoute-t-il, je n’en aurais pas eu le temps puisque, à peine assis dans l’omnibus, je repris la conversation commencée, mais j’eus tout de suite une entière certitude. »
Mes chers confrères – et vous le savez bien, ce sont les membres des cinq Académies constitutives de l’Institut de France, que vise cette appellation traditionnelle – en est-il un seul parmi vous qui n’ait rencontré, dans sa carrière de chercheur, son omnibus de Coutances ? Le mathématicien Henri Poincaré n’est-il pas vraiment le frère du poète Jean Cocteau lorsqu’il évoque « ces illuminations subites, signes manifestes d’un long travail inconscient antérieur ».
Mais le mécanisme essentiel de la vie psychique est celui qui découpe dans le courant souterrain de la pensée, qu’aucun miroir ne reflète, les idées qui franchiront le seuil de la conscience, tandis que toutes les autres iront se perdre dans le grand océan de l’indistinct et de l’inexprimé. Ces pensées, ces idées privilégiées, dit encore le mathématicien, ce sont celles qui répondent au « sentiment de la beauté mathématique, de l’harmonie des nombres et des formes, de l’élégance géométrique ». Et Henri Poincaré conclut : « Les combinaisons utiles, ce sont précisément les plus belles, celles qui peuvent le mieux charmer cette sensibilité spéciale que connaissent tous les vrais mathématiciens... »
Plus récemment, notre confrère Lichnerowicz, de l’Académie des Sciences, a repris les mêmes idées, presque dans les mêmes termes : « Quelle que soit son inspiration, dit-il, le mathématicien créateur crée et juge à l’aide d’une sensibilité mathématique analogue à la sensibilité musicale ou picturale ; il se montre plus artiste que savant. Il discourt avec lui-même, rarement avec un autre, au moyen d’un « auto-discours », profondément différent des discours de communication. C’est un discours moins abstrait, porteur et générateur d’intuition créatrice, un discours de « type poétique ».
Nous retrouvons ici Guillaume Apollinaire. Pour lui, sont poètes tous ceux « dont la lutte tend à ouvrir des vues nouvelles sur l’univers, extérieur et intérieur ».
Je ne le suivrai pas jusqu’à vouloir soumettre à la juridiction de l’Académie française les chercheurs qui sont la gloire des autres Académies, mais je pense, avec Jean Cocteau, que la poésie ne se limite pas au métier des vers, que Braque est un poète de la peinture, Stravinsky un poète de la musique et que Einstein, Niels Bohr ou Louis de Broglie sont les poètes de la physique moderne.
Je pense surtout qu’il n’est aucun créateur, quelle que soit la nature de sa création, qui ne se sache habité par l’Ange, qui ne sente en lui les affres de l’enfantement.
Je suis sûr que vous tous, qui êtes ici parce que vous avez créé, vous avez été souvent réveillés, dans votre nuit, par la douleur annonciatrice d’une prochaine naissance ; que vous tous savez que notre esprit est un iceberg, dont les neuf dixièmes sont au-dessous de la ligne de flottaison et que c’est là, dans les profondeurs obscures, que s’élabore, en vous et par vous, le poème qui, lentement, émergera, tel un radieux soleil, de l’âpre nuit où vous combattez.
Ce sera la gloire de Jean Cocteau que d’avoir rendu au mot « poésie », son sens littéral, en prouvant qu’elle n’est jamais imitation, mais création et que tous les vrais créateurs, écrivains, peintres, sculpteurs, musiciens, architectes, mathématiciens, physiciens et même, permettez-moi de le dire, juristes, économistes ou financiers, sont des poètes, que « le poème n’est pas un automate en qui quelque magicien fixe une seule pensée, mais un organisme apte à mettre au monde des significations, que ces significations sont innombrables, qu’elles échappent aux ouvriers du Temple et que le Temple seul pourrait leur révéler le secret final de leur besogne ».
Cet enseignement domine toute l’œuvre de mon prédécesseur et la marque du sceau du génie. Il explique l’Orphée mort que Jean Cocteau, mourant, dessine sur une voûte obscure du Cap d’Ail en le signant, au-dessus de son monogramme étoilé, de la devise prophétique : « Je reste avec vous. »
Les mêmes mots sont gravés sur l’humble dalle qui couvre, dans la chapelle de Saint-Blaise-des-Simples, à Milly ; la dépouille mortelle du poète.
Cocteau restera avec nous, parce qu’il fut la poésie sur la terre et parce que, si elle nous quittait, l’homme, guéri de l’angoisse créatrice, devenu insensible à la beauté, perdrait à jamais, irrémédiablement, la nature humaine.